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INDIVIDUEL
REPRODUCTION ET DIFFUSION INTERDITES
Bernard CHARLOT,
La territorialisation des politiques éducatives : enjeux sociaux,
in Colloque "Défendre et transformer l'école pour tous",
Marseille, 3-4-5 octobre 1997, CD-Rom édité par l'IUFM d'Aix-Marseille.
LA TERRITORIALISATION DES POLITIQUES ÉDUCATIVES :
ENJEUX SOCIAUX
Résumé : La territorialisation de l'école française n'est pas un phénomène nouveau, contrairement à ce que l'on croit souvent. Mais dans l'histoire elle reste masquée derrière une référence culturelle et idéologique universaliste et nationale. Jusque dans les années 80, la contradiction n'apparaît guère car le débat est centré sur la question sociale et l'école "unique". La situation bascule dans les années 80, où la question du territoire éducatif est mise en débat. Mais ce débat est complexe. D'une part,les formes politiques de la territorialisation éducative peuvent être très différentes. D'autre part, la territorialisation des politiques éducatives s'inscrit dans un mouvement plus large de décentralisation, porteur de multiples contradictions. Etre "pour" ou "contre" la territorialisation n'a pas de sens ; l'important, c'est d'identifier ces contradictions.
Actes édités sur CD-Rom par l'IUFM d'Aix-Marseille
L'inégalité sociale s'est toujours inscrite sur le territoire comme inégalité spatiale. Mais cette inégalité socio-spatiale prend aujourd'hui des formes plus complexes, de sorte qu'une politique éducative à ambition démocratique et universaliste est désormais confrontée à des contradictions nouvelles.
I. La "tradition française" : une territorialisation de fait, couverte par une idéologie universaliste et nationale.
1. La territorialisation de l'école française n'est pas un phénomène nouveau, contrairement à ce que l'on croit souvent.
Dès la fin du 19ème siècle, Maggiolo établit
l'existence d'une ligne Saint-Malo - Genève (connue sous le nom
de "ligne Maggiolo") : à une France du Nord, mieux alphabétisée
et mieux scolarisée, s'oppose une France du Sud, en retard sur la
précédente. Furet et Ozouf (1977), reprenant et étendant
ces travaux, ont montré que cette différence s'enracinait
dans un rapport local à la lecture et à l'école :
l'alphabétisation d'abord, la scolarisation ensuite, ont pris appui
sur des mobilisations locales. Plus récemment, on a "redécouvert"
l'inégalité de scolarisation entre les académies,
notamment grâce aux statistiques et aux cartes publiées par
Géographie de l'école.
On peut maintenant considérer comme acquis que le développement
de l'école primaire a toujours été lié au "local"
: aux paroisses, aux communes, aux collectivités locales. Briand
et Chapoulie (1990) ont clairement établi que l'enseignement primaire
supérieur (EPS) et l'enseignement professionnel entretiennent eux
aussi des relations très étroites avec leur environnement
- rappelons d'ailleurs que c'est l'école professionnelle municipale
du Havre qui a servi de premier modèle aux établissements
qui, à terme, deviendront les lycées techniques. Dans l'enseignement
secondaire général, les lycées sont certes plus indépendants
de leur territoire mais l'existence de ces lycées ne doit pas faire
oublier l'importance des collèges plus petits, eux aussi très
liés au local. N'oublions pas non plus l'enseignement agricole,
qui a toujours tissé des liens très forts avec son environnement.
Pourtant, dans l'imaginaire social - celui des Français mais
aussi celui des étrangers qui évoquent l'enseignement français
-, l'école française, tout au moins jusqu'à récemment,
est très centralisée et très étatique. Pourquoi
?
2. La référence culturelle et idéologique de l'école
française est universaliste et nationale
Aux fondements culturels et idéologiques de l'école française,
on peut repérer au moins cinq références universalistes,
qui se composent.
1/ Dieu - référence portée historiquement, tout
au moins jusqu'à récemment, par l'Église et l'école
catholique.
2/ L'Antiquité, référence dominante de l'enseignement
secondaire, du 16ème siècle (dans les collèges de
Jésuites notamment) jusqu'au début des années 1960.
Le temps qui passe est censé effacer les valeurs éphémères
et mettre en évidence ce fond universel de l'homme que postule un
enseignement "classique".
3/ La Raison. Les références historiques sont ici nombreuses
: Descartes ("le bon sens est la chose du monde la mieux partagée",
puisqu'il est tout entier en chacun), les Encyclopédistes du 18ème
siècle, les savants comme Monge ou Cuvier qui jouèrent un
rôle important dans la création ou le fonctionnement des écoles
centrales ou des institutions d'enseignement sous la Révolution
(et donc dans la naissance de la branche "moderne" de l'enseignement secondaire),
les positivistes du 19ème siècle, qui ont influencé
les politiques scolaires de la IIIème République...
4/ La Morale universelle. Tout le 19ème siècle est porté
par le projet de "moraliser le peuple par l'éducation" - le projet
de Guizot ou de Ferry, qui se rejoignent ici et s'opposent à Thiers,
qui entendait plutôt contenir le peuple>
II. La territorialisation des politiques éducatives : le basculement
des années 80
1. La territorialisation des politiques éducatives a été
une politique nationale
La territorialisation des politiques éducatives - et d'une façon
plus générale, la décentralisation, quel que soit
le domaine concerné - n'a pas été le résultat
d'une lutte du local, d'une conquête de pouvoirs nationaux par le
local. La territorialisation des politiques éducatives a été
une politique nationale (Charlot, 1994).
C'est là un point essentiel du point de vue des problématiques
: le couple local / national ne permet pas à lui seul d'analyser
et de comprendre les processus de décentralisation et de territorialisation.
La territorialisation des politiques éducatives (et d'autres politiques)
est une politique nationale, à laquelle doivent désormais
contribuer les instances locales (bon gré - en général
- et parfois mal gré). La création des emplois jeunes vient
de fournir un nouvel exemple de cette imbrication du national et du local
: il s'agit d'une décision nationale qui implique une contribution
financière locale. Autrement dit, désormais le local (il
serait d'ailleurs plus juste de dire les locals, dût la grammaire
en souffrir) fait partie de l'appareil d'État national. On ne comprend
rien à la décentralisation si on la pense en termes d'opposition
entre le local et le national - comme si un curseur administrativo-juridique
se déplaçait entre ces deux pôles, tantôt plus
proche de l'un tantôt plus proche de l'autre. La territorialisation
des politiques éducatives est une politique nationale qui suppose
une articulation nouvelle entre instances centrales et locales, dans une
nouvelle forme de l'appareil d'État. Mais l'instance locale n'en
reste pas moins un appareil politique et administratif gérant un
territoire local : elle est à la fois instrument d'une politique
nationale (avec une part, variable, de négociation) et foyer d'initiative
d'une politique locale. En principe, ces deux fonctions tiennent ensemble
grâce à la contractualisation (projets, plans, contrats...).
On notera que cette analyse s'applique à toute forme de local
: région, département, commune mais aussi établissement
scolaire voire association (d'aide aux devoirs, par exemple).
2. Parce que ses enjeux sont sociaux, les formes politiques de la territorialisation
éducative peuvent être très différentes
En s'en tenant aux grandes catégories, on peut en distinguer
quatre.
1. Une territorialisation à objectifs démocratiques :
celle qui a été mise en place par Alain Savary avec les zones
d'éducation prioritaires. Les ZEP font à la fois transition
et rupture avec les luttes sociales sur l'école des années
60 et 70. Il s'agit toujours de démocratiser, de lutter contre l'échec
scolaire des enfants de familles populaires et (en partie) de doter l'école
de moyens supplémentaires. Mais démocratiser, ce n'est plus
unifier, en tout cas pas directement : c'est pratiquer une discrimination
positive - dont l'objectif final est la réunification du territoire
scolaire. Il y a là un premier choc idéologique pour la gauche
et pour les enseignants.
Il se double d'un second choc, à la fois idéologique
et professionnel : la légitimation de la diversité et de
l'hétérogénéité (des élèves
et des établissements). Le moment fort est ici celui où,
après la consultation-réflexion nationale sur l'école,
Jean-Marc Favret, alors Directeur des écoles au Ministère,
déclare que la classe normale, la situation normale, c'est la classe
hétérogène. À des enseignants qui, dans leur
identité professionnelle historique, sont hommes et femmes de l'universel,
on explique désormais que leur métier (de plus en plus présenté
comme tel et non comme "mission" ou "vocation") est de gérer de
l'hétérogène. Les établissements scolaires
se dotent de quelques instruments permettant de gérer l'hétérogène,
notamment un projet (prenant en compte les divers facteurs locaux) et une
politique de partenariat (permettant de mobiliser les ressources locales).
Parallèlement, l'État met en place une politique d'évaluation
nationale à certains niveaux de la scolarité (CE2, 6ème).
C'est au moment même où il territorialise sa politique éducative
que l'État impose une évaluation nationale des élèves.
Le paradoxe n'est qu'apparent : c'est lorsqu'il renonce à piloter
l'acte pédagogique lui-même par des circulaires (ou à
entretenir l'illusion qu'il le fait...) que l'État doit veiller
à ce que l'enseignement garde une certaine unité de résultats
sur l'ensemble du territoire.
Telle est la version à ambition démocratique - et à
tendance soit autogestionnaire soit "management" (soit les deux...) - de
la territorialisation des politiques éducatives. Il y a d'autres
versions.
2. La version libérale, éventuellement à tendance
consumériste. Elle est au pôle opposé de la précédente.
Elle est bien représentée par la proposition d'Alain Madelin
de distribuer aux parents des "bons d'école" qui leur permettraient
de financer l'école de leur choix (proposition que défendait
déjà Monseigneur Dupanloup, symbole de la politique scolaire
réactionnaire dans la deuxième moitié du 19ème
siècle...). L'éducation est ici réduite à un
bien consommable. La notion même de "territoire" tend à s'effacer
derrière celle, implicite, de "marché".
Entre ces deux pôles, on peut identifier deux versions intermédiaires.
3. La version "collectivités territoriales", avec sa variante
DSQ (développement social des quartiers) ou "contrat de ville".
La territorialisation est ici pensée en référence
directe à un territoire. Il peut s'agir de la ville elle-même,
développant une politique éducative locale à travers
ses interventions dans les secteurs scolaire, culturel, sportif, etc..
Il peut aussi s'agir d'une variante "école en banlieue" (ou de l'autre,
plus discrète mais également importante : "école rurale").
Dans ce cas, on constate une ambiguïté fondamentale, et jusqu'ici
peu travaillée : est-ce le quartier qui doit se mobiliser pour soutenir
son école (interprétation "ZEP") ou l'école qui doit
devenir un support essentiel d'une réhabilitation du quartier (interprétation
"DSQ) ? Qui, de l'école et du quartier, est moyen et qui est fin
?
4. La version "marketing", proche de la version libérale mais
applicable dans l'enseignement public actuel : le territoire de référence
est en fait ici l'établissement lui-même, que son responsable
gère comme une entreprise soumise à la concurrence des autres
établissements (publics ou privés).
La question de la territorialisation des politiques éducatives,
on l'aura compris, n'est pas simple. Elle est d'autant plus complexe qu'elle
s'inscrit dans un mouvement de décentralisation et de territorialisation
plus vaste, dont elle est un volet, et qu'elle rencontre donc d'autres
processus et d'autres débats sociaux.
3. La territorialisation des politiques éducatives s'inscrit
dans un mouvement plus large de décentralisation
Six points au moins méritent d'être soulignés.
Je ne ferai ici que les évoquer, sans les développer car
cela exigerait beaucoup plus de temps que celui qui m'est dévolu.
1/ La décentralisation tend à asseoir sa légitimité
idéologique sur une double équation :
plus de décentralisation = plus de proximité
plus de proximité = plus de démocratie et plus d'efficacité
Je crois qu'il ne faudrait pas creuser beaucoup pour retrouver ces
idées (associées à d'autres) dans la notion de projet
d'école.
2/ La territorialisation est pensée comme un moteur de développement
économique - à condition de trouver la bonne échelle
territoriale, la décentralisation fonctionnant ici en tension avec
la "mondialisation" et le développement européen. Déjà
existent des bassins emploi-formation ; la formation professionnelle initiale
a été placée sous la responsabilité des régions
- ce qui entre progressivement en œuvre et sera accompli en 1999.
3/ L'époque du pilotage par l'offre (avec entreprises géantes,
standardisation des produits et économies d'échelle - la
production de la 2CV Citroen ou de la 4 CV Renault fournissant un bon exemple)
a laissé la place à une époque du pilotage par la
commande ("par l'aval"). Priorité à la commercialisation
(donc, tout au moins en principe, au client), à charge pour la production
de s'adapter au plus près aux demandes diverses des clients. Un
tel basculement organisationnel et idéologique contribue sans doute
à l'affirmation d'un consumérisme scolaire.
4/ Nous sommes entrés dans une époque de pilotage de
l'acte à la périphérie (de l'entreprise ou de l'institution),
le centre se réservant les fonctions politiques, stratégiques
et régulatrices. La complexité des problèmes à
résoudre dans les sociétés actuelles est telle que
l'on considère désormais que les décisions d'action
doivent être prises au plus près du terrain ; mais le centre
ne se départit pas pour autant des instruments centraux du pouvoir.
Le système scolaire semble avoir adopté (tout au moins comme
idéal...) ce modèle d'organisation, qui est celui de la grande
entreprise moderne. Notons que ce modèle implique des formes nouvelles
de gestion de la main d'œuvre, celle-ci ne pouvant plus être complètement
assurée par le centre. Les récentes déclarations du
Ministre Claude Allègre sur la déconcentration du "mouvement
des enseignants" ne sont pas, contrairement à ce que beaucoup semblent
croire, de l'ordre de la lubie personnelle ; elles s'inscrivent dans la
logique de formes nouvelles d'organisation.
5/ La décentralisation transforme la problématique dite
du "lien social". Plus exactement encore, elle transforme la question de
la citoyenneté (à laquelle on apportait naguère des
réponses de type politico-culturel, que ce soit à l'école,
à l'armée ou au syndicat) en question du "lien social" (d'un
lien qui n'est plus donné mais à construire entre des individus
posés d'abord comme étant sans liens). Dès lors qu'il
s'agit de créer du lien, on essaie évidemment de le faire
dans l'espace proche, c'est-à-dire là où les individus
se rencontrent. L'école sera moins interpellée comme citoyenne,
dans ses fondements politico-culturels, et davantage comme service public
de quartier sommée de "s'ouvrir" sur le quartier et d'y produire
du lien social.
6/ Quand on analyse ces questions, il faut également prendre
en compte les nouvelles formes de militantisme. Depuis les années
80, le militantisme décline dans l'entreprise et est davantage lié
à l'espace de la vie privée. Il s'agit là d'une évolution
importante pour comprendre, par exemple, le développement des associations
de soutien scolaire et d'aide aux devoirs.
Chacun de ces points fait problème. Prenons-en trois, pour quelques
remarques rapides.
Plus de décentralisation signifie-t-il plus de proximité,
donc plus de démocratie et d'efficacité ? Cela peut être
vrai (n'oublions pas à quel point on a pu protester contre l'emprise
et la vue courte de la bureaucratie d'État dans les années
70). Mais ce n'est pas automatiquement vrai. Il existe un autoritarisme
local. La décentralisation fait parfois disparaître des "capteurs"
d'opinion publique sur tel ou tel point, de sorte que l'administration
locale est encore plus sourde aux demandes latentes que ne l'était
l'administration d'État. Le risque de corruption des instances locales
est désormais incontestable. Enfin, la territorialisation engendre
souvent une mauvaise utilisation des moyens, une maîtrise insuffisante
de financement divers (et mal coordonnés dans le temps), etc. ;
tout ceux qui se sont quelque peu penchés sur le financement des
ZEP comprendront immédiatement ce que je veux dire.
Le modèle organisationnel de gestion à la périphérie
et régulation au centre fait également problème. En
effet, la périphérie est souvent amenée à gérer
des contradictions centrales et qui ne pourraient être résolues
que centralement... Il y a là un point important pour comprendre
le fonctionnement actuel des politiques de décentralisation et de
territorialisation. Beaucoup de contradictions centrales de notre société
ne peuvent plus être gérées au centre - à commencer
par toutes les contradictions qu'engendre ce problème social clef
qu'est le chômage. Aussi leur gestion est-elle renvoyée vers
la périphérie (action sociale et sanitaire, éducation
et même, de plus en plus, sécurité publique...) ; cela
permet non pas de régler la contradiction mais d'empêcher
qu'elle n'explose au cœur de la société. Mais par là
même, on multiplie les sources de tension et d'explosion potentielle
au niveau du local - et l'on renvoie vers les instances locales la tâche
et la responsabilité de gérer des contradictions désormais
définies comme des caractéristiques d'un territoire et de
ceux qui y vivent. C'est ainsi qu'est socialement construite la notion
de quartier "en difficulté", "difficile", "sensible" - et celle
d'établissement "sensible". C'est ainsi également que les
politiques publiques impuissantes et masquant leur impuissance cèdent
la place à des politiques humanitaires venant en aide à des
territoires sinistrés - ou que les politiques pédagogiques
cèdent la place à des politiques missionnaires (Tobaty et
Féraldi, 1996).
Pour mémoire, et sans approfondir l'analyse, nous pouvons aussi
nous demander dans quelle mesure ce n'est pas la catégorisation
même des problèmes en termes de "lien social" qui empêche
de s'interroger sur les causes profondes de la crise de la citoyenneté
et de la panne symbolique que traverse notre société.
La question de la territorialisation des politiques éducatives
est ainsi devenue un véritable nœud problématique. Cela n'a
pas de sens d'être "pour" ou "contre" la territorialisation. Il s'agit
d'affronter des contradictions sociales, scolaires, éducatives,
qui s'enracinent au cœur de la société actuelle... ou qui
sont engendrées par les établissements eux-mêmes et
par ceux qui y administrent, y enseignent, y surveillent, y étudient.
Ce qui est en jeu, c'est la définition même de l'État
- qui inclut aujourd'hui les instances locales. Ce qui est en jeu, c'est
aussi la nature même de ce que l'on entend aujourd'hui par "éducation"
et par "citoyenneté" : la formation comme moyen de développement
économique d'un territoire et d'insertion professionnelle d'individus
économiquement "liés" ? l'éducation comme accès
à du sens, à des valeurs, à des savoirs partagés
? l'éducation comme formation du sujet, d'un sujet porteur de désir,
en quête de plaisir (y compris de savoir), en risque de souffrance
(y compris d'ignorer) ? Ce qui est en jeu, c'est également la question
de l'égalité et de l'inégalité sociale.
L'État, le sujet, le citoyen, les valeurs et les savoirs, les
conditions de production de la vie matérielle dans une société
humaine : ce sont bien les grandes questions qui étaient en débat
dans l'idéologie universaliste et dans l'idéologie nationale
"à la française" qui ici resurgissent. Elles sont aujourd'hui
étouffées sous l'idéologie molle et consensuelle du
"projet", du "partenariat" et de "l'ouverture", qui propose de transformer
des instruments (qui peuvent être pertinents - ou ne pas l'être
- selon les problèmes, les situations et les moments) en réponses
de fond aux problèmes que notre société traverse et
aux contradictions nouvelles qu'elle affronte. Dans sa forme ultime, cette
idéologie rejette sur les territoires eux-mêmes et sur ceux
qui y habitent la responsabilité des problèmes qu'ils rencontrent
- et propose d'alléger les souffrances par des politiques humanitaires.
Mais pour autant, il serait trop facile de se rabattre sur des catégories
et des explications qui ont pu en leur temps produire de l'intelligibilité
mais qui aujourd'hui apparaissent comme trop globales et ont montré
leurs limites : la problématique de "la reproduction" a épuisé
sa force de transformation sociale et scolaire. Dans le monde enseignant,
elle est même devenue le discours préféré de
ceux qui revendiquent le droit à l'impuissance et à l'irresponsabilité...
et, en définitive, rejettent eux aussi la responsabilité
des difficultés de l'école sur les caractéristiques
du territoire et des familles qui y vivent. La tâche prioritaire
est sans doute aujourd'hui de faire l'inventaire des contradictions que
doivent affronter la société, l'école, les enseignants,
les parents, les élèves, de comprendre comment ils développent
des pratiques et des interprétations de l'école qui leur
permettent de survivre face à ces contradictions, et d'inventer
des moyens nouveaux (ou de réinventer des moyens anciens...) pour
réduire, voire résoudre, ces contradictions et former les
enfants. Tous les enfants, tels qu'ils sont lorsqu'ils arrivent à
l'école et sans revendiquer que d'autres les changent avant que
les enseignants ne s'occupent d'eux.
Références
BRIAND Jean-Pierre et CHAPOULIE Jean-Michel, 1990, La IIIème
République crée un réseau d'écoles : les débuts
de l'enseignement primaire supérieur, in Revue historique, CCLXXXIII/1,
1990-1.
CHARLOT Bernard, 1994, La territorialisation des politiques éducatives
: une politique nationale, in CHARLOT B. (dir.), L'école et le territoire
: nouveaux espaces, nouveaux enjeux, Armand Colin.
FURET François et OZOUF Jacques (dir.), 1977, Lire et écrire,
l'alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry,
éditions de minuit, 2 tomes.
TOBATY Annie et FÉRALDI Luc, 1996, Le lycée entre logique
missionnaire et logique pédagogique, in Banlieue, Ville , Lien social,
"L'école en banlieue" (dir. B. Charlot), n° 9-10, mars-juin,
Université Paris 8.