UNIVERSITÉ PARIS 8
Formation doctorale Sciences de l'éducation

DOCUMENT STRICTEMENT RÉSERVÉ À L'USAGE PÉDAGOGIQUE INDIVIDUEL
REPRODUCTION ET DIFFUSION INTERDITES

Jean-Yves ROCHEX

 Chapitre du livre La scolarisation de la France (dir. Jean-Pierre Terrail), éditions La Dispute, 1997, p.123-140.
 

CHAPITRE VII

LES ZONES D'ÉDUCATION PRIORITAIRE :
UN BILAN DÉCEVANT CONTRE L'ÉCHEC SCOLAIRE

Inaugurée quelques semaines seulement après l'alternance de 1981, la politique des Zones d'Éducation Prioritaire (ZEP) se proposait de « contribuer à corriger l'inégalité sociale par le renforcement sélectif de l'action éducative dans les zones et les milieux sociaux où le taux d'échec scolaire est le plus élevé » , introduisant ainsi en France l'idée de "discrimination positive" qui vise, selon le mot d'ordre de l'époque, à « donner plus à ceux qui ont le moins ». Inspirée de précédents anglo-saxons, préconisant une approche globale de l'échec scolaire et l'élaboration de projets d'actions spécifiques à chaque zone considérée, qui associent agents scolaires et "partenaires" extérieurs du système éducatif, la politique ZEP est également le premier exemple français de "territorialisation" des politiques éducatives, problématique qui va progressivement s'élargir à l'ensemble des décisions politiques prises en matière d'éducation au cours des années 1980. Celles-ci font de l'adaptation de l'institution scolaire à la diversité et à la spécificité de ses "publics" la condition et le moyen de la démocratisation et posent le niveau local comme l'unité la plus pertinente de traitement des difficultés sociales et scolaires, d'élaboration de projets éducatifs adaptés à ces difficultés. Le rapprochement entre le niveau d'élaboration des politiques scolaires et les problèmes ou les populations concernés est postulé comme ne pouvant qu'aller dans le sens de la démocratisation de la réussite scolaire, de l'accès au savoir et à la culture, et de l'amélioration de l'efficacité de l'école. Un tel infléchissement des politiques scolaires publiques est donc censé remédier aux carences des politiques éducatives des années 1960-70, lesquelles, élaborées et pilotées au niveau étatique, exprimaient les luttes et contradictions sociales concernant la démocratisation en termes d'unification du système éducatif et de la culture qui y était dispensée, et d'égalité d'accès à cette culture et aux différents niveaux de ce système.

Une mise en œuvre diversifiée... qui ne va pas de soi

Depuis presque une quinzaine d'années, la politique ZEP a connu bien des hauts et des bas. A l'enthousiasme et aux engagements rencontrés chez ceux qui tenaient les ZEP pour "le laboratoire du changement social en éducation", ont fait suite, dès les années 1985-86, un certain désenchantement devant les difficultés rencontrées, et devant l'évolution des discours et des politiques, ministériels ou académiques, dans lesquels cette politique n'apparaissait plus comme prioritaire. En 1988, L. Jospin annonce la relance de cette politique, qui va dès lors être couplée avec la mise en œuvre des mesures constitutives de "la politique de la ville" : l'institution scolaire est par là sommée de prendre sa part du "traitement global" des multiples problèmes sociaux qui se concentrent et s'exacerbent dans les quartiers "en difficulté", voire de se porter en première ligne pour tisser ou retisser du lien social là où l'économique et le politique ne produisent plus guère que de l'«exclusion» et du caritatif. On peut d'ailleurs se demander si, ce faisant, la politique ZEP n'a pas implicitement changé d'objectif, passant d'une logique d'appui sur les ressources du quartier ou de la zone pour atteindre des objectifs de lutte contre l'échec et les inégalités scolaires, à une logique dans laquelle elle n'est plus pensée que comme le volet scolaire d'un dispositif global de gestion sociale des quartiers en difficulté. Quoi qu'il en soit, force est de constater que, alors qu'il a pu être associé à l'espoir du changement et à de fortes mobilisations, collectives et individuelles, le "label" ZEP ne l'est plus guère aujourd'hui, où il serait plutôt connoté avec l'extrême difficulté, voire l'impossibilité pour l'École d'assurer sa mission et pour les enseignants d'exercer leur activité professionnelle dans des quartiers et établissements que les médias présentent complaisamment sous les dehors les plus alarmistes.
Reste que, dès les premières années, la mise en place des ZEP s'est faite selon des modalités très diversifiées d'une zone ou d'une académie à l'autre, l'appel à l'initiative des "acteurs" ayant été très diversement relayé et entendu. Si bien qu'il est très difficile de dire quelle est la proportion des ZEP administrativement désignées dans lesquelles le "projet de zone" a réellement été le produit d'une dynamique de mobilisation et d'élaboration collectives. Nombre de travaux ont par ailleurs montré que les incitations nationales faisant du projet et du partenariat les maîtres-mots d'une action pédagogique et éducative adaptée aux difficultés et à l'hétérogénéité des élèves  donnaient lieu, de la part des "acteurs locaux" (élus, enseignants, responsables d'établissement, travailleurs sociaux, représentants d'associations de parents d'élèves, etc.), au déploiement de stratégies individuelles et collectives dont la convergence supposée était loin d'être avérée. La définition et la mise en œuvre d'une politique éducative locale mettent en présence des interprétations différentes des situations et de ce qu'il conviendrait de faire pour qu'elles s'améliorent, et voient s'affirmer et se confronter des points de vue, voire des intérêts particuliers qui ne se fondent pas ipso facto dans une définition locale de l'intérêt général, mais sont bien plus souvent source de malentendus, de désaccords et de conflits de légitimité, ou d'accusations réciproques plus ou moins voilées . Diversité de points de vue encore accrue par la diversification, particulièrement sensible à partir de 1989-90, des bailleurs de fonds, qui a vu s'ajouter à l'augmentation des moyens attribués aux écoles et établissements ZEP par leur ministère de tutelle ou par les collectivités locales, le soutien financier d'autres ministères (Ville, Jeunesse et Sports, Culture) et d'organismes publics ou semi-publics tels que le Fonds d'Action Sociale ou la Caisse des Dépôts et Consignations. En effet, à une dotation en postes non négligeable (quoique jugée insuffisante par les enseignants et les syndicats) dans les toutes premières années, s'est aujourd'hui ajoutée ou substituée une dotation consistant essentiellement en heures supplémentaires et en moyens financiers accordés aux actions et projets soutenus, voire impulsés par des "partenaires" de plus en plus nombreux et divers.

Une procédure qui a atteint sa cible

Environ 380 ZEP ont été désignées durant la période 1982-84, regroupant 6,5 % des écoles élémentaires et 8,5 % de leurs élèves, 10,5 % des collèges et des collégiens. Redéfinie dans les années 1990, la carte des ZEP compte aujourd'hui environ 550 ZEP, regroupant 9,6 % des écoles et 12,4 % de leurs élèves, 14,2 % des collèges et 14,9 % des collégiens. Les lycées professionnels et d'enseignement général et technologique sont peu nombreux à être réellement associés à cette politique, laquelle concerne donc essentiellement les segments du système éducatif liés à l'enseignement obligatoire. Si 11,3 % des élèves de l'enseignement public sont scolarisés en ZEP, cette proportion varie de 5,2 % dans l'académie de Rennes à 18,6 % dans celle de Rouen et 21,3 % dans celle de la Réunion. Proportionnellement plus nombreuses en milieux urbains, les ZEP n'en sont cependant pas l'apanage : à la rentrée 1994, 14,4 % des écoles et établissements ZEP étaient implantés dans des communes rurales, 11,4 % dans des agglomérations urbaines de moins de 20 000 habitants (contre respectivement 40,2 et 16,8 % de l'ensemble des écoles et établissements) ; 53,4 % étaient implantés dans des agglomérations urbaines de plus de 100 000 habitants (30,4 % de l'ensemble) .
Les écoles et établissements ZEP se caractérisent par une sur-représentation très forte des élèves d'origine populaire, et par une proportion très élevée d'élèves en retard par rapport à l'âge théorique aux différents niveaux du cursus, par des taux d'orientation vers l'enseignement long inférieurs aux moyennes nationales ou académiques. Le taux d'élèves étrangers y est en moyenne plus élevé qu'ailleurs (trois fois plus dans les écoles ZEP que dans les autres écoles). Reste que, si la plupart des écoles et établissements ZEP scolarisent une forte proportion d'élèves étrangers ou d'origine étrangère, ce n'est pas le cas général, et que ceux d'entre eux pour lesquels ce n'est pas le cas n'en connaissent pas moins un taux élevé d'enfants en difficulté scolaire grave. La composition sociale du recrutement des écoles et établissements ZEP semble avoir évolué défavorablement depuis le début des années 1980 : les élèves issus de familles d'inactifs (chômeurs, retraités ou invalides) y sont proportionnellement plus nombreux, de même que les élèves étrangers ou d'origine étrangère. Ces évolutions sont bien sûr à rapporter à une dégradation de la situation sociale et économique dans les quartiers urbains concernés, mais aussi à la hausse des "stratégies d'évitement" mises en œuvre par les familles les moins démunies pour que leurs enfants ne soient pas scolarisés dans des écoles et établissements dont le "label" ZEP leur apparaît stigmatisant, stratégies facilitées, particulièrement dans les collèges, par les politiques scolaires favorisant le libre choix de l'établissement par les familles.

Un bilan décevant et porteur d'interrogations

Au total donc, il semble que les procédures de désignation des ZEP aient bien atteint l'objectif visé, retenant quasi exclusivement des zones de réelles et importantes difficultés scolaires et sociales . Mais qu'en est-il des objectifs de démocratisation et d'amélioration significative des résultats scolaires des élèves les plus défavorisés, mis en avant en 1981 et réaffirmés en 1990 ? De ce point de vue, si les évaluations locales font apparaître une amélioration notable de la situation scolaire dans certaines ZEP ou certains établissements, le bilan d'ensemble est loin d'être à la hauteur des objectifs affichés. Ainsi les données nationales concernant les indicateurs de retard scolaire et d'orientation montrent-elles que les écarts entre la situation en ZEP et la situation hors ZEP n'ont pas ou guère diminué, mais que les améliorations d'ensemble s'observent dans les mêmes proportions en ZEP. En d'autres termes, loin de réduire les écarts, la politique ZEP aurait néanmoins contribué à faire qu'ils ne s'accroissent pas, alors que tout semble indiquer que la situation sociale et économique dans les quartiers urbains concernés se soit, elle, sensiblement dégradée. Quant aux données concernant les acquis scolaires, elles ne sont pas plus probantes. Ainsi les résultats des évaluations nationales en français et en mathématiques à l'entrée en CE 2 et en 6ème montrent-ils que, sur un maximum de 100, le score moyen des élèves de ZEP est inférieur de 8 à 10 points à celui des élèves hors ZEP et que la proportion d'élèves ne maîtrisant pas ou mal les compétences de base y est presque deux fois plus importante. Ces écarts se réduisent sans toutefois s'annuler lorsqu'on ne compare que les élèves de même origine sociale, scolarisés en ZEP et hors ZEP . De même, les données concernant les performances en mathématiques et en français obtenues au cours des deux premières années du collège montrent que la politique ZEP n'a pas réussi à « créer une situation où, en moyenne, les élèves scolarisés dans ces zones réussiraient mieux que leurs caractéristiques ne le laissent espérer. (…) En réalité, ils réussissent même un peu moins bien qu'ils ne réussiraient ailleurs » , l'écart étant plus grand pour les élèves qui étaient initialement en situation scolaire ou sociale difficile. En revanche, les effets de cette politique seraient positifs, quoique faibles, concernant les attitudes des élèves envers la scolarisation et la socialisation. L'ensemble de ces constats suggère « qu'il est peut-être plus facile, pour un collège ZEP, de faire mieux que les autres pour la progression "non cognitive" des élèves que pour leur progression "cognitive" » .
Certes de telles comparaisons ZEP - hors ZEP semblent devoir être relativisées pour tenir compte à la fois de la grande diversité de situations, sociales et scolaires, que recouvre le "label" ZEP, et de l'importante hétérogénéité des résultats scolaires qui y sont observés, lesquelles ne permettent pas de penser qu'il y ait en France un groupe d'écoles et d'établissements ZEP se distinguant nettement de leurs homologues hors ZEP. De même serait-il naïf de penser que la seule action de l'École puisse suffire à aller dans le sens de la démocratisation dans une société où les inégalités sociales ne cessent de se creuser. Pour autant, ne peut-on faire l'hypothèse que les raisons d'un bilan aussi décevant sont également à chercher, au moins pour une part, tant dans les représentations des "acteurs" de la politique ZEP, que dans le type même d'actions et de projets, dans les modes de redéfinition des activités et contenus d'enseignement qui y sont mis en œuvre, et qui s'avéreraient de fait moins démocratisants que ne le pensaient leurs promoteurs ?

Une logique d'actions,
argumentées en termes de "handicap socio-culturel"

L'ensemble des travaux portant sur les ZEP s'accordent sur un même constat : la mise en œuvre locale de cette politique y apparaît massivement sous-tendue par une logique d'actions bien plus que par une logique de projet ; les "acteurs" estimant qu'il serait intéressant et profitable de mettre en œuvre telle ou telle action argumentent a posteriori  pour justifier, légitimer l'action en question et, bien souvent, pour en obtenir le financement et/ou la reconnaissance institutionnelle . Constat qui amène D. Glasman à écrire que les projets de ZEP « peuvent aussi bien se lire comme une remontée de la réponse vers la question, autrement dit de l'action envisagée vers le problème auquel elle est censée apporter une solution. Au point (…) qu'on se demande parfois si ce n'est pas la réponse qui donne une existence légitime à la question, ou qui du moins détermine la façon de la poser » . Quant aux argumentaires ou aux analyses de situations mis en avant, ils apparaissent le plus souvent fondés sur des représentations très globalisantes qui portent les enseignants et travailleurs sociaux à percevoir et à penser les milieux populaires selon une optique unilatéralement déficitariste, et à expliquer les difficultés scolaires de leurs enfants en termes de "handicap socio-culturel", soit donc sur des représentations reposant plus ou moins explicitement sur une équivalence supposée entre les différents types de "pauvreté" (économique, culturelle, langagière, affective…) et sur l'équation simpliste selon laquelle les enfants de pauvres ne sauraient être que de pauvres enfants. Les élèves en difficulté sont ainsi dépeints comme cumulant de multiples déficits et soumis à de multiples tentations et influences néfastes. Quant à leurs familles, elles se désintéresseraient de la scolarité de leurs enfants, sur lesquels elles n'exerceraient plus aucune autorité ; il conviendrait donc de leur « rendre tout leur rôle d'éducateurs », de les aider, voire de les former à « mieux jouer leur rôle de parents ».
La nécessaire critique de la notion de "handicap socio-culturel" ne doit évidemment pas conduire à dire ou à penser que les difficultés économiques, sociales ou familiales de certains enfants n'auraient aucune part dans la production de leurs difficultés scolaires, mais simplement que celle-ci ne saurait être mise unilatéralement au seul compte de leur «milieu» social ou familial, sans que soit également interrogée la part qu'y prend l'institution scolaire. Pour autant, si la notion et la problématique du "handicap socio-culturel" apparaissent éminemment critiquables, ce ne saurait être au seul motif qu'elles dédouanent l'École, ses professionnels et leurs pratiques de toute responsabilité dans la production de l'échec scolaire. Elle le sont tout autant du point de vue même qui pourrait être le leur, visant à élucider en quoi les processus sociaux et (inter)subjectifs propres à l'univers familial contribuent à cette production, et ce parce qu'elle fait bon marché, non seulement de la diversité interne des catégories sociales ainsi caractérisées, mais aussi de l'hétérogénéité des différentes composantes de l'expérience sociale des élèves concernés et de leurs familles, qu'elle appréhende sur le seul registre du déficit, et bien souvent à partir d'une référence implicite aux seuls pratiques et habitus des classes moyennes. Ce faisant, elle constitue un obstacle majeur au nécessaire travail d'identification des difficultés propres à l'activité cognitive des élèves, à leurs modes d'apprentissage, à leur rapport à l'école et au savoir, difficultés que leur réduction généralisante au "milieu" socio-familial ne permet pas de spécifier. Elle le permet d'ailleurs d'autant moins qu'elle est parfois solidaire de représentations tout aussi généralisantes et indifférenciées des compétences, des activités et des processus cognitifs ou langagiers requis par l'appropriation des savoirs .

Les principaux types d'actions et projets

Au-delà de leur diversité apparente, les actions et projets mis en œuvre dans le cadre de la politique ZEP peuvent pour une très large part être regroupés sous quelques grandes catégories seulement. Actions visant à renforcer et favoriser les apprentissages, portant essentiellement sur la lecture-écriture et la maîtrise de la langue ; projets artistiques, culturels ou interculturels (dont la distinction avec les actions lecture est parfois délicate) ; dispositifs de "soutien scolaire", d'aide aux devoirs et au travail personnel, dans ou hors l'institution scolaire  ; actions visant à une meilleure "socialisation" des élèves, à l'amélioration du "climat" des écoles et établissements, à la prévention de la violence ou de l'absentéisme ; actions visant à une amélioration des rapports entre les familles et l'École : tels sont les cinq types d'actions et de projets de très loin les plus représentés, auxquels s'ajoutent, pour une moindre part, les actions et projets visant à améliorer tant la communication dans la ZEP que l'image de celle-ci, et ceux qui portent sur la création ou l'aménagement de locaux. En revanche, la culture scientifique et technique et les mathématiques ne sont au centre que d'un très petit nombre d'actions, de même que l'amélioration des conditions d'orientation et d'insertion professionnelle.
Bien des questions naissent de ces premiers repérages, ainsi que de l'analyse plus qualitative de la mise en œuvre des actions ainsi catégorisées et des argumentaires qui les accompagnent, questions dont les réponses ne sont cependant pas données d'avance et peuvent d'ailleurs varier sensiblement d'une école ou d'un site à l'autre. Ainsi ne peut-on manquer de s'interroger sur la très importante sur-représentation des actions centrées sur la lecture-écriture et les animations autour du livre, et des projets à dominante culturelle et artistique. Il convient sans nul doute d'y voir un effet des incitations officielles ou émanant des bailleurs de fonds, mais elle témoigne également de l'importance que leur accordent les enseignants et leurs "partenaires". De fait, leurs objectifs sont essentiels quant à l'avenir scolaire des élèves de ZEP. Mais d'autres objectifs, tenant par exemple à la culture scientifique et technique ou aux mathématiques, le sont tout autant, alors que — nous l'avons dit — ils demeurent extrêmement marginaux dans l'ensemble des actions étudiées, et que les résultats obtenus par les élèves de ZEP font apparaître des difficultés tout aussi importantes, voire plus, en mathématiques qu'en lecture. On peut dès lors se demander si la focalisation sur la lecture et les activités culturelles, pour légitimes que puissent être les actions ainsi mises en œuvre, ne contribue pas à occulter l'importance des difficultés cognitives rencontrées par les élèves dans d'autres domaines, d'autres disciplines qui, pour être moins en phase avec l'habitus et les pratiques sociales et culturelles des enseignants et "acteurs" de la ZEP, n'en pèsent pas moins d'un poids tout aussi décisif sur les apprentissages et la réussite scolaire.

Des projets culturels ludiques contre un quotidien scolaire ennuyeux ?

Nombreux sont les actions et projets ZEP visant à rendre les apprentissages "plus vrais", en les contextualisant, par exemple dans une "sortie", dans la publication d'un journal, la création d'un recueil de contes ou de poèmes, la réalisation d'un spectacle, d'une exposition, etc. Ces différentes "mises en situation", sous-tendues plus ou moins explicitement par une référence à la "pédagogie du projet" sont dans la très grande majorité des cas présentées ou postulées comme plus efficaces que les pédagogies dites "traditionnelles", que l'ordinaire de la classe, parce que plus motivantes, plus attractives pour les élèves. De fait elles se révèlent, dans bien des cas, plus efficaces pour faire que ceux-ci acceptent plus facilement d'entrer dans les activités qu'on leur propose, ce qui, évidemment, est loin d'être négligeable. Reste que l'on est souvent conduit, en étudiant leur argumentaire et leur réalisation, à constater que « tout se passe comme si les enseignants effectuaient une séparation stricte entre les activités scolaires considérées comme ennuyeuses par nature, et les activités de caractère plus ou moins ludique ou artistique mises en œuvre dans les projet » . Autant que la pertinence de ces projets, qui s'avère très variable d'une action ou d'un site à l'autre, c'est leur rapport à l'ordinaire de la classe et des apprentissages qui est ici en cause : sont-ils marginaux ou supplétifs par rapport à cet ordinaire auquel ils ne font alors que se juxtaposer (quand ils ne contribuent pas à le décrédibiliser), ou font-ils retour sur celui-ci pour en renforcer la pertinence, l'efficacité et la crédibilité ? N'ont-ils pas pour effet de toucher plus à la surface qu'au fond des choses, en rendant l'école plus accueillante pour que les élèves l'acceptent mieux, sans pour autant changer fondamentalement l'enseignement ?
La question mérite d'autant plus d'être posée que, si les productions et réalisations issues des projets sont, pour les enseignants un moyen de donner à voir une image valorisée de l'École et d'eux-mêmes, si un grand soin leur est dès lors apporté, il n'est souvent guère possible de savoir à quel type d'apprentissage elles ont donné lieu pour les élèves. Le produit se donnant à voir plus aisément que le processus de fabrication, il n'est pas évident que sa réalisation et que la motivation pour le but du projet se traduisent ipso facto  en apprentissages et en mobilisation cognitive, ni durant cette réalisation, ni une fois celle-ci achevée. De plus, cette profusion de réalisations, la diversité des sollicitations ainsi adressées aux enfants dans et hors de l'école risquent de rendre plus difficile aux élèves l'identification des objets de savoir, le nécessaire travail de mise en rapport des tâches qui se succèdent ainsi, au risque que l'une efface l'autre, avec le registre spécifique des disciplines et savoirs scolaires. Question d'importance quand on sait que la capacité à faire cette mise en rapport, à faire la distinction entre exercices ou tâches et objets d'apprentissage, apparaît comme l'un des traits les plus différenciateurs, tant du point de vue social que du point de vue cognitif, entre "bons élèves" et "élèves en difficulté" (cf. ci-dessus, chapitre 6), et donc comme l'un des principaux enjeux d'une démarche réellement démocratisante.
Aussi convient-il d'interroger plus avant les multiples activités inspirées par la pédagogie de projet ou l'objectif d'ouverture de l'école. Leurs promoteurs expriment très souvent le souci — légitime au regard de nombreux travaux didactiques — de mettre les apprentissages "en situation", de restituer leur fonction ou leur signification sociale à des savoirs et des compétences que leur "scolarisation" tendrait inévitablement à rendre artificiels et désincarnés. Reste qu'il demeure nécessaire de ne pas confondre le souci de donner aux activités scolaires un caractère attractif et celui de faire que les élèves reconnaissent — dans les deux sens du terme — la nécessité et la pertinence du travail cognitif requis par ces activités, et que l'insuffisance de distinction de ces deux registres est dommageable si elle conduit à accorder la prééminence à la mise en œuvre d'activités et de situations "motivantes", attractives, au détriment de leurs contenus ou de leur pertinence didactique. De plus, si les adeptes de la pédagogie de projet visent à mettre en œuvre de "vraies" situations d'apprentissage, qui engagent les élèves à se confronter à la globalité et à la complexité du "réel", il n'en demeure pas moins que le réel en lui-même n'apprend rien, que c'est l'activité de pensée sur le réel, en rupture avec le donné et avec l'action immédiate, qui est productrice d'apprentissage et de progrès cognitif. Or on sait que certains élèves peuvent se montrer actifs et pertinents lorsqu'il s'agit de "faire en situation", mais être rapidement "décrochés" lorsqu'il s'agit de passer à partir de ce "faire" à un travail cognitif d'objectivation et de conceptualisation de l'action, et que ce décrochage est plus fréquent pour les enfants de milieux populaires que pour les autres. Dès lors, tout autant qu'à engager les élèves dans des projets mobilisateurs, c'est à faire que tous se construisent les ruptures épistémologiques propres à chaque contenu ou discipline de connaissance, et les compétences à décontextualiser et à formaliser ce qu'ils apprennent "en situation", que devraient travailler les diverses mises en œuvre de la pédagogie de projet. Force est cependant de constater que ces objectifs et cette problématique sont très rarement présents dans les discours et les réalisations postulant une telle pédagogie comme nécessairement démocratisante. Quant aux activités dites culturelles et artistiques, sur-représentées dans les actions ZEP, elles apparaissent bien souvent inspirées par une conception trop exclusivement "expressive", "épanouissante" ou "récréative", qui peut s'exercer au détriment de la nécessité de faire que les élèves s'y approprient des contenus de savoir, des codes de lecture et de production, au-delà du ponctuel des activités, des réalisations ou des rencontres, et donc au détriment des objectifs affichés de démocratisation de l'accès à l'Art et à la Culture.

"Socialiser" en dehors ou en marge des apprentissages ?

Le même type de clivage semble tout aussi prégnant, quoique plus spécifique du secondaire, concernant les actions dites de "socialisation" et d'amélioration de la "vie scolaire". Celles-ci visent à lutter contre l'indiscipline ou la violence, contre l'absentéisme ou la désimplication, à constituer en élèves la minorité de plus en plus importante d'enfants et adolescents considérés comme n'ayant pas construit ni intériorisé le "rapport à la loi" requis par l'institution scolaire, et à réconcilier les autres avec l'étude en faisant de l'établissement un "lieu de vie", d'expression et de socialisation. Certes les problèmes auxquels on se propose ainsi de répondre sont cruciaux, et certaines des actions ainsi mises en œuvre ont pu avoir des effets positifs, au moins sur le "climat" des établissements concernés. Demeurent néanmoins certaines interrogations proches de celles que nous avons posées ci-dessus.
Premièrement — et il en est de même pour les dispositifs scolaires et périscolaires qui s'attachent à faire adopter, par les enfants ou par leurs parents, des comportements, des attitudes et un rapport à l'institution scolaire considérés comme nécessaires à la réussite scolaire — les attitudes et les dispositions ainsi valorisées sont pensées essentiellement sur le modèle de celles des classes moyennes, selon une logique implicite qui ne se donne guère la peine d'essayer de comprendre de l'intérieur le sens des attitudes et dispositions des élèves et familles populaires, et qui les juge unilatéralement anomiques, asociales, ou du moins incompatibles avec une bonne socialisation scolaire. Deuxièmement, ces actions et réflexions portant sur l'indiscipline ou la non-implication à l'école n'interrogent guère la part prise par l'institution scolaire elle-même, par ses modes de sélection et de regroupement des élèves, par les pratiques et catégories de perception de ses professionnels, dans la production des actes et phénomènes de violence, de désintérêt ou de refus scolaire .
Enfin, il paraît nécessaire d'interroger les limites, théoriques et pratiques, d'une approche qui, au-delà de leur juxtaposition, repose de fait sur un clivage entre les actions visant à réaménager la "civilité scolaire" autour des relations entre les personnes (y compris entre l'élève et lui-même), et celles qui visent une meilleure appropriation des contenus de savoirs par les élèves. Il est en effet de plus en fréquent d'entendre ou de lire, et ce pas seulement au niveau local, des propos sous-tendus par une problématique plus ou moins implicite selon laquelle le sens de l'expérience scolaire, le rapport à l'institution d'enseignement, pourraient être (re)construits de l'extérieur, ou du moins en marge des apprentissages et de l'activité cognitive des élèves . Certes, penser les rapports entre les uns et les autres n'est pas chose facile, tant pour la recherche que pour l'action quotidienne. Mais n'y a-t-il pas une difficulté tout aussi grande, et des risques sociaux et institutionnels importants, à entériner et consacrer — fût-ce de manière insue — un tel clivage conduisant à considérer la "socialisation" et les apprentissages comme deux domaines totalement indépendants, à penser que l'apprentissage ne peut prendre place que sur la base d'une socialisation préalable à laquelle il ne saurait lui-même contribuer ? En d'autres termes, l'École ne saurait-elle être possible et efficace qu'à la condition d'avoir à faire à des enfants et des adolescents préalablement constitués en élèves ? Le registre des apprentissages et du développement cognitif ne saurait-il être en lui-même producteur d'effets de socialisation ? L'évitement de ces questions, qui sont aussi des questions politiques, ne risque-t-il pas de mener tout droit à une École à deux vitesses où, d'un côté les apprentissages et la Culture participeraient du développement personnel des enfants d'origine favorisée, tandis que, de l'autre, on viserait à socialiser et à "consoler"  "les pauvres" plus qu'à leur fournir les instruments intellectuels de leur émancipation, on répondrait à une perte ou une absence de sens des apprentissages et de leurs contenus par la promotion ou le développement d'une sociabilité et d'une convivialité sans objet ? N'est-ce pas là l'un des moyens les plus sûrs d'aller à l'encontre des objectifs affichés de démocratisation ?

On aura compris que les questions évoquées ci-dessus, ne se posent évidemment pas aux seuls "acteurs de terrain". Elles concernent tout autant, voire au premier chef, les responsables et décideurs des politiques éducatives, ceux qui ont la charge — ou qui devraient l'avoir — des orientations et du pilotage des politiques ZEP ou, plus largement, de la "lutte contre l'échec scolaire", et du soutien, matériel et humain, dont manquent si cruellement ceux qui ont trop souvent, et parfois tout à fait légitimement, le sentiment d'être envoyés seuls "au front" pour éviter que ne sombre une barque scolaire que la logique économique libérale, les politiques d'emploi et d'habitat, ne cessent de charger et de déstabiliser. Reste à dire que ce n'est pas forcément "sur le terrain" que l'on rencontre le plus de déficit de pensée et d'initiatives concernant ces questions.

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