DOCUMENT STRICTEMENT RÉSERVÉ À L'USAGE PÉDAGOGIQUE
INDIVIDUEL
REPRODUCTION ET DIFFUSION INTERDITES
Bernard CHARLOT
Les sciences de l'éducation en France :
une discipline apaisée, une culture commune,
un front de recherche incertain
Les sciences de l'éducation existent-elles ? Peuvent-elles et
doivent-elles exister ? Pourquoi ont-elles des difficultés à
exister ?
En France, pendant plus de vingt ans, une part notable de l'énergie
des enseignants-chercheurs en sciences de l'éducation a été
investie dans ce débat existentiel. S'il fallait dire d'emblée
et brièvement ce qu'il y a de nouveau aujourd'hui en sciences de
l'éducation en France, c'est peut-être ceci que je retiendrais
: au début des années 90, une très large partie de
la communauté des sciences de l'éducation a décidé
de ne plus se torturer avec ces questions et, pour l'essentiel, de passer
outre. Cette posture nouvelle coïncide avec un renouvellement profond
du milieu universitaire et avec l'arrivée aux commandes institutionnelles
d'une nouvelle génération mais elle bénéficie
d'un large consensus, au-delà des différences de génération.
Ce consensus s'est construit autour de deux idées. Premièrement,
cessons de nous lamenter et de participer à un discours de dévalorisation
des sciences de l'éducation. Nous serons bons ou mauvais non pas
en fonction de nos discours sur les sciences de l'éducation mais
en référence aux recherches que nous mènerons et aux
savoirs que nous produirons. Deuxièmement, la question de l'identité
et de l'épistémologie des sciences de l'éducation
doit continuer à être traitée mais dans une approche
très différente de l'approche antérieure. Cessons
de faire l'épistémologie de nos fantasmes de sciences de
l'éducation et analysons ce que les sciences de l'éducation
ont été et ont fait, et ce qu'elles sont aujourd'hui en état
d'être et de faire.
Sur cette base, la discipline a produit un effort de connaissance sur
elle-même qui n'a d'équivalent dans aucune autre discipline
universitaire en France . C'est sur ces travaux, actualisés plus
ou moins régulièrement, que je prendrai appui dans le texte
qui suit.
Le débat sur l'épistémologie des sciences de l'éducation
est aujourd'hui relancé par nos collègues de l'université
de Genève, dans une perspective qui nous convient bien puisqu'elle
associe la question épistémologique, l'approche historique
et la réflexion sur l'institutionnalisation.
Dans un premier temps, je rappellerai les thèses en présence
puis proposerai quelques éléments de réflexion susceptibles
d'éclairer le débat. Dans un second temps, je présenterai
des éléments d'histoire puis d'état des lieux permettant
de savoir ce que les sciences de l'éducation, en France, ont été
et sont, ont fait et font. Enfin, dans un troisième temps, je défendrai
moi-même un certain nombre de thèses, sans hésiter
à dire "je" - et je m'en expliquerai.
1. Les sciences de l'éducation, réalité institutionnelle
et cohérence épistémologique. Les thèses en
présence
Il est indéniable que les sciences de l'éducation existent
institutionnellement.
En France, elles constituent la 70ème section du Conseil National
des Universités (CNU). C'est là leur forme première,
et essentielle, d'existence institutionnelle : les sciences de l'éducation,
en France, se définissent d'abord en référence à
un statut administrativo-universitaire. Celui-ci permet que des postes
"sciences de l'éducation" (éventuellement précisés
dans un "profil", qui peut tout aussi bien être du type "sociologie
de l'éducation" que "formation des maîtres " ou "santé")
paraissent au Bulletin officiel de l'Éducation nationale et que
les Professeurs et Maîtres de conférences de sciences de l'éducation
gèrent leur milieu de façon autonome, indépendante
des autres disciplines. Ces enseignants-chercheurs s'organisent par ailleurs
dans l'Association des enseignants et chercheurs en sciences de l'éducation
(AECSE), qui édite son Annuaire, dispose d'un Bulletin, se réunit
environ six fois par an, organise chaque année, en alternance, un
colloque ou un congrès scientifique et joue donc un rôle fondamental
dans la structuration et la régulation du milieu. C'est avant tout
à travers la 70ème section du CNU et l'AECSE que les sciences
de l'éducation sont repérables en France.
S'y ajoutent la Biennale de la recherche et de l'innovation en éducation
et formation, qui réunit plus de 1500 personnes et présente
une réelle dimension internationale, ainsi que d'autres associations
plus sectorielles, des revues, l'intervention de quelques membres de la
communauté dans les médias et dans les grands débats
nationaux. Enfin, les sciences de l'éducation sont représentées
dans le Comité national de coordination de la recherche en éducation
(CNCRE), constitué il y a peu.
En revanche, les sciences de l'éducation n'apparaissent guère
dans les grands organismes de recherche. Elles n'étaient pas reconnues
par le Conseil National de la Recherche Scientifique (CNRS) lorsque celui-ci
était structuré essentiellement par disciplines ; aujourd'hui
qu'il s'organise (en principe...) autour de grands thèmes, ni le
mot éducation ni le mot formation n'apparaissent dans les mots-clefs
du Centre (alors qu'on y trouve, par exemple, théologie...). Il
y a par ailleurs en France un Institut National de la Recherche Pédagogique,
où on a créé récemment quelques postes universitaires,
mais celui-ci est fragile et hors d'état de porter la discipline
sciences de l'éducation .
Au total, l'institutionnalisation des sciences de l'éducation
est forte au niveau universitaire et la discipline est bien présente
dans les grands débats sur l'école mais cette institutionnalisation
est faible, pour ne pas dire inexistante, au niveau de la recherche. Il
y a là, bien évidemment, une difficulté sérieuse
pour la discipline : c'est la production de savoirs nouveaux, et donc la
recherche, qui fonde la légitimité universitaire d'une discipline.
Autrement dit, s'il est indéniable que les sciences de l'éducation
existent institutionnellement, il n'est pas du tout évident qu'elles
aient une quelconque cohérence du point de vue épistémologique.
Ce doute épistémologique se rencontre aussi bien à
l'intérieur qu'à l'extérieur des départements
de sciences de l'éducation, aussi bien chez ceux qui défendent
l'existence institutionnelle de la discipline que chez ceux qui la contestent.
On peut identifier, sur cette question, au moins cinq positions.
Certains nient, de façon radicale et souvent agressive, toute
possibilité de construire une science ou même un savoir de
type positif sur l'éducation. Leur argumentation n'est pas
sans intérêt. L'idée de base est que chacun porte en
soi la Raison et que la République doit instruire cette Raison en
ce qu'elle a d'universel, sans accorder quelque légitimité
que ce soit aux différences individuelles ou communautaires. La
"pédagogie" (prononcer le mot avec dégoût...), en prétendant
adapter l'acte d'enseigner aux enfants ou à leur milieu, commet
une erreur tragique : le savoir et les valeurs ne s'adaptent pas au particulier,
ils s'enseignent et élèvent le particulier à l'universel.
Dès lors, les "sciences de l'éducation" (à prononcer
avec mépris...) sont au mieux inutiles, au pire perverses : en prétendant
produire un savoir positif sur les situations, les processus et les pratiques
d'enseignement, elles posent implicitement que c'est l'enseignement qui
doit s'adapter aux élèves alors que c'est l'élève
qui doit s'élever à l'universel.
A une époque où l'on tend à réduire la
fonction de l'école à la préparation à l'insertion
professionnelle et où la question même du plaisir d'apprendre
et du sens de ce que l'on apprend tend à être enterrée,
une telle interpellation mérite d'être entendue. D'une part,
elle refuse que la question des fins de l'éducation soit étouffée
par l'accumulation de savoirs ponctuels et parcellaires. D'autre part,
elle rappelle que tout discours sur l'éducation, quel qu'il soit,
et donc aussi tout discours à prétention savante, doit s'expliquer
sur le statut qu'il assigne à celui qui est éduqué.
Si cette critique philosophique et politique attirait l'attention sur les
limites, les cadres, les conditions de validité... de ce que produisent
les sciences de l'éducation, elle serait précieuse. Le problème
est que, en France, cette position sert surtout de rente médiatique
à quelques petits "philosophes" "républicains", qui masquent
derrière leurs discours sur l'universel des positions socialement
conservatrices. Il est impossible d'engager avec eux un débat ayant
un minimum de rigueur car ils se sont inventé, sous le nom de "sciences
de l'éducation", un adversaire qui ne correspond en rien aux idées
défendues par les sciences de l'éducation.
Une deuxième thèse, qui a occupé une position
forte dans le milieu français des sciences de l'éducation
et qui perdure, bien qu'elle soit aujourd'hui en net recul, met en avant
la réalité institutionnelle des sciences de l'éducation
tout en leur déniant toute consistance épistémologique
: il existe des départements portant ce nom mais celui-ci ne renvoie
pas à une discipline cohérente, ni actuellement ni potentiellement.
Ce que l'on appelle "sciences de l'éducation" est la juxtaposition
institutionnelle de branches particulières d'autres sciences, juxtaposition
qui obéit à une rationalité de type organisationnelle
(réunir dans le même lieu différents spécialistes
de l'éducation) et non de type épistémologique.
Une troisième position repose sur le constat que cette juxtaposition
institutionnelle a produit quelque chose comme "une culture commune" .
Comme l'expliquait très bien Michel Bataille lors des travaux de
la CORESE (Charlot, 1995), être psychologue dans un département
de psychologie ou dans un département de sciences de l'éducation,
ce n'est pas être psychologue exactement de la même façon.
Le psychologue du département de psychologie prête une attention
prioritaire à ce que la psychologie produit, y compris dans d'autres
champs que le sien ; le psychologue rattaché à un département
de sciences de l'éducation se tient d'abord informé de ce
qui se produit sur l'éducation, y compris dans d'autres disciplines
que la sienne.
Cette position me semble actuellement dominante dans le milieu universitaire
"sciences de l'éducation" en France. Sans doute parce qu'il s'agit
d'une position pragmatique et ouverte qui facilite la vie commune, d'un
constat plus que d'une thèse sur une "nature" des sciences de l'éducation.
Mais sans doute aussi parce que les universités commencent à
recruter des chercheurs qui ont fait leur thèse en sciences de l'éducation,
et non pas dans une autre discipline, et qui sont donc davantage sensibles
à cette culture commune.
Une telle position présente-t-elle un sens du point de vue épistémologique
? Je crois que oui : elle invite à une définition des sciences
de l'éducation en termes d'échanges de questions, de concepts,
de résultats. Dans cette perspective, les sciences de l'éducation
présentent une spécificité, qui reste d'ailleurs largement
à définir et à explorer, mais celle-ci doit être
pensée en termes de flux et non de système architectonique
de savoir. Cette position est celle dont je me sens actuellement le plus
proche, et j'aurai donc l'occasion de revenir sur ces questions.
Une quatrième position, inlassablement propagée par Jacques
Ardoino et ceux qui se sentent proches de lui, tout au moins sur ce point,
défend l'idée de multiréférentialité.
Les sciences de l'éducation traitent de l'homme, c'est-à-dire
d'un objet "opaque", "complexe", porteur d'un pouvoir de "négatricité".
Un tel objet ne peut être appréhendé par une seule
science ; il ne peut pas non plus être découpé en "dimensions"
prises en charge par diverses disciplines et totalisées, de façon
"multidimensionnelle", par les sciences de l'éducation. Un tel objet
requiert la mise en œuvre croisée de plusieurs approches, croisement
qui produira une intelligibilité nouvelle et spécifique sans
pour autant amener cet objet à la transparence. C'est en ce sens
que j'ai caractérisé cette position comme un "cubisme épistémologique"
(Charlot, 1995).
Cette thèse de la multiréférentialité ne
peut guère prendre appui sur des recherches effectives correspondant
vraiment à la position épistémologique annoncée
- ce qui la fragilise et risque de la réduire à un discours
épistémologique sans objet de référence. Plus
grave encore que cette objection de fait, on peut lui adresser une objection
de principe : les sciences ne traitent pas directement leur objet référentiel,
elles construisent les objets sur lesquels elles produisent des énoncés.
La physique ne produit pas des énoncés sur la nature mais
sur l'atome, la force magnétique, etc.. La biologie ne traite pas
de la vie mais de la cellule, du gène, de l'ADN, etc.. La sociologie
dit ce qu'est le social à travers une série de concepts,
construits, précisément pour le dire (par exemple, chez Bourdieu,
habitus, champ, capital...). Dans ces conditions, que les sciences de l'éducation
traitent d'un objet "opaque" porteur de "négatricité" (le
sujet) ne suffit pas à établir la nécessité
d'une épistémologie spécifique, multiréférentielle.
Comme le disent fort justement Rita Hofstetter et Bernard Schneuwly , les
spécificités de l'objet ne caractérisent pas à
l'identique la discipline elle-même dès lors que celle-ci
construit un objet de connaissance en rupture avec le sens commun.
On aboutit ainsi à une cinquième position : les sciences
de l'éducation sont potentiellement une discipline scientifique
comme les autres et elles peuvent le devenir effectivement si elles parviennent
à construire des objets. Cette thèse ne me semble pas être
défendue comme telle en France - mais on pourrait aussi bien avancer
que c'est en fait la thèse de ceux qui travaillent à produire
du savoir sur l'éducation sans distraire une partie de leur temps
dans des débats épistémologiques... Mais cette "constitution
des sciences de l'éducation comme discipline", cet "avènement
comme discipline scientifique" est ce qu'appellent de leurs vœux Rita Hofstetter
et Bernard Schneuwly, chevilles ouvrières de l'entreprise qui aboutit
au présent volume.
L'enjeu du débat n'est pas seulement épistémologique,
il est aussi (et peut-être surtout) symbolique : la question est
de savoir si la discipline "sciences de l'éducation" est légitime
et l'argumentation s'organise autour du thème de la normalité
ou de la spécificité de cette discipline. A y regarder de
plus près, l'argumentation laisse parfois songeur. Ainsi, la spécificité
de l'objet des sciences de l'éducation permet soit de leur dénier
toute légitimité (thèse 1 : l'éducation de
l'homme est trop spécifique pour devenir l'objet d'un discours scientifique)
soit de fonder leur légitimité de discipline multiréférentielle
(thèse 4 : les sciences de l'éducation sont épistémologiquement
légitimes, en tant que leur objet est multiréférentiel).
Ainsi encore, la légitimité des sciences de l'éducation
est argumentée parfois par leur spécificité (thèses
3 et 4), parfois par leur normalité (thèse 5). Ainsi enfin,
on reconnaît aux sciences de l'éducation une légitimité
purement organisationnelle - institutionnelle (thèse 2) ou, plus
largement, épistémologique et scientifique (thèses
4 et 5, avec des arguments différents) ou tout au moins culturelle
(thèse 3).
Un débat à ce point articulé sur des questions
de légitimité et de normalité / spécificité
est évidemment piégé par des enjeux idéologiques
et corporatistes. Pour avancer, il faut sans doute recentrer le débat
sur la question de la production de savoir et sur la définition
d'une science comme programme de recherche. Peu importe, au fond,
que les sciences de l'éducation soient ou non "autres", c'est même
là une question assez oiseuse : comme le rappelle Marie-Noëlle
Schurmans dans le document préparatoire à la réunion
du 5 mars 1998 qui a permis une confrontation des points de vue entre les
auteurs de ce volume, c'est attribuer aux sciences de l'éducation
"une altérité de type essentialiste". Et comme l'a dit Bernard
Schneuwly, le problème est de savoir ce que nous voulons faire avec
ces sciences de l'éducation. Ce ne sont pas seulement les objets
scientifiques qui se construisent mais aussi les sciences elles-mêmes.
Produisons des recherches, en prenant appui sur cette culture spécifique
qui s'est développée en "sciences de l'éducation",
et c'est à partir de ces recherches effectives (et non de discours
sur ce que les sciences de l'éducation sont "par nature" et doivent
être) que l'on pourra avancer sur la question de savoir si les sciences
de l'éducation ont ou non une spécificité épistémologique
- et laquelle.
Je reprendrai donc la réflexion, dans la section qui suit, à
partir de la question de la production de savoir sur l'éducation.
Je la poursuivrai ensuite en prenant appui sur quelques éléments
d'histoire et d'état des lieux (en France), indispensables si l'on
veut réfléchir sur les sciences de l'éducation telles
qu'elles se sont effectivement construites.
Je terminerai, envers et contre tout, et en bousculant les traditions,
l'académisme (et peut-être même la pudeur calviniste...),
en disant "JE". Je parlerai des sciences de l'éducation que j'ai
envie de construire. Non pas (en tout cas pas simplement...) par narcissisme
mais par refus de participer à une hypocrisie qui s'est instituée
en norme. Pour rester scientifique dans ce débat, on serait obligé
de parler de façon impersonnelle, du point de vue de la science
et de l'universel. Mais en fait, qui parle de l'épistémologie
des sciences de l'éducation et de la recherche en sciences de l'éducation
? Ou bien des gens qui n'ont pas de difficulté à adopter
le point de vue de l'universel parce qu'ils ne font pas de recherche (ou
n'en font plus depuis longtemps), ou bien des gens qui présentent,
de façon "impersonnelle", "scientifique" et "objective", leurs propres
choix de chercheurs comme la vérité de la discipline "sciences
de l'éducation". C'est à partir des recherches que l'on a
fait, que l'on fait et que l'on a envie de faire que l'on énonce
des thèses sur ce que sont et doivent être les sciences de
l'éducation. Et il est fort bien qu'il en soit ainsi - mais il est
épistémologiquement et déontologiquement regrettable
que cet enracinement du discours soit occulté. Je souhaite que cette
question également soit mise en débat dans la communauté
de sciences de l'éducation : quels sont les rapports entre les positions
épistémologiques défendues par un auteur et les recherches
qu'il produit effectivement ?
2. Savoir, savoir spécifique, science, légitimité
sociale de la science
Dans le débat sur les sciences de l'éducation, il serait
utile de distinguer quatre questions, que l'on mêle trop souvent
:
. Peut-on produire un savoir rigoureux sur l'éducation ?
. Les sciences de l'éducation produisent-elles des savoirs spécifiques
? Et si oui, quelle est la nature de cette spécificité ?
. Les savoirs produits sur l'éducation peuvent-ils être
organisés en science(s) ?
. A quelles conditions ces savoirs (cette science, ces sciences...)
peuvent-ils être socialement reconnus comme légitimes ?
La première thèse que nous avons évoquée
ne se contente pas de refuser quelque légitimité que ce soit
aux sciences de l'éducation, elle nie la possibilité même
de produire un savoir positif sur l'éducation. Aussi s'aperçoit-on,
quand on y regarde de près, que les critiques portent en fait, bien
souvent, sur une sociologie de l'éducation ou (en général
à travers la mise en cause de la didactique) sur une psychologie
de l'éducation. Il s'agit là d'une énième version
du discours philosophique déniant toute possibilité de construire
une science de l'homme. Ce discours se polarise sur les sciences de l'éducation
car celles-ci constituent un maillon encore faible des sciences humaines.
Mais c'est l'ensemble de ces sciences humaines qui sont assaillies par
des discours virulents lorsqu'elles traitent de l'éducation. Produire
un savoir c'est toujours mettre en cause une vision de sens commun - et,
bien souvent, les intérêts que cette vision exprime et camoufle
à la fois. Lorsque ce savoir porte sur l'éducation, il met
en cause la vision de sens commun des enseignants, c'est-à-dire
de ceux qui sont chargés de transmettre un savoir savant et qui,
par là même, disposent d'un fort pouvoir social de légitimation
en matière de savoir. Le tour de passe-passe idéologique
consiste à prétendre faire bénéficier sa pratique
(enseigner) de la légitimité dont dispose le référent
de cette pratique (le savoir savant).
La première question est donc de savoir si l'on peut produire
sur l'éducation un savoir rigoureux, différent de l'expérience
de sens commun et plus valide que celle-ci. C'est de là qu'il faut
partir, sans se laisser enfermer dans le piège d'un débat
binaire sur le concept de "science" (science ou non science). Le premier
point n'est pas d'établir que l'on produit des savoirs "scientifiques"
mais que l'on produit des savoirs "rigoureux" - c'est-à-dire "des
savoirs qui obéissent à certaines règles, tant pour
la construction des énoncés et des discours que pour le recueil
et l'interprétation des données" (Charlot, 1995). Il existe
certes des formes plurielles de rigueur mais être rigoureux c'est
toujours produire un énoncé contrôlable selon certaines
règles, dans une communauté, et non pas "dire n'importe quoi".
Cette première question concerne toute discipline produisant
des énoncés sur l'éducation - sociologie, psychologie,
histoire, philosophie, sciences de l'éducation..... La seconde question
est de savoir si ce que l'on appelle "sciences de l'éducation" produit
des savoirs spécifiques. De quelle nature pourrait être une
telle spécificité ?
Ce ne peut pas être une spécificité de l'objet
référentiel. L'éducation est un objet de recherche
pour plusieurs disciplines et la nature de cet objet ne suffit donc pas
à établir la spécificité d'une de ces disciplines.
Ce ne peut pas être non plus une spécificité de
la démarche. Toute production de connaissances travaille à
partir de questions, ou d'hypothèses, ou d'une exploration systématique
(d'une situation, d'un corpus...), recueille et interprète des données
selon certaines règles, produit et présente des énoncés
également selon certaines règles. Toute autre démarche,
par exemple invoquant la conviction intime ou une obligation idéologique
d'admettre tel énoncé, ne produit pas un savoir spécifique
mais une sortie hors du champ du savoir.
Cette spécificité peut-elle être celle d'une méthode,
d'une approche, d'une posture ? C'est ici qu'il faudrait reprendre la question
de la multiréférentialité. Pour moi, la multiréférentialité
est une posture épistémologique intéressante mais
non opérationnalisée dans une pratique spécifique.
Pour être parfaitement clair : je comprends de quoi il s'agit mais
je ne l'ai jamais vue fonctionner dans une production effective de savoir
nouveau.
Restent deux possibilités - qui ne me semblent d'ailleurs pas
incompatibles (mais je n'en suis pas tout à fait sûr...).
Première possibilité, correspondant à la troisième
thèse que nous avons évoquée ci-dessus : la spécificité
des sciences de l'éducation réside dans leur questionnement,
dans leur horizon problématique et non dans leur objet ou dans leurs
méthodes. Le fait que diverses disciplines soient regroupées
dans un même département universitaire et les rapports que
ces sciences de l'éducation entretiennent avec la pratique et avec
la politique produisent des questions et des problématiques spécifiques
- que rend par ailleurs possibles (mais non nécessaires) la nature
même de leur objet référentiel. Pour donner tout de
suite un exemple, la problématique du rapport au savoir me semble
être spécifique des sciences de l'éducation : il y
a là un ensemble de questions qui ne pouvaient être formulées
et développées que dans la culture spécifique des
sciences de l'éducation .
Deuxième possibilité, correspondant à la cinquième
thèse évoquée ci-dessus : les sciences de l'éducation
sont une discipline comme les autres, sans spécificité particulière.
On peut alors se demander pourquoi elles rencontrent tant de difficultés
pour se développer comme une discipline scientifique à part
entière. Rita Hofstetter et Bernard Schneuwly mettent en avant le
poids de la fonction prescriptive qu'on leur assigne et la nécessité
de "séparer clairement discipline et profession". Dénouer
ce lien est assurément une condition pour définir les sciences
de l'éducation comme corps de savoirs (science) et non plus seulement
par une position institutionnelle. Mais si cette condition est nécessaire,
elle n'est pas suffisante : encore faut-il montrer que l'éducation
peut, et doit, être l'objet de référence d'un corps
de savoirs spécifique. L'histoire, la psychologie, la sociologie
se sont autonomisées scientifiquement en posant comme spécifique,
et requérant une science particulière, le fait historique,
le fait psychique, le fait social. En quoi le fait éducatif relève-t-il
d'une discipline distincte ? Pourquoi l'éducation et pas la famille,
le travail, l'amour, etc. ? Ou alors, faut-il construire aussi des sciences
de la famille, des sciences du travail, des sciences de l'amour ? C'est-à-dire
repenser le mode de mise en cohérence des savoirs, de construction
de corps de savoirs ?
Nous rencontrons ici une troisième question : après celle
du savoir et celle de son éventuelle spécificité,
celle de la science.
Une science, ce n'est pas seulement un ensemble de savoirs rigoureux,
c'est une organisation, une mise en ordre de ces savoirs. L'idée
de science implique celle de cumulativité : au minimum, cumul d'une
expérience collective (dans la discipline, on a déjà
fait cela, défendu telle position, utilisé tel concept...),
au maximum cumul de résultats, organisés et réorganisés
dans un système de savoirs qui définit la science en question.
Il faut envisager l'hypothèse que les chercheurs et les départements
se réclamant des sciences de l'éducation produisent effectivement
des savoirs sans pour autant être capables de cumuler ces savoirs
dans un corpus quelque peu organisé - ni même peut-être
de constituer une expérience et une mémoire collectives.
Sous une autre forme : prouver que l'on produit des savoirs ne suffit pas
pour se revendiquer comme science ; il est en effet logiquement possible
que ces savoirs fassent sens en référence à des situations
ou à des pratiques ponctuelles sans pour autant se cumuler dans
un système de savoir. Le point crucial est sans doute ici de pouvoir
identifier un front de la recherche. Quelles sont les questions vives,
les questions en travail, celles sur lesquelles on a besoin d'avancer ?
Pour être collectivement porteuse du développement d'une science,
une collectivité doit pouvoir répondre à cette question.
Le groupe humain identifié comme "sciences de l'éducation"
en est-il aujourd'hui capable ?
Enfin, se pose également la question de l'institutionnalisation
et de la légitimation sociale d'une science - question qui a des
effets épistémologiques. D'une part, il n'y a pas de science
sans communauté scientifique construisant cette science - donc sans
institutions de production et de transmission de savoir. D'autre part,
la légitimation sociale d'une science doit résoudre une contradiction
: il n'y a pas de production de savoir scientifique sans coupure épistémologique
; or, cette coupure produit un savoir qui ne fait pas sens en tant que
tel pour ceux qui n'appartiennent pas à la communauté scientifique
concernée ; donc, la légitimation sociale d'une science ne
peut pas découler directement de sa consistance épistémologique.
Toute science doit affronter cette contradiction, mais en des termes qui
peuvent être différents. La physique ou la chimie n'entrent
pas trop en concurrence avec des explications du monde produites par le
sens commun. En revanche, cette concurrence est forte dans le cas des sciences
humaines et très forte pour les sciences de l'éducation :
pour avoir été enfant et être souvent parent, chacun
"sait" ce qu'est l'éducation et comment il faut éduquer...
En somme, une science doit être socialement légitimée
par des gens qui ou bien n'y entendent rien ou bien, et tout à la
fois, n'y entendent rien (du savoir savant) et en entendent trop (du sens
commun).
Les sciences me semblent résoudre cette difficulté de
trois façons, qui peuvent se cumuler. Premièrement, en produisant
des effets, avec une sûreté et une régularité
suffisamment grandes pour être attribuées à du savoir
même si, pour le sens commun, cela garde un petit côté
magique ; ainsi, les sciences politiques doivent sans doute une bonne part
de leur légitimité dans l'opinion publique à l'efficacité
des instituts de sondage... Deuxièmement, une science est reconnue
comme légitime lorsqu'elle produit un regard nouveau sur son objet
de référence ; ainsi, la sociologie de la reproduction des
années 60 et 70 a imposé une autre façon de regarder
l'école, y compris à ceux qui n'ont pas la moindre idée
de ce que signifie le concept d'habitus. Troisièmement, et par extension
du cas précédent, une science est légitimée
lorsque, traduite sous une forme ou une autre, elle produit de l'intelligibilité
sur des situations et des pratiques : on ne comprend rien à Lacan
mais la métaphore du refoulement et la notion d'inconscient permettent
de comprendre bien des choses de la vie quotidienne.
Séparer clairement discipline et profession et refuser d'assumer
la fonction prescriptive est une chose. Mais même ainsi constituées
en "discipline scientifique", les sciences de l'éducation devraient,
comme toute autre, affronter la question de leur légitimation sociale
: quels effets attestant qu'elles sont un savoir, quels regards nouveaux,
quelles formes d'intelligibilité ont-elles produit jusqu'ici et
sont-elles capables de produire ?
Si l'espace, le temps et la compétence m'étaient donnés,
j'entreprendrais maintenant d'apporter des éléments de réponses
aux quatre questions qui viennent d'être posées (savoir, savoir
spécifique, science, science socialement légitime) à
partir de l'histoire des sciences de l'éducation en France et d'un
état des lieux de la discipline. Une telle ambition est évidemment
disproportionnée, elle relève d'une entreprise collective.
Pour autant, je vais donner quelques repères sur cette histoire
et cet état des lieux, toujours dans une perspective épistémologique.
3. Réflexions épistémologiques à partir
de quelques éléments d'histoire
Pendant des siècles, il n'y a pas eu de sciences de l'éducation.
L'éducation était l'objet d'un discours éthique, philosophique,
religieux, politique, qui ne prétendait pas au statut de science
ni même de savoir rigoureux. Même à l'époque
contemporaine, il n'y a pas eu de production d'un savoir sur l'éducation
là où on aurait pu l'attendre ; Piaget, par exemple, est
bien davantage un psychologue de l'intelligence qu'un psychologue de l'éducation.
Au fond, le vrai problème n'est pas de savoir pourquoi les sciences
de l'éducation ont des difficultés à exister mais
pourquoi il y a aujourd'hui une discipline universitaire, des enseignants,
des diplômes intitulés sciences de l'éducation alors
qu'il n'y en avait pas avant. Qu'est-ce qui a rendu possible les sciences
de l'éducation, comme réalité institutionnelle et
ambition scientifique ? Comment se fait-il qu'à un moment donné
on ait voulu produire sur l'éducation du savoir, selon certaines
règles de rigueur ?
Laissons ici de côté la première fondation d'une
science de l'éducation en France, à la fin du 19ème
siècle et au début du 20ème. Celle-ci, en effet, n'a
pas marqué l'actuelle discipline, elle l'a même si peu marquée
qu'il a fallu attendre la thèse récente de Jacqueline Gautherin
pour que la majorité des universitaires français de sciences
de l'éducation découvrent que celles-ci auraient pu naître
il y a un siècle . Les sciences de l'éducation contemporaines
ont été instituées, en France, en 1967, à l'occasion
d'une redéfinition de l'ensemble des cursus universitaires. Quelques
universitaires issus de la philosophie songeaient, depuis quelques années,
à une formation visant essentiellement les formateurs d'enseignants
et prenant appui sur des savoirs positifs ; ils hésitaient d'ailleurs
sur le nom de la discipline : pédagogie ou sciences de l'éducation
? La date de naissance des sciences de l'éducation n'est pas sans
signification. Elles sont pensées dans une décennie qui s'est
résolument engagée vers une démocratisation et une
réforme de l'école et qui parie sur une rationalisation du
système éducatif et de l'acte pédagogique. On peut
alors rêver à une "pédagogie expérimentale"
et à des "mathématiques modernes" (elles seront instituées
deux ans après les sciences de l'éducation) assurant à
tous une réussite scolaire dans des formes culturelles actualisées.
Huit départements de sciences de l'éducation seront créés
entre 1967 et 1970. Mais ces sciences de l'éducation instituées
sous le signe de la rationalité et de la modernité grandissent
dans la période hyperpolitisée qui suit 1968. Elles traiteront
davantage du Désir et du Pouvoir dans l'éducation que de
pédagogie expérimentale ou d'efficacité didactique.
Les sciences de l'éducation participent à la contestation
marxiste de l'école capitaliste et jouent un rôle majeur dans
le développement du courant de contestation institutionnaliste.
Elles y gagnent une solide réputation de discipline politique, polémique
et subversive. En revanche, elles ne s'engagent guère sur la question
du savoir, qui, si l'on excepte les travaux de Snyders, est laissée
aux associations de spécialistes et aux didactiques, qui sont en
train de naître dans les disciplines d'origine bien plus qu'au sein
des sciences de l'éducation.
L'expansion des sciences de l'éducation reprend dans les années
80 et 90 : il existe actuellement 23 départements (ou équivalents)
universitaires de sciences de l'éducation en France. Les thèmes
de recherche se sont beaucoup diversifiés mais deux grands mouvements
résument assez bien les principales évolutions au cours de
ces deux décennies. "D'une part, se développent un ensemble
de recherches qui portent sur la rationalisation de l'acte pédagogique,
les pratiques efficaces, les nouvelles techniques d'éducation, le
management éducatif, l'ingénierie de la formation. D'autre
part, la recherche en éducation s'intéresse de plus en plus
au microsocial, au " qualitatif ", aux pratiques d'acteurs, aux histoires
singulières. Ces deux mouvements ont en commun de s'attacher aux
situations et aux pratiques, au plus près du terrain. Ils redécouvrent
également la question du savoir" (Charlot, 1995).
Au cours des années 90 s'est produite une autre transformation,
qui aurait pu bouleverser les sciences de l'éducation mais ne les
a en fait touchées que marginalement : les écoles normales
primaires, qui formaient les futurs instituteurs, les centres pédagogiques
régionaux, qui assuraient en principe (mais en principe seulement...)
la même fonction pour les futurs professeurs de collèges et
lycées, et les écoles normales nationales d'apprentissage,
qui dotaient d'une réelle formation les futurs professeurs de l'enseignement
professionnel, cèdent la place à une instance de formation
unique, les instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM).
Cette universitarisation de la formation des enseignants est en partie
réelle et en partie apparente. Réelle dans la mesure où
tous les enseignants, y compris ceux du primaire, rebaptisés professeurs
des écoles, doivent désormais être titulaires d'une
licence. En partie réelle seulement, dans la mesure où, si
des postes universitaires sont créés en assez grand nombre,
la plus grande partie du corps enseignant des IUFM reste constituée
par les ex-professeurs d'école normale, des inspecteurs et des "maîtres
d'application". Apparente dans la mesure où ces IUFM sont en fait
des structures administrativement et pédagogiquement indépendantes
des universités. La grande question en débat est celle de
la recherche. Peut-il et doit-il y avoir de la recherche autonome dans
les IUFM ? Les universitaires travaillant en IUFM doivent-ils au contraire
se rattacher à des équipes d'université ? Actuellement,
c'est la seconde solution qui prévaut, ce qui contribue à
maintenir une nette distinction entre un secteur de formation des maîtres
universitaire mais professionnalisant et des universités avant tout
définies par la recherche.
Les sciences de l'éducation n'ont pas tenté d'occuper
une position dominante, ni même importante, dans les IUFM. La position
de l'Association des enseignants et chercheurs en sciences de l'éducation
a été très claire : les sciences de l'éducation
doivent être traitées dans cette affaire comme une discipline
universitaire comme les autres. Pas plus, car les sciences de l'éducation
ne se confondent pas avec des sciences de l'enfance ou de l'école
- et encore moins de la formation des maîtres. Pas moins, car il
serait paradoxal d'écarter de la formation des maîtres une
discipline centrée sur les questions éducatives (ce qui était
la tentation de certains responsables administrativo-politiques hostiles
aux sciences de l'éducation). De fait, au 31 décembre 1996,
on dénombrait 42 universitaires en sciences de l'éducation
exerçant en IUFM (8 professeurs et 34 maîtres de conférences)
sur un total de 396. Ces collègues enseignent essentiellement dans
ce qu'on nomme "formation générale" et occupent parfois,
comme ceux des autres disciplines, des postes de directeurs-adjoints, voire
de directeurs d'IUFM. Récemment, le Ministère de l'éducation
a, dans des contacts informels, avancé l'idée de rattacher
toutes les sciences de l'éducation aux IUFM et de leur confier la
dynamisation de ces IUFM ; la réaction de toutes les personnes contactées
dans le milieu des sciences de l'éducation a été clairement,
nettement et unanimement négative. Les sciences de l'éducation
se définissent comme une discipline universitaire, fondée
sur de la recherche, qui s'intéresse à l'éducation,
à l'école et à l'enfance mais aussi à la formation
des adultes, au travail social, à des questions de santé.
Cette discipline universitaire doit prendre sa part de la professionnalisation
des jeunes et des adultes, comme toute discipline universitaire mais pas
plus.
Au terme de ce résumé fort sommaire, on pourrait dire
que les sciences de l'éducation, en France, ont balancé entre
Rationalisation, Professionnalisation et Révolution. La modernité,
le pouvoir, le désir, l'égalité, l'efficacité,
le local : ces grands thèmes qui scandent l'histoire française
des sciences de l'éducation font sens pour le professionnel mais
sont aussi très liés aux grands débats politiques
des trente dernières années, bien au-delà de la question
de l'école. Cette double référence à la rationalité
pratique et aux valeurs politiques a permis à la discipline d'échapper
à l'emprise étouffante soit de la Profession enseignante
soit d'un Ministère de l'éducation nationale qui l'aurait
volontiers traitée comme un gisement d'ingénierie éducative.
En ce sens, elle a préservé un espace de recherche. Mais
cette double référence constitue également une double
menace d'être entraînée vers le prescriptif.
Au risque d'être moi-même prescriptif, voire prophétique,
je formulerai malgré tout un avis. Construire les sciences de l'éducation
comme discipline à part entière, c'est définir un
front de la recherche qui échappe à la double tentation de
l'ingénierie et de l'éminence grise. Construire les sciences
de l'éducation comme discipline socialement légitime, c'est
faire des recherches qui produisent de l'intelligibilité pour une
communauté scientifique mais aussi, sous d'autres formes, pour les
professionnels et les décideurs, et, peut-être sous d'autres
formes encore, pour les parents et les membres de la cité. Ce ne
sera assurément pas simple mais j'ai personnellement la conviction
que c'est dans la définition de ce front de la recherche que se
joue l'avenir des sciences de l'éducation comme discipline.
4. Réflexions épistémologiques à partir
d'un bref état des lieux
A quoi, ressemblent, concrètement, les sciences de l'éducation,
en France, aujourd'hui ? Un état des lieux assez complet a été
réalisé en 1993 par la CORESE (Charlot, 1995). Il n'a pas
été systématiquement actualisé depuis mais
nous disposons d'éléments d'actualisation sur certains points.
Les sciences de l'éducation sont aujourd'hui enseignées
sur tous les points du territoire universitaire français. Les départements
de sciences de l'éducation délivrent des diplômes de
second et troisième cycles (licence, maîtrise, DEA, thèse)
mais pas de premier cycle : les étudiants entrent en année
de licence avec un diplôme de premier cycle d'une autre discipline
ou par équivalence, généralement délivrée
sur la base d'une pratique professionnelle antérieure. Les professionnels
ainsi accueillis en sciences de l'éducation (et qui, très
souvent, ne pourraient pas faire d'études dans une autre discipline,
sauf à tout recommencer à zéro) sont très souvent
enseignants (du primaire plus que du secondaire), chefs d'établissement,
conseillers d'éducation ou d'orientation mais aussi formateurs d'adultes,
travailleurs sociaux, personnels de santé .
Il y a là un premier élément à retenir
: les sciences de l'éducation sont hétérogènes
quant à la formation première des étudiants (diverses
disciplines d'origine) et à leur activité professionnelle.
En 1994-95, on estimait à environ 14 000 le nombre d'étudiants
en sciences de l'éducation ; soulignons que ce sont des étudiants
en sciences de l'éducation, au sens plein du terme, et que ne sont
pas décomptés ici les étudiants qui se préparent
aux métiers d'enseignants dans les IUFM . Ces effectifs ont à
peu près doublé entre 1988-89 et 1994-95 ; ils se sont probablement
stabilisés depuis ou ont même légèrement régressé,
comme dans l'ensemble des disciplines. Les sciences de l'éducation
délivrent chaque année environ 2 600 licences, 400 maîtrises,
200 DEA et 85 thèses (Charlot, 1995, Beillerot et Demori, 1997).
Les universitaires en sciences de l'éducation enregistrés
par le ministère au 31 décembre 1996 étaient au nombre
de 396 (265 en 1992, 172 en 1987) : le corps enseignant de sciences de
l'éducation a plus que doublé entre 1987 et 1996. Une discipline
qui double son nombre d'enseignants et d'étudiants en moins de dix
ans est assurément une discipline dynamique. Mais c'est aussi une
discipline engagée dans un profond renouvellement : près
des deux tiers des universitaires qui figurent dans la liste établie
au 31 décembre 1996 ont été nommés après
1989 (Marchat, 1998). Sur ces 396 enseignants, 111 sont professeurs et
285 maîtres de conférences, 241 sont des hommes et 155 des
femmes.
Jean-François Marchat, dans un travail récent (1998),
a étudié l'origine et les trajectoires des personnes qui
apparaissent dans l'Annuaire de l'AECSE. Les objets de recherche, note-t-il,
sont très éparpillés. Toutefois, il relève
une série d'indices qui renvoient à la constitution progressive
d'une "culture spécifique" en sciences de l'éducation. Premièrement,
un nombre croissant d'universitaires en sciences de l'éducation
ont soutenu une thèse en sciences de l'éducation - et non
plus en philosophie, psychologie et sociologie, comme naguère. Deuxièmement,
plus d'un tiers des auteurs de notice revendiquent une formation "plurielle".
Troisièmement, l'évolution des références disciplinaires
invoquées par ces auteurs (en comparaison avec l'Annuaire précédent)
est tout à fait intéressante : la psychologie régresse
(mais c'est sans doute lié au fait que la didactique, à large
composante psychologique, est davantage citée) ; la sociologie progresse
et apparaît dominante ; l'histoire, la philosophie, la psychosociologie,
la pédagogie, l'anthropologie sont davantage citées qu'autrefois
; enfin, un nombre d'auteurs lui aussi plus important s'auto-définit
de façon pluridisciplinaire.
L'étude des thèses soutenues entre 1969 et 1989 d'une
part, 1990 et 1994 d'autre part (Beillerot, 1993, Beillerot et Demori,
1997), aboutit à des résultats qui convergent avec les précédents
: alors que dans la période 1969-1989, la sociologie et la psychologie
dominaient largement, dans la période suivante elles laissent davantage
de place à l'histoire, à l'économie, à la linguistique,
à la philosophie.
En 1992, Marie Duru-Bellat avait montré, à partir d'une
étude de ce qui était enseigné dans les départements
de sciences de l'éducation, que celles-ci étaient de fait
définies par un noyau de psychologie, de sociologie et de méthodologie
et, greffées sur ce noyau, des options très diversifiées
pensées en termes de disciplines ou d'objets. Les études
récentes de Beillerot et Demori et de Marchat montrent que cette
diversification s'est encore accentuée.
On aboutit ainsi à une conclusion épistémologiquement
tout à fait intéressante, que je formulerai, pour être
aussi précis que possible, en trois points.
1. Les sciences de l'éducation ont toujours été
hétérogènes, en ce qui concerne le public étudiant
et le corps enseignant.
2. Aujourd'hui, loin de se resserrer autour de quelques axes fondamentaux,
elles se diversifient davantage encore, notamment en termes de recherche.
3. Toutefois, cette diversification ne produit pas de forces centrifuges.
Plusieurs indices donnent au contraire à penser qu'une culture commune
spécifique est en train de s'élaborer dans le milieu.
Ces études récentes confortent ce que j'avais cru pouvoir
affirmer en 1995, de façon encore un peu intuitive, à partir
du travail collectif réalisé par la CORESE : si l'on parle
de ce qui existe, et non de ce que l'on rêve, l'identité spécifique
des sciences de l'éducation, au-delà des spécificités
institutionnelles, est à chercher dans une culture commune. J'ajouterai
aujourd'hui : si l'on veut avancer vers la construction d'une discipline,
il faut, à partir de cette culture commune, définir collectivement
un front de la recherche : avec des résultats établis, des
questions, des hypothèses, des objets, un programme... .
5. Les sciences de l'éducation que j'ai envie de construire
Mon texte aurait pu s'arrêter aux lignes précédentes,
et j'ai été tenté de m'en tenir là, d'autant
que ce texte est déjà long. Mais ce serait laisser croire
qu'il suffit de la référence à une culture commune
un peu vague et d'un certain volontarisme pour construire les sciences
de l'éducation comme discipline à part entière. En
fait, je crois qu'il y faudra aussi un travail théorique, sur deux
points au moins. Premièrement, qu'est-ce que cette culture commune
qui se construit peu à peu en sciences de l'éducation, comment
est-elle possible, de quoi est-elle porteuse en termes de recherche ? Deuxièmement,
en quoi la recherche en sciences de l'éducation est-elle différente
de la recherche en éducation conduite dans des unités de
psychologie ou de sociologie ? Tout à la fois, je suis évidemment
incapable de répondre de façon un peu complète à
ces deux questions et ne pourrais commencer à y répondre
qu'en disposant de beaucoup plus d'espace que celui que je m'autorise encore
à prendre ici. Je m'en tiendrai donc à l'énoncé
de quelques thèses, au sens fort du terme : affirmations théoriques
qui sont posées et doivent être établies - mais je
ne ferai ici que les poser. Je rappelle que ces thèses, en fait,
sont ancrées dans ma propre pratique et production de recherche,
que je soutiens qu'il en va de même des thèses défendues
par d'autres (même s'ils les énoncent dans des formules apparemment
impersonnelles) et que je revendique non seulement le droit mais aussi,
parfois, l'obligation déontologique de dire "je" et de personnaliser
le sujet de l'énonciation quand on traite de ces questions épistémologiques.
1. Il existe une culture spécifique qui s'est développée
en sciences de l'éducation - et peut-être, en allant plus
loin, une forme spécifique de rationalité. Ce qui définit
d'abord la spécificité des sciences de l'éducation,
c'est la circulation des questions entre le pôle des savoirs, celui
des pratiques et celui des finalités, c'est la possibilité
d'interroger l'un de ces trois pôles en se plaçant du point
de vue des deux autres (Charlot, 1995). On notera que :
a. la circulation qui existe entre ces trois pôles peut être
également pensée entre systèmes de savoirs : par exemple,
les sciences de l'éducation ouvrent la possibilité de poser
des questions de psychologue à la sociologie, et inversement ;
b. que cette circulation pose le problème de la traduction de
ce qui est produit à un pôle, avec sa logique spécifique
(celle de la recherche, celle de l'action, celle de la décision),
dans la logique des deux autres pôles ;
c. que la spécificité des sciences de l'éducation
est ici définie par des flux (c'est-à-dire, en dernière
analyse, par une situation sociale de recherche) et non par les caractéristiques
de l'objet référentiel (l'éducation).
2. Ce n'est pas un hasard si sont développées, depuis
une trentaine d'années, des "sciences" définies par un objet
ou un processus de référence plus que comme architecture
de savoirs : sciences politiques, de gestion, de l'éducation, de
la santé, de la ville.
a. Le savoir, dans notre société, n'apparaît plus
seulement sous sa forme explicite de savoir. Il est également incorporé
dans des machines, des dispositifs, des institutions ; il imprègne
notre quotidien mais comme exigence de maîtrise d'un acte ou d'un
code plus que sous sa forme de savoir explicite. Apparaissent ainsi, sur
le thème du savoir, des questions nouvelles (l'alternance, les savoirs
en acte...) ou de nouvelles façons de poser des questions anciennes
(par exemple, la question de l'échec scolaire reformulée
en termes de rapport au savoir).
b. De façon analogue, les enjeux éthiques apparaissent
de moins en moins dans des débats entre Grandes Symboliques constituées
(Dieu, la Raison, la République, la Révolution, le Socialisme,
le Communisme, la Libération nationale...), le sens de l'existence
n'est plus donné par des appartenances évidentes à
des collectifs (le monde ouvrier, la patrie, l'Église...) et les
finalités sont en débat à travers des pratiques.
Apparaissent ainsi de nouvelles configurations finalités - savoirs
- pratiques, qui offrent ces possibilités de circulation entre questions,
regards, concepts..., que j'ai évoquées ci-dessus.
3. Je propose d'assigner aux sciences de l'éducation l'horizon
problématique suivant, assurant leur spécificité et
les distinguant des recherches produites par d'autres disciplines : les
sciences de l'éducation étudient la question de l'homme du
triple point de vue de son hominisation (le devenir-être-humain),
de sa socialisation (le devenir-membre d'une cité, et même
de plusieurs), de sa personnalisation (le devenir-être singulier).
Il s'agit là d'un seul et même processus, indissociable dans
son déroulement. On peut construire des objets de recherche à
partir d'une seule dimension de ce processus (l'hominisation à l'anthropologie
ou à la philosophie, le social à la sociologie, la singularisation
à la psychologie). On peut aussi construire des objets de recherche
qui intègrent ces trois dimensions, tout en restant suffisamment
modestes pour être vraiment objets de recherches effectives. La spécificité
des sciences de l'éducation tient alors au découpage de leur
objet de recherche - et c'est parce que l'objet est ainsi découpé
que des flux peuvent s'établir entre les savoirs ainsi produits
et les pratiques ou les finalités .
On retrouve ici les intuitions à la base de la théorie
de la multiréférentialité. Mais l'erreur de cette
théorie a été de tenter de fonder la spécificité
des sciences de l'éducation sur la nature de l'objet éducation,
sur une essence de l'objet référentiel. La spécificité
des sciences de l'éducation n'est pas donnée dans l'objet
référentiel de la discipline, elle est construite :
- comme situation sociale de recherche
- comme horizon problématique
- comme parti pris épistémologique et méthodologique
de construction d'objets de recherche.
4. J'ajouterai volontiers que tout ce qui précède a une
conséquence méthodologique. Faire des sciences de l'éducation,
c'est mettre à jour, construire, théoriser, des processus.
Les sciences de l'éducation ne peuvent pas considérer qu'elles
en ont fini avec leur objet quand elles ont établi des corrélations
entre facteurs ou variables - même si ce peut être un moment
dans une activité de recherche. Expliquer, en sciences de l'éducation,
c'est montrer (ou plus probablement encore modéliser) comment une
situation advient par le jeu de processus articulés les uns aux
autres. Mais précisons que ce n'est pas là une spécificité
- on pourrait sans doute dire la même chose de la psychanalyse, de
l'histoire et de toute discipline qui introduit la question de la singularité.
Pour terminer, je voudrais insister sur l'intérêt qu'il y aurait à définir un front (large) de la recherche, permettant de construire une discipline "sciences de l'éducation". C'est peut-être ainsi que devrait se prolonger l'effort collectif engagé dans ce volume.
Bernard CHARLOT
ESCOL,
Université Paris 8 Saint-Denis
Bibliographie
Association des enseignants-chercheurs en sciences de l'éducation.
(1993). Les sciences de l'éducation, enjeux et finalités
d'une discipline . Paris : AECSE, diffusion INRP.
Beillerot, J. (1993). Les thèses en sciences de l'éducation,
Bilan de vingt années d'une discipline,1969-1989. Nanterre : Paris
X.
Beillerot, J. , & Demori, F. (1997). Les thèses en sciences
de l'éducation de 1990 à 1994. Nanterre : Université
Paris X.
Charlot, B. (1995). Les sciences de l'éducation, un enjeu, un
défi. Paris : ESF.
Duru-Bellat, M. (1992). Les études universitaires de sciences
de l'éducation en France, en 1990 : structures, contenus, publics.
Dijon : IREDU, Université de Bourgogne.
Gautherin, J. (1991). La formation d'une discipline universitaire :
la Science de l'éducation, 1880-1914 (essai d'histoire sociale).
Paris : Université Paris V.
Marchat, J.-F. (1998). Les sciences de l'éducation vues de l'Annuaire
de l'AECSE. Permanences et changements. Bulletin de l'AECSE, 20/21, 94-107.