Le Monde diplomatique
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> SEPTEMBRE 1999     > Page 32

 


Quand le bac sacrifie l'histoire

« Finalement, nous aurions mieux fait de nous défendre. Quand ça ? Et comment ? Facile à dire, avant ! » (Le Naufrage du Titanic, Hans-Magnus Enzensberger)

 

Par BERNARD CHAMBAZ
Professeur d'histoire et écrivain. Auteur, entre autres , du Pardon aux oiseaux, Le Seuil, Paris, 1999.


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L'HISTOIRE du Titanic (pour prendre un exemple qui ne devrait échapper à personne, ni aux élèves ni aux sous-officiers de la rue de Grenelle) nous a appris qu'il y a des naufrages qu'on n'a pas vraiment le temps de voir venir. Pour autant, les exemples ne manquent pas de désastres annoncés : pas besoin du signe exceptionnel d'une comète pour deviner la défaite de la Berezina ou l'armistice du 22 juin 1940.

En l'occurrence, la conception de la nouvelle épreuve d'histoire-géographie du baccalauréat avait été rendue publique par une circulaire officielle de l'automne 1997. Un soupçon de vigilance aurait permis de la voir débarquer avant la rentrée de septembre 1998. Mais, de toute façon, il était difficile d'imaginer qu'on pût en arriver là. Et, là encore, l'incrédulité empêchait d'en percevoir aussitôt la gravité. Nous avons préparé tant bien que mal les élèves : et même le bien (c'est- à-dire le récit et l'intrigue de cette seconde moitié du XXe siècle) était rongé par le mal d'une course éperdue pour (ne pas) boucler le fameux programme. Et puis le bac est arrivé et - à peu près en même temps - un document rose : « Critères et conseils de correction... ». Alors nous nous sommes retrouvés comme les bons vieux Gaulois - le ciel nous était tombé sur la tête. Un peu douloureux, pour nous, mais surtout très malheureux pour les générations d'élèves qui auront à se dépatouiller de ces débris.

Des bêtises à deux sous

DONC : l'histoire n'est plus considérée comme une matière de « connaissances » - ce qui laisse pantois, sans même entrer dans des considérations historiographiques où la lecture de quelques textes, de l'historien Charles Seignobos au philosophe Jacques Rancière, serait la bienvenue -, mais une matière d' « informations ». Le grand mot est lâché : les cent copies que chaque enseignant corrigera en confirmeront l'aspect fâcheux. Parallèlement, l'enseignement du français est promu au rang de « communication » : même les Précieuses ridicules et Bouvard et Pécuchet n'y avaient pas songé. Information/communication, tout est dit. En regard, les bêtises à deux sous feraient sourire : on rappelle, en toutes lettres, aux professeurs qu'ils en savent davantage que les élèves et qu'ils ne doivent pas exiger l'exhaustivité ; on croit rêver ! Il faudra nous expliquer ce qu'est l'exhaustivité à propos du régime de Vichy ou du modèle américain.

L'heure n'est plus à la dissertation, révoquée pour cause de rhétorique et de scolastique. Une composition la remplace - pourquoi pas ? -, et il n'y a pas de corrigé type - mais, sérieusement, quand y en a-t-il eu sauf dans l'esprit de pédagogues et d'historiens étroits ? Sans compter que le document rose donne encore cette précision : les élèves devront « répondre au sujet ». Certes, tout le monde n'est pas obligé, comme Descartes, de chevaucher des jours entiers à travers les forêts orientales et de se geler les os pour établir les principes d'une méthode rigoureuse, mais, tout de même, il n'est pas interdit d'espérer transmettre les outils d'un travail également fondé sur l'enchaînement d'une pensée et l'exercice du doute. On ne regrettera pas nécessairement le bon vieux temps, celui de nos maîtres, rappelez-vous la première page de l' Heptameron, quand le jeune Lucien Febvre composait au lycée de Nancy : « Dites tout ce que vous savez sur Charlemagne ou sur le calcaire, que le vinaigre doit fondre, s'il refuse il a tort. » Cependant, on n'est pas tenu d'abdiquer toute ambition intellectuelle.

Alors, les sujets du bac 1999 : deux sujets de composition (le modèle américain invitant les candidats à un devoir de géopolitique où la chronologie des événements devient un luxe, la politique extérieure française étrangement difficile à traiter) ; une étude de documents, sur le régime de Vichy. Les candidats doivent d'abord présenter les documents (ce qui, à défaut d'être neuf, semble en effet judicieux). Mais la question est bancale et induit des éléments de réponse confus : ainsi le message du maréchal Pétain se métamorphose-t-il en texte de Pierre Milza ; ainsi Oberg et Laval sont-ils exhaussés en M. Oberg et M. Laval comme au journal télévisé ; ainsi le document 1 est-il un texte de « type informatif ». Ensuite, les candidats doivent faire un tableau où « regrouper les [informations] par thèmes » : ainsi on coche des cases, parfois avec des croix, parfois avec des mots (jamais avec des phrases) ; parmi les thèmes proposés par les candidats, on a pu repérer l'impayable « aspects positifs/aspects négatifs », où naturellement l'armistice apparaît positif ; un thème « régime critiquable », qui fait la part belle à deux autres thèmes où Vichy devient une entité insignifiante ; un royal « atouts/limites », sorti tout droit des plans bateau pour devoirs de géographie, qui viendrait confirmer, s'il en était besoin, la dérive de l'épreuve sinon de la conception des programmes ; par ailleurs, la paraphrase revient, renforcée. Enfin, en 300 mots, l'exercice de synthèse représente le contraire de l'organisation d'une pensée.

Quant à la géographie, qui a aussi ses lettres de noblesse, elle est réduite à un prétendu exercice de cartographie. Le bachotage est encouragé, le seul commentaire conseillé consiste à expliquer que le jaune (ou le rouge), « couleur chaude, a été choisi pour représenter le dynamisme de l'Allemagne » (environ deux copies sur trois). Et le moins grave n'est pas la démagogie, l'espèce de leurre agité devant les élèves, voyons, comme ça vous ne serez plus écrasés par un « empilement de connaissances » (quand le mot apparaît, on en saisit aussitôt le sens) ; voire, vous pouvez « vous essayer à la recherche critique ». A quand l'épreuve « dossier-étude de cas » ? Type : la vie quotidienne des Kosovars à l'époque de BHL.

Jamais nous n'avions, en trente ans d'enseignement, dit ni considéré que le niveau avait baissé. Aujourd'hui, force nous est de le constater. D'un coup, le niveau a été baissé ; niveau d'exigence, quantité de travail ? La première et la plus évidente conséquence, c'est que le fossé se creusera entre l'enseignement secondaire et l'enseignement supérieur. La seconde, c'est que les élèves n'auront plus le temps d'entendre parler (pour en rester à Vichy) du récit Les Naufragés et les Rescapés, de Primo Levi, ni du roman Dora Bruder, de Patrick Modiano. A moins qu'ils n'appartiennent à une classe (un milieu) favorisée.

La façade des valeurs démocratiquesLE doyen de l'inspection d'histoire peut prétendre s'appuyer sur Lucien Febvre, il le trahit, sauf quand il écrit (dans un numéro de Sciences humaines, septembre 1997) : « L'enseignement de l'histoire participe, en insistant sur la lecture et l'écriture, à l'apprentissage de la maîtrise de la langue. » Certes, cette année, le tirage au sort a bien fait les choses : l'histoire a été la majeure. Si d'aventure le tirage au sort en faisait la mineure, le candidat ne devrait pas rédiger plus d'une page : quelle misère pour couronner trois années de lycée ; la portion aussi congrue en section scientifique qu'en section littéraire, ce qui n'est pas une consolation. Et on voudrait que nous en soyons heureux.

Qu'il faille une réforme des lycées et qu'elle doive être démocratique, oui. C'est même le reproche qu'on peut adresser au ministre : celui d'avoir gâché - par des décisions hâtives et des propos inconsidérés - la possibilité de cette réforme. Et si l'on réfléchit un peu, si l'on essaie de comprendre le sens de ce projet pour le XXIe siècle, l'année même où l'euro caracole (comme il peut) sur les marchés financiers, on ne peut s'empêcher de redouter une évolution libérale : la façade des valeurs démocratiques et la réalité d'un peuple informé (voire connecté) dans des normes forcément impeccables (Francis Fukuyama, le thème de la fin de l'histoire, le péché originel disparu de l'horizon, le meilleur des mondes possibles enfin advenu). Somme toute, Orwell n'est pas si loin. Ce n'est pas le dernier paradoxe.

BERNARD CHAMBAZ.



 


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