|
Il parle vite mais
précis, avec la distinction du grand spécialiste qui traite chaque syllabe
comme une vieille amie. Lui demander combien de langues il maîtrise est
une faute de goût qui blesse sa modestie. Quelques dizaines, vous
soufflera-t-on. En réalité, Claude Hagège, professeur au Collège de
France, auteur de livres érudits, dont ce nouveau Halte à la mort des
langues, est à l'aise presque partout sur la planète linguistique. Quand
il était tout petit, à Tunis, cette Babel moderne, il s'est passionné pour
les mots, les phrases et les signes. Il l'est toujours. Si, pour l'enfant
d'autrefois, les langues semblaient des énigmes, elles sont, pour le
linguiste d'aujourd'hui, autant d'histoires
d'amour
Une vieille dame de 94 ans est morte
en 1987, à Pala, en Californie. Elle était la dernière à connaître le
cupeño. Plus personne ne parle cette vieille langue nord-américaine. Fini,
donc, le cupeño. Mais aussi le matipú, l'amapá, le sikiana... Terminés
l'apiakà, le koiari, le yimas... Oubliés le yugh, le palaung, le bahnar...
Les vieillards s'en vont, les langues aussi. La moitié des 5 000
langues actuelles auront disparu dans un siècle, emportées par la grande machine
à communiquer. Et après? Que nous importe, finalement, qu'on ne parle
plus le pataxó ou le nakrehé? Le linguiste Claude Hagège publie cette semaine un extraordinaire panorama de la planète des
langues, plaidoyer passionné pour leur survie ( Halte à la mort des langues, chez Odile Jacob).
Les langues, explique-t-il, sont un peu comme les espèces animales: elles
vivent, meurent, cèdent aux assauts des prédateurs. Ce ne sont pas
seulement des mots qui s'envolent avec chacune d'elles. C'est une
histoire, une mémoire, une manière de penser. Un peu de notre
humanité.
© Jean-Paul
Guilloteau/ L'Express
Claude Hagège,
professeur au Collège de France.
Vous êtes un chercheur
éminent, plutôt connu pour votre réserve et votre affabilité, et voilà que
vous vous emportez et criez à la disparition des langues dans le monde.
C'est si grave que ça?
Il existe aujourd'hui, dans le monde, environ 5 000 langues parlées. Une
langue disparaît tous les quinze jours! Vingt- cinq chaque année. Faites
le compte: dans un siècle, si rien n'est fait, nous aurons perdu la
moitié de notre patrimoine linguistique, et sans doute davantage à cause
de l'accélération due aux prodigieux moyens de communication. Ce
phénomène affecte les langues indonésiennes, néo-guinéennes et
africaines (plus de la moitié des 860 langues de
Papouasie-Nouvelle-Guinée sont en voie d'extinction, la moitié des 600
langues indonésiennes est moribonde), mais il concerne aussi les autres
langues de la planète, menacées par l'anglo-américain. C'est un
véritable cataclysme, qui se produit dans l'indifférence générale.
Je comprends que cela chagrine le linguiste que vous êtes. Mais en
quoi est-ce si important pour nous?
Une langue qui disparaît, ce ne sont pas seulement des textes qui se
perdent. C'est un pan entier de nos cultures qui tombe. Avec la langue
meurt une manière de comprendre la nature, de percevoir le monde, de le
mettre en mots. Avec elle disparaît une poésie, une façon de raisonner,
un mode de créativité. C'est donc d'un appauvrissement de l'intelligence
humaine qu'il est question. Prenez les langues dites «à classes», comme
les langues africaines, qui désignent les objets en les rangeant par
catégories: longs, ronds, comestibles, non comestibles, etc. Eh bien,
nous perdons ces précieuses classifications que l'esprit humain avait
conçues pour ordonner l'Univers, ainsi que la connaissance d'espèces
vivantes.
Comment meurt une langue?
ElClaude Hagège, professeur au Collège de France.
le est généralement la victime d'une autre langue dominante, propre à
ceux qui possèdent le pouvoir et l'argent ou s'imposent par l'armée, les
médias, l'école; cette autre langue dispose d'une hégémonie politique,
économique, sociale, et, surtout, elle a du prestige. En Inde, en
Afrique, nombre de langues qui ont pourtant résisté à la colonisation
sont aujourd'hui menacées par les grandes langues indiennes ou
africaines, comme le swahili, le peul (en Afrique centrale), le haoussa
(au Niger et au Cameroun) ou le ouolof (au Sénégal), particulièrement
dangereuses parce qu'elles ne sont pas suspectes d'être des langues de
l'étranger et possèdent le prestige des grandes langues africaines.
Il y a donc des langues prédatrices, en somme, qui dévorent les
autres.
Prédatrices, grâce à leur prestige. D'abord, il y a coexistence des
deux langues, celle du foyer et celle de la rue. C'est un bilinguisme
inégalitaire qui n'a rien à voir avec le bilinguisme des enfants de la
bonne bourgeoisie française qui vont étudier aux Etats-Unis. Vient un
moment où la langue tribale ne paie plus, ne valorise plus l'identité,
et on l'abandonne... Actuellement, beaucoup de langues en sont au premier
stade, encore vivantes, mais limitées au foyer. Parfois, la culture se
défend: en ex-Union soviétique, une ou deux langues caucasiennes ont
réussi à résister à la pression du russe et à se maintenir, dans une
situation de bilinguisme, mais c'est rare... Dans certaines tribus
africaines du Kénya, on perd sa langue en passant du statut de
chasseur-cueilleur à celui d'éleveur sédentaire: quand un
chasseur-cueilleur dahalo épouse une fille masai, population d'éleveurs,
ses enfants, élevés dans la famille masai, parlent la langue masai. Une
langue qui n'est plus parlée par les enfants est menacée. C'est ainsi
que disparaît petit à petit la diversité linguistique.
Celle-ci n'existait sans doute pas aux débuts de l'humanité. Les
anthropologues font l'hypothèse d'une langue mère dont toutes les
langues seraient dérivées.
Rechercher une langue originelle est une tentation contre laquelle je
m'insurge. Les langues sont tellement divergentes que, même en remontant
à l'Homo sapiens de - 40 000 ans, on trouverait déjà une
diversité linguistique. Les langues, au surplus, n'ont cessé d'évoluer.
La Renaissance, par exemple, quand le latin a cessé d'être la seule
langue écrite autorisée, fut une période de floraison: il devait y
avoir quelque 10 000 langues, le double d'aujourd'hui. Mais elle a été
immédiatement suivie par une phase de disparition massive, due,
notamment, à la colonisation européenne de l'Amérique. Les
missionnaires enseignaient aux Indiens que Dieu n'aimait pas les langues
indiennes, car celles-ci étaient diaboliques... Et, en Australie, pendant
tout le XIXe siècle, on arrachait les enfants aborigènes à leur
famille, pour les mettre dans des pensionnats carcéraux, afin qu'ils
n'utilisent plus que l'anglais. On a ainsi organisé sciemment
l'extinction de centaines de langues.
Mais ce ne fut pas toujours un assassinat. Parfois, les peuples ont
abandonné d'eux-mêmes leur vieille langue pour adopter celle qui leur
permettait d'accéder à la modernité.
Exactement. Ce fut par exemple le cas des Gaulois. Après la guerre des
Gaules, l'aristocratie gauloise rêvait de se romaniser au plus vite, et
les druides sont apparus comme de vieux clochards, des sorciers fous
dépouillés de leur prestige. Au bout de quelque temps, leur langue a
disparu. Dans le vocabulaire français, il ne reste qu'une centaine de
mots à l'origine gauloise avérée, comme «chêne», «braguette» (mot
gaulois romanisé qui voulait dire «petit pantalon»), des noms de lieu
tel «Lyon» (contraction du gaulois «Lugdunum»). Le gaulois, mais aussi
le thrace, l'illyrien, le dace, le celtibère ont ainsi été conduits à
l'extinction totale par la romanisation. Aujourd'hui, la situation est
presque comparable. Beaucoup de familles de la bourgeoisie, dans divers
pays du monde, ont adopté l'anglais comme langue de prestige. L'anglais
conduit les langues à l'extinction, comme le latin autrefois.
Vous parlez de «mort», de «disparition»... Comme si les langues
étaient des espèces vivantes.
Cette métaphore, empruntée au vitalisme du XIXe siècle, a ses limites.
Contrairement aux espèces vivantes, les langues peuvent ressusciter. Le
grand Saussure, père fondateur de notre linguistique moderne, distinguait
à juste titre entre la langue et la parole. La parole meurt, mais pas la
langue, du moins si, par chance, il existe une littérature écrite. Pour
l'acadien, le sumérien, le copte, le chinois confucéen, le hittite, les
langues anciennes d'Asie Mineure, on dispose d'inscriptions sur stèles ou
de tablettes d'argile qui ont permis de construire des grammaires et de
conserver la trace de ces langues au-delà de l'extinction de la parole.
Il suffirait donc de les réveiller, comme la Belle au bois dormant.
Malheureusement, les langues qui disparaissent en ce moment sont pour la
plupart celles de sociétés tribales de tradition orale. Par exemple, il
existe des langues à tons, dans lesquelles la hauteur musicale, la
mélodie, change le sens des mots. Voilà pourquoi nous, linguistes,
allons sur le terrain interroger les derniers vieillards qui peuvent
encore balbutier les restes d'une langue, alors que les autres sont
passés à l'anglais, à l'espagnol ou au français. Ecrire une grammaire,
un dictionnaire, c'est la seule manière de sauver une langue. Mais cela
ne suffit pas: pour qu'elle se parle derechef, il faut aussi une vraie
volonté, un vrai désir de la communauté.
© Jean-Paul
Guilloteau/ L'Express
Y a-t-il des exemples où ce désir s'est exercé?
Le plus spectaculaire, c'est, bien sûr, l'hébreu. Dans les années
1920-1925, il était mort depuis 2 520 ans. Depuis que Nabuchodonosor II
avait exilé les juifs à Babylone, six cents ans avant la naissance de
Jésus-Christ, même celui-ci, Yeochoua de Nazareth, parlait araméen,
comme tous les juifs de son temps. En 1920, la diaspora parlait le
judéo-allemand ou yiddish, le judéo-espagnol ou judesmo. L'hébreu avait
perdu la parole, mais il imprégnait toujours la vie rituelle, puisqu'on
s'en servait comme langue liturgique. Grâce, notamment, à Ben Yehuda,
jeune juif russe, on est revenu à la langue des origines. Pourquoi? Parce
que l'on disposait d'une littérature énorme, de la Bible, bien sûr.
Mais aussi parce qu'une volonté gigantesque s'est manifestée, celle de
la survie, qui faisait face à la longue série de tentatives de
génocide, depuis Amalek jusqu'à Hitler. Si une société humaine veut
vraiment ressusciter sa langue, elle le peut. Mais, hélas! la
résurrection de l'arawak, de l'iroquois, de l'algonquin, toutes ces
belles langues d'Amérique que les Blancs ont conduites à la mort, serait
beaucoup plus difficile, car il existe peu de témoignages.
Paradoxalement, ce qui peut sauver les langues, c'est le réveil des
nationalismes.
Oui. Neuf fois sur dix, le nationalisme politique se double d'un
nationalisme linguistique. Après la Seconde Guerre mondiale, lors de la
partition de l'Inde et de la création du Pakistan, les gens se sont
battus de manière sanglante pour distinguer deux variantes de la même
langue: l'ourdou, la variante musulmane, et le hindi, la variante
brahmanique, qui sont aujourd'hui en passe de devenir deux langues
distinctes. Regardez les Croates: ils ne rêvent que de construire un
croate différent du serbe, en puisant dans les dialectes de Dubrovnik ou
d'ailleurs. Je crois pourtant qu'il y a un «bon» nationalisme, une
renaissance du sentiment identitaire, qui profite aux langues. Mais la
condition principale pour sauver les langues, notamment pour les pays
d'Europe face aux Etats-Unis, c'est la construction d'une puissance
économique. L'anglo-américain est envahissant parce qu'il est la langue
des pays les plus puissants. La vraie réponse à la question linguistique
est économique.
Rendre le corse obligatoire dans les écoles de l'île n'est pas une
réponse de ce type.
L'identité corse, vécue à travers la langue corse, est pour moi tout à
fait respectable. En revanche, l'enseignement obligatoire du corse par une
décision de la République me semble illusoire si cela ne correspond pas
à une véritable promotion économique de l'île. Surtout dans un pays
très jacobin comme la France. Souvenez-vous: en pleine Terreur, l'abbé
Grégoire condamne à mort les langues régionales. Car, à ce moment-là,
comme le dit Barrère, «le fanatisme parle basque, le fédéralisme et la
superstition parlent breton». Et c'est bien en vendéen, et non en
français, que les chouans combattent la République. La question des
langues en France est une question grave. Disons qu'une mesure jacobine en
faveur d'une langue régionale est pleine d'arrière-pensées...
Serait-ce la quête de vos origines qui vous a rendu si passionné des
langues?
Je le suis depuis mon enfance, à Tunis, l'ancienne Carthage, grand port
méditerranéen «babélisé» où se mélangeaient le français,
l'italien, l'arabe sous ses différentes formes, et bien d'autres langues.
A l'âge de 5 ans, au moment où je commençais à lire, j'ai vu dans une
vitrine un ouvrage dont la couverture comportait des signes magnifiques et
énigmatiques. J'ai compris qu'il s'agissait d'une écriture, j'étais
fasciné... C'étaient des caractères chinois. Mes parents m'ont offert
cet ouvrage, La Langue et l'écriture chinoise.
Curieuse occupation pour un si petit môme...
Je n'éprouvais pas le moindre intérêt pour les petits soldats ou les
trains électriques. Seuls m'intéressaient les livres qui décrivaient
les langues. A Tunis, j'allais spontanément vers les étrangers, au point
d'inquiéter ma mère, car il suffisait que l'on parle une langue
étrangère pour que l'on devienne à mes yeux quelqu'un d'inouï. Mes
parents ont fini par admettre qu'il s'agissait d'une monopassion. Je n'en
suis pas sorti, comme vous le voyez. C'est ma vie. J'ai appris les langues
par pur plaisir, avec des livres et des cassettes.
Combien en parlez-vous?
Quelques dizaines peut-être... Je ne compte pas. Quand j'entends une
langue, je peux la plupart du temps l'identifier. Si je ne la comprends
pas ou mal, j'éprouve une frustration effrayante. Pour moi, connaître
parfaitement une langue, c'est être capable de saisir des jeux de mots
débités sur un ton très rapide par des usagers natifs, et la parler
sans être identifié comme un étranger. Si on retient ces critères, le
nombre de vrais bilingues en anglais est plutôt réduit. Car,
contrairement à ce que l'on croit, l'anglais est une langue très
difficile.
Quand on vous écoute, on se demande si les langues n'ont pas une vie
à elles, qui finit par échapper aux hommes qui les ont créées.
Le génie humain fabrique des instruments qui ont leur existence propre.
Mais notre cerveau a assez peu évolué dans les cent mille dernières
années. Nous sommes plus proches des crocodiles que ne le croient les
intellectuels. Nous obéissons encore à notre cerveau limbique, qui
produit les guerres, les affrontements, les conflits de territoire, etc.
L'aptitude au langage est ce qui nous distingue des singes. Et nos langues
sont ce que nous avons de plus humain. C'est une bonne raison pour les
défendre, non?
|