Contributions : Analyses : Lettres à tous les collègues de Lettres (P.Raïtchef)


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Lettre à tous les collègues de Lettres
Paul Raïtcheff,
Professeur de Lettres


Aux collègues de lettres et d'autres disciplines

Professeur de "Lettres Modernes" depuis 25 ans, non syndiqué, je participe, une fois de plus, aux actions menées contre une politique éducative qui me paraît aller à l'opposé de l'intérêt des élèves et des personnels enseignants. Nous sommes nombreux à faire de même, et ce texte se veut une contribution aux nombreuses analyses que l'on peut lire aujourd'hui.
Nous avons tous compris -ou presque — que ce qui se joue actuellement est sans commune mesure avec les atteintes précédentes portées à l'Education Nationale, et ne peut se résoudre dans la seule obtention de postes supplémentaires, revendication trop souvent considérée comme primordiale.
Ce qui est programmé aujourd'hui est un processus de démantèlement de l' Education Nationale en tant que Service Public. Plusieurs textes récents l'ont démontré plus exhaustivement que je ne le résumerai ici : parce qu'elle est trop centralisée, trop coûteuse et qu'elle dispense des contenus trop éloignés des besoins fondamentaux des entreprises, l ' Education Nationale doit éclater.
S L'annualisation du temps de travail, l'augmentation des horaires, la précarisation des emplois sont les premières étapes de la liquidation du corps enseignant tel que nous l'avons connu pendant des décennies.
S Les prochains horaires et programmes qui signent la condamnation à court terme des disciplines "inutiles" en termes de savoir-faire professionnel : langues 2, histoire - géographie, philo ; qui réduisent par ailleurs le français, les maths, la physique, la SVT, la langue 1 au rang d'outils de ces savoir-faire, définissent les orientations de demain : les établissements scolaires vont être assimilés à des établissements de formation.
Cette réforme est donc la dernière étape en date d’un processus entrepris depuis de nombreuses années, à l'image des appellations contrôlées qui se sont succédé : nos aînés eurent en charge " l ' instruction publique" ; nous avons eu celle de l ' Education nationale ; nos successeurs auront donc celle de la formation.

S’y opposer est-il le signe d’une difficulté personnelle à passer d'un système à l'autre ? Est-ce que, enseignant vieillissant puisqu ' ayant atteint la cinquantaine, je ne suis nourri que de tous les passéimes, de toutes les nostalgies d'un temps qui m'a dépassé ? M'en défendre serait m'en accuser moi-même et là n'est pas l'essentiel du propos.
Ce qui est plus grave, c'est que la réforme actuelle, en voulant faire de l'école un lieu de formation, en fait un lieu de "désinstruction", de " déculturation " .

Nous savons que la formation a pour finalité l’acquisition par l’apprenant de savoirs et de savoir-faire précis, en vue d’une utilisation spécifique. Il s’agit de réussir ce que l’on produit grâce à ce que l’on a appris. Elle est donc assurément nécessaire en vue d’une insertion professionnelle.
L’éducation, quant à elle, a pour objectif l’appropriation de connaissances susceptibles d’agir en termes de " savoir-être ". Il s’agit ici d'être soi, grâce à ce que l’on pense. Or, il se trouve que les outils de la pensée sont ceux que l’Education Nationale s’était initialement donnée pour mission d'enseigner à tous : sciences, sciences humaines, langues, lettres.
Ce fut au départ une volonté politique républicaine qui supposait des moyens qui ont été pendant des décennies, l'objet de litiges, de conflits.
La nouveauté qui apparaît clairement aujourd'hui, c'est que la volonté politique elle-même a changé de cap, malgré les discours officiels, les pseudo engagements plur. - annuels réitérés grands renforts d’envolées médiatiques aussi souvent médiocres que sans lendemain.

Mais ne soyons pas naïfs. Cette déculturation est entreprise depuis de nombreuses années, et les professeurs de Lettres en sont les premiers témoins.
La déculturation, c’est tout d’abord une disparition progressive des outils d’accès à la culture : maîtrise de la lecture, de l’expression écrite et orale. Les statistiques, depuis la fin de l’école primaire jusqu ’ en lycée ont toutes un point commun : elles font état d'un pourcentage élevé, voire croissant depuis une dizaine d’années, d’élèves dans l’incapacité de " comprendre " un texte et d’en produire un. Cela s'appelle l' illettrisme. Cela jette dans la vie active un adulte sur deux ou presque qui rencontrera des difficultés avec l'écrit. Les instances dirigeantes de l'Education Nationale ne l'ont jamais ignoré, la commission des programmes de Lycée invite chaque année un peu plus les enseignants de Lettres à enseigner le Français langue écrite et orale autant et presque plus que la littérature.
Cette perte de maîtrise de l’expression a pour conséquence directe d’appauvrir les capacités de réflexion. A la différence de la communication orale, qui peut se suffire d'une langue approximative, voire se passer totalement de la langue, l’expression écrite ou orale suppose une construction du discours qui sera d’autant plus efficace que les compétences lexicales, syntaxiques et stylistiques seront développées. Soutenir une opinion, en réfuter une, sont des capacités qui résultent d'apprentissages précis et complexes. Il est significatif de constater que l'indigence croissante des capacités argumentatives des élèves conduit le ministère à supprimer la dissertation et le commentaire littéraire, plutôt qu'à repenser les contenus d'enseignement en faveur d'un renforcement de ces apprentissages. On peut regretter ou non la dissertation littéraire. On ne peut pas ne pas regretter la disparition des capacités de réflexion sur lesquelles elle reposait.
La perte ou la diminution des capacités réflexives n’est pas sans conséquences à son tour. Elle appauvrit la sensibilité des individus, leur capacité à la développer, à se construire une identité par elle. Du bien-être au bonheur, de l'indifférence à la xénophobie, il y a des états distincts dont la connaissance affine les comportements. La littérature française ou étrangère, contemporaine ou ancienne, est le lieu de toutes les rencontres parce que le lieu de toutes les sensibilités. Ne plus l'enseigner, c'est à dire ne plus permettre aux élèves de tracer leurs propres chemins vers leur propre vie d'adulte, la faire parcourir vaguement et à vive allure ainsi qu'on nous y invite, relève du mépris, mépris des élèves, mépris de leur humanisation possible, qu'on appelait autrefois humanisme.
Certes, il n'est pas nécessaire de connaître le latin pour aller au Mac Donald. Ne pas connaître Madame Bovary n'empêche pas de vendre des cacahuètes ni de surfer sur le web…
Mais à un moment où l'on s'interroge sur la violence à l'école, sur la délinquance dans les banlieues, sur l'incivisme, sur l'absence de citoyenneté, il est pour le moins symptomatique qu'un gouvernement, de gauche qui plus est, projette de priver les générations à venir des moyens intellectuels qui leur permettraient d'y faire face. Curieuse évolution entre Victor Hugo qui s'écriait au siècle précédent : "ouvrez des écoles, vous fermerez des prisons" et un gouvernement qui à l'aube du XXI ème siècle ferme des écoles pour ouvrir des prisons.
Bien au-delà des heures et des postes, certainement nécessaires et demandés, c’est la définition des contenus d’enseignement et la qualité des objectifs qu’on leur fixe qui sont à repenser et à imposer.

Sous peine d'y perdre bien plus que quelques jours de vacances, que je regrette néanmoins beaucoup d'avoir perdus.

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