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" Il faut des hommes derrière les ordinateurs "



Interview

Depuis qu'il est arrivé à la tête du ministère de l'éducation nationale, en avril 2000, Jack Lang poursuit la politique lancée par son prédécesseur, Claude Allègre, en matière de nouvelles technologies, tout en défendant l'idée que l'école doit rester un " foyer de résistance culturelle ".

Edition du mercredi 26 septembre 2001


Jacques Gras / Editing
En avril dernier, le centre pour la recherche et l'innovation dans l'enseignement de l'ocde vous a remis, ainsi qu'à vos homologues étrangers, six scénarios pour l'école de demain. deux d'entre eux insistent sur le fait que le développement des technologies de l'information et de la communication (tic) favorise un " dé mantèle ment " des systèmes scolaires actuels et estiment que, dans quinze à vingt ans, les écoles publiques ne subsisteront que " pour les exclus du numérique " et courront le risque de se transformer en " dépotoirs ". jugées " plausibles " par les experts de l'ocde, ces évolutions ne vous paraissent-elles pas plutôt tenir du scénario catastrophe ?

Le démantèlement du système scolaire que vous évoquez ne me semble pas plausible. Certes, les technologies de l'information et de la communication modifient la façon d'enseigner et permettent de donner accès à des ressources éducatives en dehors de l'école traditionnelle. Mais si le rôle du maître évolue, sa présence reste indispensable pour guider et orienter l'élève. C'est à lui de développer l'esprit critique des jeunes. Un ordinateur seul n'enseigne pas. En outre, l'école publique gardera une mission incontournable de socialisation et de rencontre qui implique une présence physique dans l'école et qui va bien au-delà du simple enseignement des disciplines. Nos concitoyens et tous les parents d'élèves y sont particulièrement attachés.Enfin, le scénario catastrophe que vous évoquez fait abstraction de tous les efforts que nous avons engagés pour moderniser notre système éducatif et pour faire entrer le multimédia et Internet à l'école. C'est en fait l'inverse qui se produit : l'école devient le lieu privilégié où l'on se familiarise avec l'informatique et où l'on peut avoir accès, sous la conduite d'un enseignant, à toute la diversité d'Internet.

Depuis quatre ans et le " discours d'Hourtin ", le ministère de l'éducation nationale a engagé un vaste chantier et consenti de lourds investissements en matière de technologies de l'information et de la communication : du raccordement des établissements à Internet à la construction d'un espace numérique d'éducation. Est-ce à dire que nous sommes face à une révolution en matière d'éducation ?

C'est en tout cas une évolution indéniable. A Hourtin, Lionel Jospin a fixé ses priorités pour faire rentrer la France dans la société de l'information : au premier rang de celles-ci, l'introduction des technologies de l'information et de la commu nication dans l'enseignement. Depuis, un plan ambitieux s'est mis en place et des efforts financiers et humains considérables ont été engagés. Cela reste une nécessité pour l'école, même compte tenu des difficultés de la nouvelle économie. Il faut former les générations futures à l'utilisation raisonnée de l'informatique, donner à tous les élèves, partout en France, les mêmes conditions d'accès aux ressources multimédias, moderniser l'enseignement et enrichir la pédagogie.Depuis le discours du premier ministre à Hourtin, notre action a eu des résultats concrets pour l'équipement informatique, la connexion à Internet des établissements et la formation des enseignants. Nos priorités ont maintenant été ajustées pour développer l'usage et mettre de nouvelles ressources multimédias à disposition des élèves et des professeurs.

On reproche au système éducatif français d'être trop rigide, à l'école d'être trop cloisonnée (votre prédécesseur parlait de " sanctuaire ") et à l'éducation de masse de ne pas savoir s'adapter aux besoins individuels... Pensez-vous que les TIC en général et Internet en particulier - qui faciliteraient un apprentissage plus autonome et tout au long de la vie - soient une solution à ces maux de l'enseignement ?

Les technologies de l'information et de la communication permettent effectivement un apprentissage plus autonome, notamment grâce à certains outils comme les logiciels d'autoformation ou d'autoévaluation. Mais l'apport le plus précieux des TIC concerne la différenciation de la pédagogie suivant les élèves. Elles permettent en effet à l'enseignant de suivre chacun de ses élèves. Imaginons par exemple une scène de classe habituelle. Le professeur pose une question, un élève lève le doigt et répond. L'enseignant n'a pu tester que sur un seul élève si sa leçon a été bien comprise. Avec l'informatique, tous ses élèves pourront répondre sur leur ordinateur en réseau et le professeur saura qui a compris et qui a encore besoin d'explications. Ce n'est qu'un exemple et l'on peut en imaginer bien d'autres. Cela ne veut pas dire pour autant que les TIC sont une solution à tous les problèmes, mais elles permettent des progrès considérables au service d'une plus grande individualisation et d'une valorisation des compétences des maîtres, qui sont soulagés des tâches les plus répétitives.

Le marché mondial de l'éducation à distance est estimé à 90 milliards de dollars en 2003 et aiguise les appétits des industriels. Les start-up se multiplient qui proposent des services d'enseignement en ligne, et les grands groupes de communication, à l'instar de Vivendi en France avec son portail education.com, se positionnent comme de nouveaux acteurs éducatifs. Ne craignez-vous pas que, sous l'essor des technologies de l'information, l'éducation ne devienne un service marchand comme un autre et le système éducatif - de service public - français ne soit sérieusement menacé ?

On m'interroge très souvent sur ce sujet. Je crois en réalité qu'il faut distinguer le supérieur et le scolaire. Dans l'enseignement su périeur, il y a effectivement une concurrence internationale qui nécessite que nous modernisions nos universités et que nous mettions en avant l'excellence de nos formations sur la scène mondiale.Dans l'enseignement scolaire, il s'agit plutôt d'offres privées d'accompagnement et de soutien scolaire. Cela a toujours existé, mais l'avènement d'Internet a amplifié ce phénomène. Il faut donc que l'éducation nationale, elle-même, fasse preuve d'innovation. C'est le sens des évolutions que j'ai engagées dans notre système éducatif : la généralisation de l'usage des TIC, la réforme de la formation des enseignants qui insistera sur la pédagogie et l'innovation, une plus grande liberté pédagogique, une incitation à l'innovation dans tous les domaines.J'ajoute que toute la communauté éducative est attachée aux valeurs de l'école laïque, républicaine " à la française ", et qu'elle veille au respect de la neutralité idéologique et commerciale de nos écoles. Cette volonté de modernisation autour des innovations pédagogiques et ce souci de respect de nos valeurs mettent le service public français d'éducation à l'abri des menaces que vous signalez. Mais il faut rester vigilant et anticiper les transformations.

Vous avez récemment déclaré que l'école devait être un " foyer de résistance culturelle ". Or une autre conséquence de l'introduction des technologies de l'information dans l'éducation est la mondialisation de celle-ci. Alors que 80 % des logiciels éducatifs viennent des Etats-Unis et que de nombreuses universités américaines - à commencer par le Massachusetts Institute of Technology (MIT), qui va mettre certains de ses cours en accès libre sur le Réseau - recrutent dé sormais leurs étudiants-clients dans le monde entier, ne peut-on pas craindre une standardisation et une américanisation de l'enseignement ?

Concernant les logiciels éducatifs, conjointement avec les ministères de la recherche, de l'industrie et de la culture et de la communication, nous menons une politique de soutien à la production et à la diffusion. Il n'y a aucune raison pour que les produits français ne soient pas aussi intéressants que les logiciels américains. Encore faut-il se donner les moyens d'une réelle politique culturelle sur ces sujets. C'est ce que nous faisons.J'ajoute que le projet de " villa de l'éducation ", dont l'installation à Grenoble est décidée, a justement pour objectif de favoriser l'innovation européenne en matière de multimédia éducatif. Nous aurons ainsi en Europe une sorte d'équivalent du Media Lab du MIT. Dans l'enseignement supérieur, le risque d'une hégémonie américaine est réel avec des universités qui recrutent largement dans le monde entier. Nous n'avons pas d'autres choix que de proposer une formation d'excellence qui puisse rivaliser sans complexe avec les formations d'outre-Atlantique.

La France et l'Europe ont-elles les moyens de lutter contre cette hégémonie américaine et avec quelles armes ? Le programme de création de " campus numériques " s'inscrit-t-il dans cette stratégie ?

On a beaucoup parlé du projet du MIT de mettre gratuitement des cours en ligne. Il ne faut cependant pas oublier qu'en matière d'enseignement à distance, le plus important résidera dans les services qui s'ajouteront à ces contenus. C'est-à-dire dans le tutorat, dans le suivi de l'étudiant, et dans son accompagnement par les professeurs. En d'autres termes l'étudiant à distance ne doit pas être laissé seul, mais au contraire être en permanence en contact avec ses enseignants, ou ses condisciples.Tout cela nécessite des moyens humains. Il faut des hommes derrière les ordinateurs. Le programme de " campus numériques " s'inscrit précisément dans cette perspective. A travers deux appels d'offres, le ministère a engagé les universités françaises à proposer des formations à distance. Plus de 90 projets sont actuellement en gestation, et certains vont démarrer dès la rentrée universitaire prochaine. L'effort des universités porte essentiellement sur l'accompagnement en ligne des étudiants.Enfin, il me semble également illusoire de penser que toute la formation se fera à distance. L'enseignement " présentiel ", c'est-à-dire où les étudiants et les enseignants seront présents, restera indispensable. C'est dans un complément " présentiel - à distance " que vont se dessiner les futurs modes d'enseignement.

Propos recueillis par Stéphane Mandard

 

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