UNIVERSITÉ PARIS 8
Formation doctorale Sciences de l'éducation

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Bernard CHARLOT

"Les sciences de l'éducation en France : une discipline apaisée, une culture commune, un front de recherche incertain", chapitre du livre Le pari des sciences de l'éducation (coord. par R. Hofstetter et B. Schneuwly), Bruxelles, De Boeck Université, collection Raisons éducatives, 1998, p. 147-168.
 

Les sciences de l'éducation en France :
une discipline apaisée, une culture commune,
un front de recherche incertain

Les sciences de l'éducation existent-elles ? Peuvent-elles et doivent-elles exister ? Pourquoi ont-elles des difficultés à exister ?
En France, pendant plus de vingt ans, une part notable de l'énergie des enseignants-chercheurs en sciences de l'éducation a été investie dans ce débat existentiel. S'il fallait dire d'emblée et brièvement ce qu'il y a de nouveau aujourd'hui en sciences de l'éducation en France, c'est peut-être ceci que je retiendrais : au début des années 90, une très large partie de la communauté des sciences de l'éducation a décidé de ne plus se torturer avec ces questions et, pour l'essentiel, de passer outre. Cette posture nouvelle coïncide avec un renouvellement profond du milieu universitaire et avec l'arrivée aux commandes institutionnelles d'une nouvelle génération mais elle bénéficie d'un large consensus, au-delà des différences de génération.
Ce consensus s'est construit autour de deux idées. Premièrement, cessons de nous lamenter et de participer à un discours de dévalorisation des sciences de l'éducation. Nous serons bons ou mauvais non pas en fonction de nos discours sur les sciences de l'éducation mais en référence aux recherches que nous mènerons et aux savoirs que nous produirons. Deuxièmement, la question de l'identité et de l'épistémologie des sciences de l'éducation doit continuer à être traitée mais dans une approche très différente de l'approche antérieure. Cessons de faire l'épistémologie de nos fantasmes de sciences de l'éducation et analysons ce que les sciences de l'éducation ont été et ont fait, et ce qu'elles sont aujourd'hui en état d'être et de faire.
Sur cette base, la discipline a produit un effort de connaissance sur elle-même qui n'a d'équivalent dans aucune autre discipline universitaire en France . C'est sur ces travaux, actualisés plus ou moins régulièrement, que je prendrai appui dans le texte qui suit.
Le débat sur l'épistémologie des sciences de l'éducation est aujourd'hui relancé par nos collègues de l'université de Genève, dans une perspective qui nous convient bien puisqu'elle associe la question épistémologique, l'approche historique et la réflexion sur l'institutionnalisation.
 Dans un premier temps, je rappellerai les thèses en présence puis proposerai quelques éléments de réflexion susceptibles d'éclairer le débat. Dans un second temps, je présenterai des éléments d'histoire puis d'état des lieux permettant de savoir ce que les sciences de l'éducation, en France, ont été et sont, ont fait et font. Enfin, dans un troisième temps, je défendrai moi-même un certain nombre de thèses, sans hésiter à dire "je" - et je m'en expliquerai.

1. Les sciences de l'éducation, réalité institutionnelle et cohérence épistémologique. Les thèses en présence
Il est indéniable que les sciences de l'éducation existent institutionnellement.
En France, elles constituent la 70ème section du Conseil National des Universités (CNU). C'est là leur forme première, et essentielle, d'existence institutionnelle : les sciences de l'éducation, en France, se définissent d'abord en référence à un statut administrativo-universitaire. Celui-ci permet que des postes "sciences de l'éducation" (éventuellement précisés dans un "profil", qui peut tout aussi bien être du type "sociologie de l'éducation" que "formation des maîtres " ou "santé") paraissent au Bulletin officiel de l'Éducation nationale et que les Professeurs et Maîtres de conférences de sciences de l'éducation gèrent leur milieu de façon autonome, indépendante des autres disciplines. Ces enseignants-chercheurs s'organisent par ailleurs dans l'Association des enseignants et chercheurs en sciences de l'éducation (AECSE), qui édite son Annuaire, dispose d'un Bulletin, se réunit environ six fois par an, organise chaque année, en alternance, un colloque ou un congrès scientifique et joue donc un rôle fondamental dans la structuration et la régulation du milieu. C'est avant tout à travers la 70ème section du CNU et l'AECSE que les sciences de l'éducation sont repérables en France.
S'y ajoutent la Biennale de la recherche et de l'innovation en éducation et formation, qui réunit plus de 1500 personnes et présente une réelle dimension internationale, ainsi que d'autres associations plus sectorielles, des revues, l'intervention de quelques membres de la communauté dans les médias et dans les grands débats nationaux. Enfin, les sciences de l'éducation sont représentées dans le Comité national de coordination de la recherche en éducation (CNCRE), constitué il y a peu.
En revanche, les sciences de l'éducation n'apparaissent guère dans les grands organismes de recherche. Elles n'étaient pas reconnues par le Conseil National de la Recherche Scientifique (CNRS) lorsque celui-ci était structuré essentiellement par disciplines ; aujourd'hui qu'il s'organise (en principe...) autour de grands thèmes, ni le mot éducation ni le mot formation n'apparaissent dans les mots-clefs du Centre (alors qu'on y trouve, par exemple, théologie...). Il y a par ailleurs en France un Institut National de la Recherche Pédagogique, où on a créé récemment quelques postes universitaires, mais celui-ci est fragile et hors d'état de porter la discipline sciences de l'éducation .
Au total, l'institutionnalisation des sciences de l'éducation est forte au niveau universitaire et la discipline est bien présente dans les grands débats sur l'école mais cette institutionnalisation est faible, pour ne pas dire inexistante, au niveau de la recherche. Il y a là, bien évidemment, une difficulté sérieuse pour la discipline : c'est la production de savoirs nouveaux, et donc la recherche, qui fonde la légitimité universitaire d'une discipline.
Autrement dit, s'il est indéniable que les sciences de l'éducation existent institutionnellement, il n'est pas du tout évident qu'elles aient une quelconque cohérence du point de vue épistémologique. Ce doute épistémologique se rencontre aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur des départements de sciences de l'éducation, aussi bien chez ceux qui défendent l'existence institutionnelle de la discipline que chez ceux qui la contestent.
On peut identifier, sur cette question, au moins cinq positions.
Certains nient, de façon radicale et souvent agressive, toute possibilité de construire une science ou même un savoir de type positif sur l'éducation.  Leur argumentation n'est pas sans intérêt. L'idée de base est que chacun porte en soi la Raison et que la République doit instruire cette Raison en ce qu'elle a d'universel,  sans accorder quelque légitimité que ce soit aux différences individuelles ou communautaires. La "pédagogie" (prononcer le mot avec dégoût...), en prétendant adapter l'acte d'enseigner aux enfants ou à leur milieu, commet une erreur tragique : le savoir et les valeurs ne s'adaptent pas au particulier, ils s'enseignent et élèvent le particulier à l'universel. Dès lors, les "sciences de l'éducation" (à prononcer avec mépris...) sont au mieux inutiles, au pire perverses : en prétendant produire un savoir positif sur les situations, les processus et les pratiques d'enseignement, elles posent implicitement que c'est l'enseignement qui doit s'adapter aux élèves alors que c'est l'élève qui doit s'élever à l'universel.
A une époque où l'on tend à réduire la fonction de l'école à la préparation à l'insertion professionnelle et où la question même du plaisir d'apprendre et du sens de ce que l'on apprend tend à être enterrée, une telle interpellation mérite d'être entendue. D'une part, elle refuse que la question des fins de l'éducation soit étouffée par l'accumulation de savoirs ponctuels et parcellaires. D'autre part, elle rappelle que tout discours sur l'éducation, quel qu'il soit, et donc aussi tout discours à prétention savante, doit s'expliquer sur le statut qu'il assigne à celui qui est éduqué. Si cette critique philosophique et politique attirait l'attention sur les limites, les cadres, les conditions de validité... de ce que produisent les sciences de l'éducation, elle serait précieuse. Le problème est que, en France, cette position sert surtout de rente médiatique à quelques petits "philosophes" "républicains", qui masquent derrière leurs discours sur l'universel des positions socialement conservatrices. Il est impossible d'engager avec eux un débat ayant un minimum de rigueur car ils se sont inventé, sous le nom de "sciences de l'éducation", un adversaire qui ne correspond en rien aux idées défendues par les sciences de l'éducation.
Une deuxième thèse, qui a occupé une position forte dans le milieu français des sciences de l'éducation et qui perdure, bien qu'elle soit aujourd'hui en net recul, met en avant la réalité institutionnelle des sciences de l'éducation tout en leur déniant toute consistance épistémologique : il existe des départements portant ce nom mais celui-ci ne renvoie pas à une discipline cohérente, ni actuellement ni potentiellement. Ce que l'on appelle "sciences de l'éducation" est la juxtaposition institutionnelle de branches particulières d'autres sciences, juxtaposition qui obéit à une rationalité de type organisationnelle (réunir dans le même lieu différents spécialistes de l'éducation) et non de type épistémologique.
Une troisième position repose sur le constat que cette juxtaposition institutionnelle a produit quelque chose comme "une culture commune" . Comme l'expliquait très bien Michel Bataille lors des travaux de la CORESE (Charlot, 1995), être psychologue dans un département de psychologie ou dans un département de sciences de l'éducation, ce n'est pas être psychologue exactement de la même façon. Le psychologue du département de psychologie prête une attention prioritaire à ce que la psychologie produit, y compris dans d'autres champs que le sien ; le psychologue rattaché à un département de sciences de l'éducation se tient d'abord informé de ce qui se produit sur l'éducation, y compris dans d'autres disciplines que la sienne.
Cette position me semble actuellement dominante dans le milieu universitaire "sciences de l'éducation" en France. Sans doute parce qu'il s'agit d'une position pragmatique et ouverte qui facilite la vie commune, d'un constat plus que d'une thèse sur une "nature" des sciences de l'éducation. Mais sans doute aussi parce que les universités commencent à recruter des chercheurs qui ont fait leur thèse en sciences de l'éducation, et non pas dans une autre discipline, et qui sont donc davantage sensibles à cette culture commune.
Une telle position présente-t-elle un sens du point de vue épistémologique ? Je crois que oui : elle invite à une définition des sciences de l'éducation en termes d'échanges de questions, de concepts, de résultats. Dans cette perspective, les sciences de l'éducation présentent une spécificité, qui reste d'ailleurs largement à définir et à explorer, mais celle-ci doit être pensée en termes de flux et non de système architectonique de savoir. Cette position est celle dont je me sens actuellement le plus proche, et j'aurai donc l'occasion de revenir sur ces questions.
Une quatrième position, inlassablement propagée par Jacques Ardoino et ceux qui se sentent proches de lui, tout au moins sur ce point, défend l'idée de multiréférentialité. Les sciences de l'éducation traitent de l'homme, c'est-à-dire d'un objet "opaque", "complexe", porteur d'un pouvoir de "négatricité". Un tel objet ne peut être appréhendé par une seule science ; il ne peut pas non plus être découpé en "dimensions" prises en charge par diverses disciplines et totalisées, de façon "multidimensionnelle", par les sciences de l'éducation. Un tel objet requiert la mise en œuvre croisée de plusieurs approches, croisement qui produira une intelligibilité nouvelle et spécifique sans pour autant amener cet objet à la transparence. C'est en ce sens que j'ai caractérisé cette position comme un "cubisme épistémologique" (Charlot, 1995).
Cette thèse de la multiréférentialité ne peut guère prendre appui sur des recherches effectives correspondant vraiment à la position épistémologique annoncée - ce qui la fragilise et risque de la réduire à un discours épistémologique sans objet de référence. Plus grave encore que cette objection de fait, on peut lui adresser une objection de principe : les sciences ne traitent pas directement leur objet référentiel, elles construisent les objets sur lesquels elles produisent des énoncés. La physique ne produit pas des énoncés sur la nature mais sur l'atome, la force magnétique, etc.. La biologie ne traite pas de la vie mais de la cellule, du gène, de l'ADN, etc.. La sociologie dit ce qu'est le social à travers une série de concepts, construits, précisément pour le dire (par exemple, chez Bourdieu, habitus, champ, capital...). Dans ces conditions, que les sciences de l'éducation traitent d'un objet "opaque" porteur de "négatricité" (le sujet) ne suffit pas à établir la nécessité d'une épistémologie spécifique, multiréférentielle. Comme le disent fort justement Rita Hofstetter et Bernard Schneuwly , les spécificités de l'objet ne caractérisent pas à l'identique la discipline elle-même dès lors que celle-ci construit un objet de connaissance en rupture avec le sens commun.
On aboutit ainsi à une cinquième position : les sciences de l'éducation sont potentiellement une discipline scientifique comme les autres et elles peuvent le devenir effectivement si elles parviennent à construire des objets. Cette thèse ne me semble pas être défendue comme telle en France - mais on pourrait aussi bien avancer que c'est en fait la thèse de ceux qui travaillent à produire du savoir sur l'éducation sans distraire une partie de leur temps dans des débats épistémologiques... Mais cette "constitution des sciences de l'éducation comme discipline", cet "avènement comme discipline scientifique" est ce qu'appellent de leurs vœux Rita Hofstetter et Bernard Schneuwly, chevilles ouvrières de l'entreprise qui aboutit au présent volume.
L'enjeu du débat n'est pas seulement épistémologique, il est aussi (et peut-être surtout) symbolique : la question est de savoir si la discipline "sciences de l'éducation" est légitime et l'argumentation s'organise autour du thème de la normalité ou de la spécificité de cette discipline. A y regarder de plus près, l'argumentation laisse parfois songeur. Ainsi, la spécificité de l'objet des sciences de l'éducation permet soit de leur dénier toute légitimité (thèse 1 : l'éducation de l'homme est trop spécifique pour devenir l'objet d'un discours scientifique) soit de fonder leur légitimité de discipline multiréférentielle (thèse 4 : les sciences de l'éducation sont épistémologiquement légitimes, en tant que leur objet est multiréférentiel). Ainsi encore, la légitimité des sciences de l'éducation est argumentée parfois par leur spécificité (thèses 3 et 4), parfois par leur normalité (thèse 5). Ainsi enfin, on reconnaît aux sciences de l'éducation une  légitimité purement organisationnelle - institutionnelle (thèse 2) ou, plus largement, épistémologique et scientifique (thèses 4 et 5, avec des arguments différents) ou tout au moins culturelle (thèse 3).
Un débat à ce point articulé sur des questions de légitimité et de normalité / spécificité est évidemment piégé par des enjeux idéologiques et corporatistes. Pour avancer, il faut sans doute recentrer le débat sur la question de la production de savoir et sur la définition d'une science comme programme de recherche.  Peu importe, au fond, que les sciences de l'éducation soient ou non "autres", c'est même là une question assez oiseuse : comme le rappelle Marie-Noëlle Schurmans dans le document préparatoire à la réunion du 5 mars 1998 qui a permis une confrontation des points de vue entre les auteurs de ce volume, c'est attribuer aux sciences de l'éducation "une altérité de type essentialiste". Et comme l'a dit Bernard Schneuwly, le problème est de savoir ce que nous voulons faire avec ces sciences de l'éducation. Ce ne sont pas seulement les objets scientifiques qui se construisent mais aussi les sciences elles-mêmes. Produisons des recherches, en prenant appui sur cette culture spécifique qui s'est développée en "sciences de l'éducation", et c'est à partir de ces recherches effectives (et non de discours sur ce que les sciences de l'éducation sont "par nature" et doivent être) que l'on pourra avancer sur la question de savoir si les sciences de l'éducation ont ou non une spécificité épistémologique - et laquelle.
Je reprendrai donc la réflexion, dans la section qui suit, à partir de la question de la production de savoir sur l'éducation.
Je la poursuivrai ensuite en prenant appui sur quelques éléments d'histoire et d'état des lieux (en France), indispensables si l'on veut réfléchir sur les sciences de l'éducation telles qu'elles se sont effectivement construites.
Je terminerai, envers et contre tout, et en bousculant les traditions, l'académisme (et peut-être même la pudeur calviniste...), en disant "JE". Je parlerai des sciences de l'éducation que j'ai envie de construire. Non pas (en tout cas pas simplement...) par narcissisme mais par refus de participer à une hypocrisie qui s'est instituée en norme. Pour rester scientifique dans ce débat, on serait obligé de parler de façon impersonnelle, du point de vue de la science et de l'universel. Mais en fait, qui parle de l'épistémologie des sciences de l'éducation et de la recherche en sciences de l'éducation ? Ou bien des gens qui n'ont pas de difficulté à adopter le point de vue de l'universel parce qu'ils ne font pas de recherche (ou n'en font plus depuis longtemps), ou bien des gens qui présentent, de façon "impersonnelle", "scientifique" et "objective", leurs propres choix de chercheurs comme la vérité de la discipline "sciences de l'éducation". C'est à partir des recherches que l'on a fait, que l'on fait et que l'on a envie de faire que l'on énonce des thèses sur ce que sont et doivent être les sciences de l'éducation. Et il est fort bien qu'il en soit ainsi - mais il est épistémologiquement et déontologiquement regrettable que cet enracinement du discours soit occulté. Je souhaite que cette question également soit  mise en débat dans la communauté de sciences de l'éducation : quels sont les rapports entre les positions épistémologiques défendues par un auteur et les recherches qu'il produit effectivement ?

2. Savoir, savoir spécifique, science, légitimité sociale de la science
Dans le débat sur les sciences de l'éducation, il serait utile de distinguer  quatre questions, que l'on mêle trop souvent :
. Peut-on produire un savoir rigoureux sur l'éducation ?
. Les sciences de l'éducation produisent-elles des savoirs spécifiques ? Et si oui, quelle est la nature de cette spécificité ?
. Les savoirs produits sur l'éducation peuvent-ils être organisés en science(s) ?
. A quelles conditions ces savoirs (cette science, ces sciences...) peuvent-ils être socialement reconnus comme légitimes ?
La première thèse que nous avons évoquée ne se contente pas de refuser quelque légitimité que ce soit aux sciences de l'éducation, elle nie la possibilité même de produire un savoir positif sur l'éducation. Aussi s'aperçoit-on, quand on y regarde de près, que les critiques portent en fait, bien souvent, sur une sociologie de l'éducation ou (en général à travers la mise en cause de la didactique) sur une psychologie de l'éducation. Il s'agit là d'une énième version du discours philosophique déniant toute possibilité de construire une science de l'homme. Ce discours se polarise sur les sciences de l'éducation car celles-ci constituent un maillon encore faible des sciences humaines. Mais c'est l'ensemble de ces sciences humaines qui sont assaillies par des discours virulents lorsqu'elles traitent de l'éducation. Produire un savoir c'est toujours mettre en cause une vision de sens commun - et, bien souvent, les intérêts que cette vision exprime et camoufle à la fois. Lorsque ce savoir porte sur l'éducation, il met en cause la vision de sens commun des enseignants, c'est-à-dire de ceux qui sont chargés de transmettre un savoir savant et qui, par là même, disposent d'un fort pouvoir social de légitimation en matière de savoir. Le tour de passe-passe idéologique consiste à prétendre faire bénéficier sa pratique (enseigner) de la légitimité dont dispose le référent de cette pratique (le savoir savant).
La première question est donc de savoir si l'on peut produire sur l'éducation un savoir rigoureux, différent de l'expérience de sens commun et plus valide que celle-ci. C'est de là qu'il faut partir, sans se laisser enfermer dans le piège d'un débat binaire sur le concept de "science" (science ou non science). Le premier point n'est pas d'établir que l'on produit des savoirs "scientifiques" mais que l'on produit des savoirs "rigoureux" - c'est-à-dire "des savoirs qui obéissent à certaines règles, tant pour la construction des énoncés et des discours que pour le recueil et l'interprétation des données" (Charlot, 1995). Il existe certes des formes plurielles de rigueur mais être rigoureux c'est toujours produire un énoncé contrôlable selon certaines règles, dans une communauté, et non pas "dire n'importe quoi".
Cette première question concerne toute discipline produisant des énoncés sur l'éducation - sociologie, psychologie, histoire, philosophie, sciences de l'éducation..... La seconde question est de savoir si ce que l'on appelle "sciences de l'éducation" produit des savoirs spécifiques. De quelle nature pourrait être une telle spécificité ?
Ce ne peut pas être une spécificité de l'objet référentiel. L'éducation est un objet de recherche pour plusieurs disciplines et la nature de cet objet ne suffit donc pas à établir la spécificité d'une de ces disciplines.
Ce ne peut pas être non plus une spécificité de la démarche. Toute production de connaissances travaille à partir de questions, ou d'hypothèses, ou d'une exploration systématique (d'une situation, d'un corpus...), recueille et interprète des données selon certaines règles, produit et présente des énoncés également selon certaines règles. Toute autre démarche, par exemple invoquant la conviction intime ou une obligation idéologique d'admettre tel énoncé, ne produit pas un savoir spécifique mais une sortie hors du champ du savoir.
Cette spécificité peut-elle être celle d'une méthode, d'une approche, d'une posture ? C'est ici qu'il faudrait reprendre la question de la multiréférentialité. Pour moi, la multiréférentialité est une posture épistémologique intéressante mais non opérationnalisée dans une pratique spécifique. Pour être parfaitement clair : je comprends de quoi il s'agit mais je ne l'ai jamais vue fonctionner dans une production effective de savoir nouveau.
Restent deux possibilités - qui ne me semblent d'ailleurs pas incompatibles (mais je n'en suis pas tout à fait sûr...).
Première possibilité, correspondant à la troisième thèse que nous avons évoquée ci-dessus : la spécificité des sciences de l'éducation réside dans leur questionnement, dans leur horizon problématique et non dans leur objet ou dans leurs méthodes. Le fait que diverses disciplines soient regroupées dans un même département universitaire et les rapports que ces sciences de l'éducation entretiennent avec la pratique et avec la politique produisent des questions et des problématiques spécifiques - que rend par ailleurs possibles (mais non nécessaires) la nature même de leur objet référentiel. Pour donner tout de suite un exemple, la problématique du rapport au savoir me semble être spécifique des sciences de l'éducation : il y a là un ensemble de questions qui ne pouvaient être formulées et développées que dans la culture spécifique des sciences de l'éducation .
Deuxième possibilité, correspondant à la cinquième thèse évoquée ci-dessus : les sciences de l'éducation sont une discipline comme les autres, sans spécificité particulière. On peut alors se demander pourquoi elles rencontrent tant de difficultés pour se développer comme une discipline scientifique à part entière. Rita Hofstetter et Bernard Schneuwly mettent en avant le poids de la fonction prescriptive qu'on leur assigne et la nécessité de "séparer clairement discipline et profession". Dénouer ce lien est assurément une condition pour définir les sciences de l'éducation comme corps de savoirs (science) et non plus seulement par une position institutionnelle. Mais si cette condition est nécessaire, elle n'est pas suffisante : encore faut-il montrer que l'éducation peut, et doit, être l'objet de référence d'un corps de savoirs spécifique. L'histoire, la psychologie, la sociologie se sont autonomisées scientifiquement en posant comme spécifique, et requérant une science particulière, le fait historique, le fait psychique, le fait social. En quoi le fait éducatif relève-t-il d'une discipline distincte ? Pourquoi l'éducation et pas la famille, le travail, l'amour, etc. ? Ou alors, faut-il construire aussi des sciences de la famille, des sciences du travail, des sciences de l'amour ? C'est-à-dire repenser le mode de mise en cohérence des savoirs, de construction de corps de savoirs ?
Nous rencontrons ici une troisième question : après celle du savoir et celle de son éventuelle spécificité, celle de la science.
Une science, ce n'est pas seulement un ensemble de savoirs rigoureux, c'est une organisation, une mise en ordre de ces savoirs. L'idée de science implique celle de cumulativité : au minimum, cumul d'une expérience collective (dans la discipline, on a déjà fait cela, défendu telle position, utilisé tel concept...), au maximum cumul de résultats, organisés et réorganisés dans un système de savoirs qui définit la science en question. Il faut envisager l'hypothèse que les chercheurs et les départements se réclamant des sciences de l'éducation produisent effectivement des savoirs sans pour autant être capables de cumuler ces savoirs dans un corpus quelque peu organisé - ni même peut-être de constituer une expérience et une mémoire collectives. Sous une autre forme : prouver que l'on produit des savoirs ne suffit pas pour se revendiquer comme science ; il est en effet logiquement possible que ces savoirs fassent sens en référence à des situations ou à des pratiques ponctuelles sans pour autant se cumuler dans un système de savoir. Le point crucial est sans doute ici de pouvoir identifier un front de la recherche. Quelles sont les questions vives, les questions en travail, celles sur lesquelles on a besoin d'avancer ? Pour être collectivement porteuse du développement d'une science, une collectivité doit pouvoir répondre à cette question. Le groupe humain identifié comme "sciences de l'éducation" en est-il aujourd'hui capable ?
Enfin, se pose également la question de l'institutionnalisation et de la légitimation sociale d'une science - question qui a des effets épistémologiques. D'une part, il n'y a pas de science sans communauté scientifique construisant cette science - donc sans institutions de production et de transmission de savoir. D'autre part, la légitimation sociale d'une science doit résoudre une contradiction : il n'y a pas de production de savoir scientifique sans coupure épistémologique ; or, cette coupure produit un savoir qui ne fait pas sens en tant que tel pour ceux qui n'appartiennent pas à la communauté scientifique concernée ; donc, la légitimation sociale d'une science ne peut pas découler directement de sa consistance épistémologique. Toute science doit affronter cette contradiction, mais en des termes qui peuvent être différents. La physique ou la chimie n'entrent pas trop en concurrence avec des explications du monde produites par le sens commun. En revanche, cette concurrence est forte dans le cas des sciences humaines et très forte pour les sciences de l'éducation : pour avoir été enfant et être souvent parent, chacun "sait" ce qu'est l'éducation et comment il faut éduquer... En somme, une science doit être socialement légitimée par des gens qui ou bien n'y entendent rien ou bien, et tout à la fois, n'y entendent rien (du savoir savant) et en entendent trop (du sens commun).
Les sciences me semblent résoudre cette difficulté de trois façons, qui peuvent se cumuler. Premièrement, en produisant des effets, avec une sûreté et une régularité suffisamment grandes pour être attribuées à du savoir même si, pour le sens commun, cela garde un petit côté magique ; ainsi, les sciences politiques doivent sans doute une bonne part de leur légitimité dans l'opinion publique à l'efficacité des instituts de sondage... Deuxièmement, une science est reconnue comme légitime lorsqu'elle produit un regard nouveau sur son objet de référence ; ainsi, la sociologie de la reproduction des années 60 et 70 a imposé une autre façon de regarder l'école, y compris à ceux qui n'ont pas la moindre idée de ce que signifie le concept d'habitus. Troisièmement, et par extension du cas précédent, une science est légitimée lorsque, traduite sous une forme ou une autre, elle produit de l'intelligibilité sur des situations et des pratiques : on ne comprend rien à Lacan mais la métaphore du refoulement et la notion d'inconscient permettent de comprendre bien des choses de la vie quotidienne.
Séparer clairement discipline et profession et refuser d'assumer la fonction prescriptive est une chose. Mais même ainsi constituées en "discipline scientifique", les sciences de l'éducation devraient, comme toute autre, affronter la question de leur légitimation sociale : quels effets attestant qu'elles sont un savoir, quels regards nouveaux, quelles formes d'intelligibilité ont-elles produit jusqu'ici et sont-elles capables de produire ?
Si l'espace, le temps et la compétence m'étaient donnés, j'entreprendrais maintenant d'apporter des éléments de réponses aux quatre questions qui viennent d'être posées (savoir, savoir spécifique, science, science socialement légitime) à partir de l'histoire des sciences de l'éducation en France et d'un état des lieux de la discipline. Une telle ambition est évidemment disproportionnée, elle relève d'une entreprise collective. Pour autant, je vais donner quelques repères sur cette histoire et cet état des lieux, toujours dans une perspective épistémologique.

3. Réflexions épistémologiques à partir de quelques éléments d'histoire
Pendant des siècles, il n'y a pas eu de sciences de l'éducation. L'éducation était l'objet d'un discours éthique, philosophique, religieux, politique, qui ne prétendait pas au statut de science ni même de savoir rigoureux. Même à l'époque contemporaine, il n'y a pas eu de production d'un savoir sur l'éducation là où on aurait pu l'attendre ; Piaget, par exemple, est bien davantage un psychologue de l'intelligence qu'un psychologue de l'éducation. Au fond, le vrai problème n'est pas de savoir pourquoi les sciences de l'éducation ont des difficultés à exister mais pourquoi il y a aujourd'hui une discipline universitaire, des enseignants, des diplômes intitulés sciences de l'éducation alors qu'il n'y en avait pas avant. Qu'est-ce qui a rendu possible les sciences de l'éducation, comme réalité institutionnelle et ambition scientifique ? Comment se fait-il qu'à un moment donné on ait voulu produire sur l'éducation du savoir, selon certaines règles de rigueur ?
Laissons ici de côté la première fondation d'une science de l'éducation en France, à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème. Celle-ci, en effet, n'a pas marqué l'actuelle discipline, elle l'a même si peu marquée qu'il a fallu attendre la thèse récente de Jacqueline Gautherin pour que la majorité des universitaires français de sciences de l'éducation découvrent que celles-ci auraient pu naître il y a un siècle . Les sciences de l'éducation contemporaines ont été instituées, en France, en 1967, à l'occasion d'une redéfinition de l'ensemble des cursus universitaires. Quelques universitaires issus de la philosophie songeaient, depuis quelques années, à une formation visant essentiellement les formateurs d'enseignants et prenant appui sur des savoirs positifs ; ils hésitaient d'ailleurs sur le nom de la discipline : pédagogie ou sciences de l'éducation ? La date de naissance des sciences de l'éducation n'est pas sans signification. Elles sont pensées dans une décennie qui s'est résolument engagée vers une démocratisation et une réforme de l'école et qui parie sur une rationalisation du système éducatif et de l'acte pédagogique. On peut alors rêver à une "pédagogie expérimentale" et à des "mathématiques modernes" (elles seront instituées deux ans après les sciences de l'éducation) assurant à tous une réussite scolaire dans des formes culturelles actualisées.
Huit départements de sciences de l'éducation seront créés entre 1967 et 1970. Mais ces sciences de l'éducation instituées sous le signe de la rationalité et de la modernité grandissent dans la période hyperpolitisée qui suit 1968. Elles traiteront davantage du Désir et du Pouvoir dans l'éducation que de pédagogie expérimentale ou d'efficacité didactique. Les sciences de l'éducation participent à la contestation marxiste de l'école capitaliste et jouent un rôle majeur dans le développement du courant de contestation institutionnaliste. Elles y gagnent une solide réputation de discipline politique, polémique et subversive. En revanche, elles ne s'engagent guère sur la question du savoir, qui, si l'on excepte les travaux de Snyders, est laissée aux associations de spécialistes et aux didactiques, qui sont en train de naître dans les disciplines d'origine bien plus qu'au sein des sciences de l'éducation.
L'expansion des sciences de l'éducation reprend dans les années 80 et 90 : il existe actuellement 23 départements (ou équivalents) universitaires de sciences de l'éducation en France. Les thèmes de recherche se sont beaucoup diversifiés mais deux grands mouvements résument assez bien les principales évolutions au cours de ces deux décennies. "D'une part, se développent un ensemble de recherches qui portent sur la rationalisation de l'acte pédagogique, les pratiques efficaces, les nouvelles techniques d'éducation, le management éducatif, l'ingénierie de la formation. D'autre part, la recherche en éducation s'intéresse de plus en plus au microsocial, au " qualitatif ", aux pratiques d'acteurs, aux histoires singulières. Ces deux mouvements ont en commun de s'attacher aux situations et aux pratiques, au plus près du terrain. Ils redécouvrent également la question du savoir" (Charlot, 1995).
Au cours des années 90 s'est produite une autre transformation, qui aurait pu bouleverser les sciences de l'éducation mais ne les a en fait touchées que marginalement : les écoles normales primaires, qui formaient les futurs instituteurs, les centres pédagogiques régionaux, qui assuraient en principe (mais en principe seulement...) la même fonction pour les futurs professeurs de collèges et lycées, et les écoles normales nationales d'apprentissage, qui dotaient d'une réelle formation les futurs professeurs de l'enseignement professionnel, cèdent la place à une instance de formation unique, les instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM). Cette universitarisation de la formation des enseignants est en partie réelle et en partie apparente. Réelle dans la mesure où tous les enseignants, y compris ceux du primaire, rebaptisés professeurs des écoles, doivent désormais être titulaires d'une licence. En partie réelle seulement, dans la mesure où, si des postes universitaires sont créés en assez grand nombre, la plus grande partie du corps enseignant des IUFM reste constituée par les ex-professeurs d'école normale, des inspecteurs et des "maîtres d'application". Apparente dans la mesure où ces IUFM sont en fait des structures administrativement et pédagogiquement indépendantes des universités. La grande question en débat est celle de la recherche. Peut-il et doit-il y avoir de la recherche autonome dans les IUFM ? Les universitaires travaillant en IUFM doivent-ils au contraire se rattacher à des équipes d'université ? Actuellement, c'est la seconde solution qui prévaut, ce qui contribue à maintenir une nette distinction entre un secteur de formation des maîtres universitaire mais professionnalisant et des universités avant tout définies par la recherche.
Les sciences de l'éducation n'ont pas tenté d'occuper une position dominante, ni même importante, dans les IUFM. La position de l'Association des enseignants et chercheurs en sciences de l'éducation a été très claire : les sciences de l'éducation doivent être traitées dans cette affaire comme une discipline universitaire comme les autres. Pas plus, car les sciences de l'éducation ne se confondent pas avec des sciences de l'enfance ou de l'école - et encore moins de la formation des maîtres. Pas moins, car il serait paradoxal d'écarter de la formation des maîtres une discipline centrée sur les questions éducatives (ce qui était la tentation de certains responsables administrativo-politiques hostiles aux sciences de l'éducation). De fait, au 31 décembre 1996, on dénombrait 42 universitaires en sciences de l'éducation exerçant en IUFM (8 professeurs et 34 maîtres de conférences) sur un total de 396. Ces collègues enseignent essentiellement dans ce qu'on nomme "formation générale" et occupent parfois, comme ceux des autres disciplines, des postes de directeurs-adjoints, voire de directeurs d'IUFM. Récemment, le Ministère de l'éducation a, dans des contacts informels, avancé l'idée de rattacher toutes les sciences de l'éducation aux IUFM et de leur confier la dynamisation de ces IUFM ; la réaction de toutes les personnes contactées dans le milieu des sciences de l'éducation a été clairement, nettement et unanimement négative. Les sciences de l'éducation se définissent comme une discipline universitaire, fondée sur de la recherche, qui s'intéresse à l'éducation, à l'école et à l'enfance mais aussi à la formation des adultes, au travail social, à des questions de santé. Cette discipline universitaire doit prendre sa part de la professionnalisation des jeunes et des adultes, comme toute discipline universitaire mais pas plus.
Au terme de ce résumé fort sommaire, on pourrait dire que les sciences de l'éducation, en France, ont balancé entre Rationalisation, Professionnalisation et Révolution. La modernité, le pouvoir, le désir, l'égalité, l'efficacité, le local : ces grands thèmes qui scandent l'histoire française des sciences de l'éducation font sens pour le professionnel mais sont aussi très liés aux grands débats politiques des trente dernières années, bien au-delà de la question de l'école. Cette double référence à la rationalité pratique et aux valeurs politiques a permis à la discipline d'échapper à l'emprise étouffante soit de la Profession enseignante soit d'un Ministère de l'éducation nationale qui l'aurait volontiers traitée comme un gisement d'ingénierie éducative. En ce sens, elle a préservé un espace de recherche. Mais cette double référence constitue également une double menace d'être entraînée vers le prescriptif.
Au risque d'être moi-même prescriptif, voire prophétique, je formulerai malgré tout un avis. Construire les sciences de l'éducation comme discipline à part entière, c'est définir un front de la recherche qui échappe à la double tentation de l'ingénierie et de l'éminence grise. Construire les sciences de l'éducation comme discipline socialement légitime, c'est faire des recherches qui produisent de l'intelligibilité pour une communauté scientifique mais aussi, sous d'autres formes, pour les professionnels et les décideurs, et, peut-être sous d'autres formes encore, pour les parents et les membres de la cité. Ce ne sera assurément pas simple mais j'ai personnellement la conviction que c'est dans la définition de ce front de la recherche que se joue l'avenir des sciences de l'éducation comme discipline.

4. Réflexions épistémologiques à partir d'un bref état des lieux
A quoi, ressemblent, concrètement, les sciences de l'éducation, en France, aujourd'hui ? Un état des lieux assez complet a été réalisé en 1993 par la CORESE (Charlot, 1995). Il n'a pas été systématiquement actualisé depuis mais nous disposons d'éléments d'actualisation sur certains points.
Les sciences de l'éducation sont aujourd'hui enseignées sur tous les points du territoire universitaire français. Les départements de sciences de l'éducation délivrent des diplômes de second et troisième cycles (licence, maîtrise, DEA, thèse) mais pas de premier cycle : les étudiants entrent en année de licence avec un diplôme de premier cycle d'une autre discipline ou par équivalence, généralement délivrée sur la base d'une pratique professionnelle antérieure. Les professionnels ainsi accueillis en sciences de l'éducation (et qui, très souvent, ne pourraient pas faire d'études dans une autre discipline, sauf à tout recommencer à zéro) sont très souvent enseignants (du primaire plus que du secondaire), chefs d'établissement, conseillers d'éducation ou d'orientation mais aussi formateurs d'adultes, travailleurs sociaux, personnels de santé .
 Il y a là un premier élément à retenir : les sciences de l'éducation sont hétérogènes quant à la formation première des étudiants (diverses disciplines d'origine) et à leur activité professionnelle.
En 1994-95, on estimait à environ 14 000 le nombre d'étudiants en sciences de l'éducation ; soulignons que ce sont des étudiants en sciences de l'éducation, au sens plein du terme, et que ne sont pas décomptés ici les étudiants qui se préparent aux métiers d'enseignants dans les IUFM . Ces effectifs ont à peu près doublé entre 1988-89 et 1994-95 ; ils se sont probablement stabilisés depuis ou ont même légèrement régressé, comme dans l'ensemble des disciplines. Les sciences de l'éducation délivrent chaque année environ 2 600 licences, 400 maîtrises, 200 DEA et 85 thèses (Charlot, 1995, Beillerot et Demori, 1997).
Les universitaires en sciences de l'éducation enregistrés  par le ministère au 31 décembre 1996 étaient au nombre de 396 (265 en 1992, 172 en 1987) : le corps enseignant de sciences de l'éducation a plus que doublé entre 1987 et 1996. Une discipline qui double son nombre d'enseignants et d'étudiants en moins de dix ans est assurément une discipline dynamique. Mais c'est aussi une discipline engagée dans un profond renouvellement : près des deux tiers des universitaires qui figurent dans la liste établie au 31 décembre 1996 ont été nommés après 1989 (Marchat, 1998). Sur ces 396 enseignants, 111 sont professeurs et 285 maîtres de conférences, 241 sont des hommes et 155 des femmes.
Jean-François Marchat, dans un travail récent (1998), a étudié l'origine et les trajectoires des personnes qui apparaissent dans l'Annuaire de l'AECSE. Les objets de recherche, note-t-il, sont très éparpillés. Toutefois, il relève une série d'indices qui renvoient à la constitution progressive d'une "culture spécifique" en sciences de l'éducation. Premièrement, un nombre croissant d'universitaires en sciences de l'éducation ont soutenu une thèse en sciences de l'éducation - et non plus en philosophie, psychologie et sociologie, comme naguère. Deuxièmement, plus d'un tiers des auteurs de notice revendiquent une formation "plurielle". Troisièmement, l'évolution des références disciplinaires invoquées par ces auteurs (en comparaison avec l'Annuaire précédent) est tout à fait intéressante : la psychologie régresse (mais c'est sans doute lié au fait que la didactique, à large composante psychologique, est davantage citée) ; la sociologie progresse et apparaît dominante ; l'histoire, la philosophie, la psychosociologie, la pédagogie, l'anthropologie sont davantage citées qu'autrefois ; enfin, un nombre d'auteurs lui aussi plus important s'auto-définit de façon pluridisciplinaire.
L'étude des thèses soutenues entre 1969 et 1989 d'une part, 1990 et 1994 d'autre part (Beillerot, 1993, Beillerot et Demori, 1997), aboutit à des résultats qui convergent avec les précédents : alors que dans la période 1969-1989, la sociologie et la psychologie dominaient largement, dans la période suivante elles laissent davantage de place à l'histoire, à l'économie, à la linguistique, à la philosophie.
En 1992, Marie Duru-Bellat avait montré, à partir d'une étude de ce qui était enseigné dans les départements de sciences de l'éducation, que celles-ci étaient de fait définies par un noyau de psychologie, de sociologie et de méthodologie et, greffées sur ce noyau, des options très diversifiées pensées en termes de disciplines ou d'objets. Les études récentes de Beillerot et Demori et de Marchat montrent que cette diversification s'est encore accentuée.
On aboutit ainsi à une conclusion épistémologiquement tout à fait intéressante, que je formulerai, pour être aussi précis que possible, en trois points.
1. Les sciences de l'éducation ont toujours été hétérogènes, en ce qui concerne le public étudiant et le corps enseignant.
2. Aujourd'hui, loin de se resserrer autour de quelques axes fondamentaux, elles se diversifient davantage encore, notamment en termes de recherche.
3. Toutefois, cette diversification ne produit pas de forces centrifuges. Plusieurs indices donnent au contraire à penser qu'une culture commune spécifique est en train de s'élaborer dans le milieu.
Ces études récentes confortent ce que j'avais cru pouvoir affirmer en 1995, de façon encore un peu intuitive, à partir du travail collectif réalisé par la CORESE : si l'on parle de ce qui existe, et non de ce que l'on rêve, l'identité spécifique des sciences de l'éducation, au-delà des spécificités institutionnelles, est à chercher dans une culture commune. J'ajouterai aujourd'hui : si l'on veut avancer vers la construction d'une discipline, il faut, à partir de cette culture commune, définir collectivement un front de la recherche : avec des résultats établis, des questions, des hypothèses, des objets, un programme... .

5. Les sciences de l'éducation que j'ai envie de construire
Mon texte aurait pu s'arrêter aux lignes précédentes, et j'ai été tenté de m'en tenir là, d'autant que ce texte est déjà long. Mais ce serait laisser croire qu'il suffit de la référence à une culture commune un peu vague et d'un certain volontarisme pour construire les sciences de l'éducation comme discipline à part entière. En fait, je crois qu'il y faudra aussi un travail théorique, sur deux points au moins. Premièrement, qu'est-ce que cette culture commune qui se construit peu à peu en sciences de l'éducation, comment est-elle possible, de quoi est-elle porteuse en termes de recherche ? Deuxièmement, en quoi la recherche en sciences de l'éducation est-elle différente de la recherche en éducation conduite dans des unités de psychologie ou de sociologie ? Tout à la fois, je suis évidemment incapable de répondre de façon un peu complète à ces deux questions et ne pourrais commencer à y répondre qu'en disposant de beaucoup plus d'espace que celui que je m'autorise encore à prendre ici. Je m'en tiendrai donc à l'énoncé de quelques thèses, au sens fort du terme : affirmations théoriques qui sont posées et doivent être établies - mais je ne ferai ici que les poser. Je rappelle que ces thèses, en fait, sont ancrées dans ma propre pratique et production de recherche, que je soutiens qu'il en va de même des thèses défendues par d'autres (même s'ils les énoncent dans des formules apparemment impersonnelles) et que je revendique non seulement le droit mais aussi, parfois, l'obligation déontologique de dire "je" et de personnaliser le sujet de l'énonciation quand on traite de ces questions épistémologiques.
1. Il existe une culture spécifique qui s'est développée en sciences de l'éducation - et peut-être, en allant plus loin, une forme spécifique de rationalité. Ce qui définit d'abord la spécificité des sciences de l'éducation, c'est la circulation des questions entre le pôle des savoirs, celui des pratiques et celui des finalités, c'est la possibilité d'interroger l'un de ces trois pôles en se plaçant du point de vue des deux autres (Charlot, 1995). On notera que :
a. la circulation qui existe entre ces trois pôles peut être également pensée entre systèmes de savoirs : par exemple, les sciences de l'éducation ouvrent la possibilité de poser des questions de psychologue à la sociologie, et inversement ;
b. que cette circulation pose le problème de la traduction de ce qui est produit à un pôle, avec sa logique spécifique (celle de la recherche, celle de l'action, celle de la décision), dans la logique des deux autres pôles ;
c. que la spécificité des sciences de l'éducation est ici définie par des flux (c'est-à-dire, en dernière analyse, par une situation sociale de recherche) et non par les caractéristiques de l'objet référentiel (l'éducation).
2. Ce n'est pas un hasard si sont développées, depuis une trentaine d'années, des "sciences" définies par un objet ou un processus de référence plus que comme architecture de savoirs : sciences politiques, de gestion, de l'éducation, de la santé, de la ville.
a. Le savoir, dans notre société, n'apparaît plus seulement sous sa forme explicite de savoir. Il est également incorporé dans des machines, des dispositifs, des institutions ; il imprègne notre quotidien mais comme exigence de maîtrise d'un acte ou d'un code plus que sous sa forme de savoir explicite. Apparaissent ainsi, sur le thème du savoir, des questions nouvelles (l'alternance, les savoirs en acte...) ou de nouvelles façons de poser des questions anciennes (par exemple, la question de l'échec scolaire reformulée en termes de rapport au savoir).
b. De façon analogue, les enjeux éthiques apparaissent de moins en moins dans des débats entre Grandes Symboliques constituées (Dieu, la Raison, la République, la Révolution, le Socialisme, le Communisme, la Libération nationale...), le sens de l'existence n'est plus donné par des appartenances évidentes à des collectifs (le monde ouvrier, la patrie, l'Église...) et les finalités sont en débat à travers des pratiques.
Apparaissent ainsi de nouvelles configurations finalités - savoirs - pratiques, qui offrent ces possibilités de circulation entre questions, regards, concepts..., que j'ai évoquées ci-dessus.
3. Je propose d'assigner aux sciences de l'éducation l'horizon problématique suivant, assurant leur spécificité et les distinguant des recherches produites par d'autres disciplines : les sciences de l'éducation étudient la question de l'homme du triple point de vue de son hominisation (le devenir-être-humain), de sa socialisation (le devenir-membre d'une cité, et même de plusieurs), de sa personnalisation (le devenir-être singulier). Il s'agit là d'un seul et même processus, indissociable dans son déroulement. On peut construire des objets de recherche à partir d'une seule dimension de ce processus (l'hominisation à l'anthropologie ou à la philosophie, le social à la sociologie, la singularisation à la psychologie). On peut aussi construire des objets de recherche qui intègrent ces trois dimensions, tout en restant suffisamment modestes pour être vraiment objets de recherches effectives. La spécificité des sciences de l'éducation tient alors au découpage de leur objet de recherche -  et c'est parce que l'objet est ainsi découpé que des flux peuvent s'établir entre les savoirs ainsi produits et les pratiques ou les finalités .
On retrouve ici les intuitions à la base de la théorie de la multiréférentialité. Mais l'erreur de cette théorie a été de tenter de fonder la spécificité des sciences de l'éducation sur la nature de l'objet éducation, sur une essence de l'objet référentiel. La spécificité des sciences de l'éducation n'est pas donnée dans l'objet référentiel de la discipline, elle est construite :
- comme situation sociale de recherche
- comme horizon problématique
- comme parti pris épistémologique et méthodologique de construction d'objets de recherche.
4. J'ajouterai volontiers que tout ce qui précède a une conséquence méthodologique. Faire des sciences de l'éducation, c'est mettre à jour, construire, théoriser, des processus. Les sciences de l'éducation ne peuvent pas considérer qu'elles en ont fini avec leur objet quand elles ont établi des corrélations entre facteurs ou variables - même si ce peut être un moment dans une activité de recherche. Expliquer, en sciences de l'éducation, c'est montrer (ou plus probablement encore modéliser) comment une situation advient par le jeu de processus articulés les uns aux autres. Mais précisons que ce n'est pas là une spécificité - on pourrait sans doute dire la même chose de la psychanalyse, de l'histoire et de toute discipline qui introduit la question de la singularité.

Pour terminer, je voudrais insister sur l'intérêt qu'il y aurait à définir un front (large) de la recherche, permettant de construire une discipline "sciences de l'éducation". C'est peut-être ainsi que devrait se prolonger l'effort collectif engagé dans ce volume.

Bernard CHARLOT
ESCOL,
Université Paris 8 Saint-Denis

Bibliographie
Association des enseignants-chercheurs en sciences de l'éducation. (1993). Les sciences de l'éducation, enjeux et finalités d'une discipline . Paris : AECSE, diffusion INRP.
Beillerot, J. (1993). Les thèses en sciences de l'éducation, Bilan de vingt années d'une discipline,1969-1989. Nanterre : Paris X.
Beillerot, J. , & Demori, F. (1997). Les thèses en sciences de l'éducation de 1990 à 1994. Nanterre : Université Paris X.
Charlot, B. (1995). Les sciences de l'éducation, un enjeu, un défi. Paris : ESF.
Duru-Bellat, M. (1992). Les études universitaires de sciences de l'éducation en France, en 1990 : structures, contenus, publics. Dijon : IREDU, Université de Bourgogne.
Gautherin, J. (1991). La formation d'une discipline universitaire : la Science de l'éducation, 1880-1914 (essai d'histoire sociale). Paris : Université Paris V.
Marchat, J.-F. (1998). Les sciences de l'éducation vues de l'Annuaire de l'AECSE. Permanences et changements. Bulletin de l'AECSE, 20/21, 94-107.

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