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REPRODUCTION ET DIFFUSION INTERDITES
Bernard CHARLOT
Sociologie de l'éducation : état des lieux,
in Politique, la revue, n° 1, juillet-aôut-septembre 1996,
p. 67-74.
Sociologie de l'éducation :
état des lieux
L'école est inégalitaire : derrière sa façade
unitaire, républicaine et démocratique, elle tend à
produire la réussite scolaire des enfants de la classe dominante,
au sens large du terme, et l'échec des enfants des dominés.
Ce n'est pas un scoop : les sociologues, statistiques à l'appui,
l'ont démontré depuis une trentaine d'années, démonstration
reprise et refaite dans différents pays du monde. L'idée
a désormais perdu de son impact, elle ne fait plus choc. Aussi faut-il
rappeler que, bien que banalisée, l'idée n'en reste pas moins
vraie : aujourd'hui encore, dans une France qui se dirige à pas
rapides vers les "80% d'une génération au niveau bac", l'école
reste inégalitaire. Les différences se marquent très
tôt : le pourcentage de réussite aux épreuves d'évaluation
en français à l'entrée en CE2 est, en septembre 1994,
de 71,1% pour les enfants de cadres supérieurs et de 56,7% pour
les enfants d'ouvriers ; en mathématiques, les taux sont respectivement
de 70,2% et 56,3%. Les différences se retrouvent dans la suite du
cursus : 77% des enfants de cadres ou de professeurs entrés en 6ème
en 1989 accèdent à une Seconde générale ou
technologique sans avoir redoublé au collège, contre 32%
des enfants d'ouvriers ; le taux d'accès en seconde professionnelle
sans redoublement est de 3% pour les premiers, 20% pour les jeunes d'origine
ouvrière. Ces différences se manifestent également
à l'université : en 1993-94, les enfants dont les parents
exercent des professions libérales ou sont cadres supérieurs
représentent 34,5% des étudiants (51% des étudiants
en médecine...) alors que les enfants d'ouvriers, pourtant environ
trois fois plus nombreux dans la population globale, ne constituent que
12,9% des étudiants (7,1% en médecine) . La cause est donc
entendue : l'école est et reste socialement inégalitaire.
Pourquoi ? On le sait assez bien depuis les analyses sociologiques
de la fin des années 60 et des années 70. Toute société
tend à reproduire ses propres structures, les rapports sociaux qui
la fondent, et, pour y parvenir, utilise notamment ce puissant levier de
reproduction que constitue la formation de chaque nouvelle génération.
Toute société inégalitaire, hiérarchisée,
capitaliste, etc., use de l'éducation pour se reproduire comme inégalitaire,
hiérarchisée et capitaliste. Bref, il n'est pas difficile
de trouver à qui profite le crime, qu'on le nomme Capitalisme, Bourgeoisie,
Système ou Bureaucratie.
Mais reste à savoir quelle est l'arme du crime et comment il
a été perpétré. Or, sur ce point, on dispose
certes d'indices, mais guère plus. On sait que l'école est
inégalitaire, on comprend à qui cette inégalité
profite, mais on ne sait toujours pas très bien comment elle se
produit. Comment se fait-il qu'une école ouverte à tous,
qui entend traiter tous les enfants de la même façon, sans
prendre en considération leur origine sociale, qui fonctionne au
quotidien avec des enseignants qui se sentent davantage "du côté
du peuple" que suppôts du capitalisme, produise ainsi, indéniablement,
de l'inégalité sociale ? Il y a là une énigme,
à laquelle la sociologie de l'éducation est confrontée
depuis plus de trente ans.
Autrefois, la situation était claire : l'inégalité
sociale face à l'école était volontaire, explicite,
proclamée avec la bonne foi d'une apparente évidence naturelle.
Il apparaissait "normal" que les enfants du peuple fréquentent l'école
primaire puis entrent au travail vers 13 ou 14 ans, et que les lycées
soient réservés aux enfants de la bourgeoisie. Notons que
cette évidence était tout à fait partagée par
Jules Ferry et les défenseurs de l'école laïque et républicaine
: ils préconisaient une instruction pour tous, mais pas la même
pour tous (pour la bourgeoisie et le peuple, pour les garçons et
les filles). Ferry lui-même, évoquant les élèves
des écoles primaires supérieures, parlait des "professions
auxquelles les prédestine le milieu natal". Notons également
que cette idéologie "tel père, tel fils" était assez
largement partagée par les milieux populaires ; ainsi, face au chômage
grandissant, le syndicat des gantiers de la Seine, en 1891, décide
qu'"aucun membre ne pourra prendre un apprenti. Il ne sera fait qu'une
seule exception à cette règle : le père de famille
peut apprendre le métier à ses fils".
Dans un tel univers, la reproduction sociale par l'école n'a
rien de mystérieux puisqu'elle est explicitement inscrite dans les
circuits de formation. La sociologie française naissante porte la
marque de cette "évidence sociale", notamment dans la célèbre
définition de l'éducation que propose Durkheim : "L'éducation
est l'action exercée par les générations adultes sur
celles qui ne sont pas encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour
objet de susciter et de développer chez l'enfant un certain nombre
d'états physiques, intellectuels et moraux que réclament
de lui et la société politique dans son ensemble et le milieu
spécial auquel il est particulièrement destiné" .
Cette évidence commence à se défaire après
la Première Guerre mondiale, lorsque les "Compagnons de l'université
nouvelle" portent une idée qui n'avait alors été que
timidement émise : celle d'égalité des chances. Entre
1930 et 1933, la barrière de l'argent est levée : les études
au lycée deviennent gratuites - mais dès 1933 est dressée
une autre barrière, celle du niveau : est instauré un examen
d'entrée en 6ème. On comprend que la notion clef dans le
débat sur l'école, dans l'entre deux guerres, soit celle
d'aptitude : il s'agit d'identifier les aptitudes naturelles de l'enfant
et de lui permettre de suivre des études correspondant à
ces aptitudes, quelle que soit son origine sociale. Le développement
des tests et de la psychologie et la mise en place d'un premier dispositif
d'orientation à la fin des années 20 servent cette ambition.
Cette période est également celle où l'idée
de filières différenciées, qui imprègne par
exemple le projet Jean Zay sous le front populaire ou, plus tard, le Plan
Langevin-Wallon (1947), est une idée démocratique : il s'agit
d'offrir à chacun une voie de formation conforme à ce que
le discours savant appelle "aptitudes naturelles" et le langage courant
"dons".
La suppression progressive de l'examen d'entrée en 6ème,
à partir de 1956, la réforme Berthoin de 1959, qui étend
jusqu'à 16 ans la scolarité obligatoire et ouvre à
tous les deux premières années du secondaire, la création
par Ch. Fouchet, en 1963, du C.E.S., lèvent la barrière par
le niveau : tous les jeunes ont désormais accès aux études
secondaires (différenciées, il est vrai). Du même coup,
le débat sur l'école rebondit. Dès lors, en effet,
que tous les jeunes peuvent entrer dans l'enseignement secondaire, on ne
devrait plus constater d'inégalité sociale face à
l'école, mais seulement des différences de réussite
dues à des "dons" inégaux. Or, très tôt, dès
le milieu des années 60, les sociologues, bénéficiant
d'un appareil statistique qui se développe en même temps que
le système scolaire, mettent en évidence une inégalité
sociale persistante face à l'école.
Cette démonstration remet fondamentalement en question la notion
d'aptitude naturelle et de "don", jusqu'alors si facilement invoquée
pour rendre compte des différences de réussite scolaire.
En effet, si les différences de réussite sont dues à
des dons naturels, et dans la mesure où l'on ne voit pas pourquoi
la nature aurait pourvu d'aptitudes différentes les enfants de classes
sociales différentes, on ne devrait pas trouver de lien statistique
(de "corrélation") entre la réussite scolaire et l'appartenance
sociale. Si cette corrélation existe - et les travaux des sociologues
montrent qu'elle existe indubitablement - c'est que la réussite
scolaire est affaire de processus sociaux complexes et encore mal connus,
et non de "dons". À moins de soutenir, comme le fera par exemple
P. Debray-Ritzen, que la répartition des fonctions dans la société
est elle-même due à l'inégalité naturelle des
hommes, inégalité qui se transmettrait de père (et
mère) en fils (et fille). Autrement dit, on est ouvrier parce qu'on
est moins intelligent qu'un cadre, et c'est héréditaire,
de sorte qu'il est logique que les enfants d'ouvriers réussissent
moins bien à l'école que les enfants de cadres. Mais on voit
tout de suite que cette thèse, qui repose sur un double présupposé
non démontré et non démontrable, est idéologique
et non pas scientifique.
Cette thèse du don se heurte par ailleurs aux résultats
d'une série de travaux scientifiques qui se développent dans
les années 60, 70 et 80.
Premièrement, elle est fragilisée par les critiques fortes
adressées à la méthode des tests, qui semblaient un
instrument fiable pour mesurer les aptitudes naturelles. On s'aperçoit
notamment que ce que les tests évaluent, c'est d'abord et essentiellement
l'aptitude à... passer des tests - c'est-à-dire, à
répondre, dans une situation artificielle, à des questions
artificielles, qui vous sont posées par quelqu'un qui connaît
la réponse ! -, aptitude différente selon l'appartenance
sociale. Dans le même ordre d'idées, le sociolinguiste Labov
montre que des enfants noirs de Harlem, affligés d'un vocabulaire
"pauvre" quand le linguiste leur fait passer des test de langage, apparaissent
comme très bavards et apprécient les jeux et les défis
avec le langage (les "vannes") quand on les observe en train de parler
entre eux dans leur quartier . Et l'on commence à pousser le raisonnement
un peu plus loin : les épreuves scolaires, à partir desquelles
on évalue les résultats des enfants (et leurs "dons") ne
sont-elles pas, elles aussi, des situations souvent artificielles qui créent
des effets qu'elles sont sensées ne faire que constater ?
La thèse du don est également fragilisée par les
réflexions des généticiens, notamment celles d'Albert
Jacquard . Ils attirent l'attention sur le fait que "génétique"
ne signifie pas "fatal" : il existe des maladies génétiques
qui se soignent, notamment quand elles sont repérées dès
le jeune âge. Plus encore : les gènes, en eux-mêmes,
ne déterminent ni un comportement ni une "partie" de comportement,
ils ne produisent des effets que dans un milieu, naturel, ou, chez l'homme,
humain. En termes techniques, on peut dire qu'il y a multiplicativité
et non pas additivité, entre actions des gènes et du milieu.
Affirmer que le comportement est dû à 50% aux gènes
et à 50% au milieu social (ou à 70% et 30% ou à 30%
et 70%, peu importe), cela n'a aucun sens car l'on ne peut pas additionner
l'action des gènes et celle du milieu. Si vous supprimez les gènes
d'un individu (même un seul), il ne reste pas 50% du comportement
mais plus de comportement du tout car il n'y a plus d'individu, il est
mort ! Et si vous supprimez le milieu humain, il n'y a pas d'individu humain
non plus, mais ce que l'on a appelé un "enfant-loup" (comme le célèbre
Victor de l'Aveyron). Nous avons besoin, pour penser, et de nos gènes
et d'un milieu humain, et il est impossible, dans l'état actuel
de la science et sans doute à jamais, de dissocier l'action des
uns et de l'autre. Bref, outre que l'idée de don naturel se heurte
à l'indéniable corrélation entre réussite scolaire
et origine sociale, il est impossible de penser cette idée de don
d'une façon un tant soit peu consistante et cohérente.
Les sociologues des années 70 se trouvent confrontés
à un véritable défi : si la différence de réussite
scolaire entre élèves est sociale, et non pas due à
de mystérieux et im-pensables "dons", il faut expliquer en quoi
elle l'est, identifier les mécanismes sociaux sous-jacents qui produisent
cette fameuse corrélation entre résultats scolaires et origine
sociale. Pour ce faire, les sociologues vont développer une théorie
dite de la "reproduction". Fortement appuyée sur l'instrument statistique,
cette théorie a pris diverses formes, que nous ne pouvons évidemment
qu'évoquer dans le cadre de cet article.
L'école, soutiennent P. Bourdieu et J.C. Passeron , privilégie
une certaine forme de culture scolaire, faite d'élégance,
d'aisance, de désinvolture, d'apparent naturel. Or, les différences
classes sociales se trouvent à une distance inégale face
à cette culture : celles qui en sont proches transmettent à
leurs enfants un capital culturel et un ensemble de dispositions à
l'égard de l'école et de la culture qui leur permettent
de réussir à l'école ; les enfants des classes populaires,
au contraire, privés de ce capital, de ces dispositions, s'auto-éliminent
de la course scolaire. L'école contribue ainsi à perpétuer
la structure des rapports de classe. Plus encore, elle la légitime
en masquant sa fonction sociale derrière sa fonction culturelle
: l'école bénéficie d'une autonomie relative qui lui
permet de faire croire qu'elle hiérarchise les enfants selon des
critères culturels et non pas sociaux, et que cette hiérarchie
est donc légitime.
Un deuxième grand courant des théories de la reproduction
prend appui sur l'idée d'inculcation idéologique. Le concept
de base est ici celui d'Appareil Idéologique d'État, développé
par L. Althusser . Toute société doit produire chez les jeunes
à la fois des compétences et des règles de comportement
qui leur permettent d'occuper leur place future dans la division sociale
du travail. Mais encore faut-il que les jeunes acceptent cette place. Aussi
la société doit-elle également produire de la soumission
idéologique. Elle le fait à travers le fonctionnement même
de la production (salaires, primes, etc.) mais aussi, et pour la plus grande
part, à travers des appareil d'État, répressifs (armée,
police, justice...) ou idéologiques (famille, église, école...).
L'école, soutient Althusser, est le principal appareil idéologique
d'État du capitalisme moderne.
Les idées d'Althusser influenceront notamment deux équipes
de sociologues développant la théorie de la reproduction.
En France, Ch. Baudelot et R. Establet développent la théorie
des "deux réseaux" de scolarisation . On prétend que l'école
est unique, expliquent-ils. En fait, elle divise et répartit les
jeunes dans deux réseaux opposés et étanches, qui
reflètent la séparation capitaliste entre travail manuel
et intellectuel, exploités et exploiteurs : un réseau
primaire-professionnel et un réseau secondaire-supérieur.
Chacun de ces deux réseaux inculque aux jeunes une même idéologie,
celle de la classe dominante, mais sous une forme spécifique. L'idéologie
prolétarienne se trouve ainsi refoulée mais l'instinct de
classe des jeunes prolétaires résiste et se manifeste dans
des formes spontanées, non organisées, non théorisées,
comme le chahut, la violence et l'inertie.
Aux États-Unis, les idées d'Althusser imprègnent
la théorie de la "correspondance" développée par S.
Bowles et H. Gintis . La fonction de l'école dans une société
capitaliste, soutiennent-ils, est moins de produire des savoirs, des capacités
cognitives, des compétences techniques, que des attitudes, des comportements,
des valeurs, c'est-à-dire une force de travail capable de se plier
aux exigences hiérarchiques du système de production. Aussi
l'école produit-elle les formes de discipline et d'obéissance
qui correspondent aux différents niveaux de la division du travail.
Aux futurs exécutants, elle apprend à respecter strictement
les règles (dans l'équivalent de nos lycées professionnels,
par exemple). Aux personnels intermédiaires, elle inculque le sens
de la hiérarchie, mais combiné avec celui de l'initiative
et de la responsabilité. Aux cadres dirigeants, elle apprend à
intérioriser les normes et les rapports de force de la société,
de sorte qu'ils puissent avoir l'illusion de n'obéir qu'à
leur conscience lorsqu'ils exercent leurs fonctions de commandement.
Ces théories ont eu un grand retentissement à la fin
des années 60 et dans les années 70, aussi bien en sociologie
que dans l'opinion publique, plus particulièrement chez les enseignants
et chez les militants politiques et syndicaux. Elles ont le mérite
de rendre compte de la corrélation entre résultats scolaires
et origine sociale, de dissiper l'illusion des "dons" et de montrer que
l'école n'est pas cette institution socialement neutre qu'elle prétend
être (et pense être, souvent en toute bonne foi) mais une institution
sociale, qui reflète et contribue à perpétuer et à
légitimer les rapports sociaux de domination.
Cependant, la sociologie de la reproduction se heurte à de multiples
critiques, qui vont peu à peu émerger au cours des années
70 et 80. On peut en faire un inventaire rapide.
Premièrement, ces théories montrent bien à qui
profite l'inégalité sociale à l'école, en quoi
elle est "fonctionnelle", mais ont beaucoup plus de difficultés
à montrer "comment cela se passe". Elles essaient de le faire. P.
Bourdieu explique que les dispositions psychiques (les "habitus") portent
la marque des rapports sociaux dans lesquels elles se sont construites,
et donc sont socialement différenciées, et que, muni de ces
dispositions, l'individu peut avoir l'illusion d'agir librement, sans obéir
à des règles, alors qu'en fait ses pratiques et ses représentations
reflètent son origine sociale. Baudelot et Establet, ainsi que Bowles
et Gintis, nous l'avons dit, prennent appui sur l'idée d'inculcation
idéologique. Mais il reste à expliquer, de façon beaucoup
plus fine, comment s'opère cette inculcation, comment se construisent,
et éventuellement évoluent, ces ensembles de dispositions
psychiques que sont les habitus.
Deuxièmement, on a reproché à ces sociologies
d'être fatalistes : les mécanismes de la reproduction semblent
si bien huilés qu'on ne comprend ni comment certains peuvent y échapper
ni comment l'école peut changer au cours de l'histoire. Or, il existe
malgré tout des cas atypiques, des enfants de familles populaires
qui réussissent à l'école et des enfants de familles
favorisées qui y échouent. Par ailleurs, l'école change
au cours de l'histoire. Ainsi, au moment même où se développent
les théories de la reproduction, on assiste à une certaine
individualisation des trajectoires scolaires, qui ne reflètent plus
aussi mécaniquement qu'autrefois l'origine sociale ; de même,
au moment où Baudelot et Establet développent leurs théories
des deux réseaux, le système scolaire se complexifie par
le jeu des filières, options et sections, bien difficiles à
ramener à un système binaire. En outre, les théories
de la reproduction laissent bien peu de place aux pratiques, institutionnelles
et pédagogiques. Tout se passe comme si, face aux poids des rapports
sociaux, les pratiques réelles, quotidiennes, ne pesaient guère
et comme si enseignants et élèves étaient condamnés
à la reproduction, quoi qu'ils fassent. Dès lors, à
quoi bon lutter contre l'échec scolaire ?
Troisièmement, la théorie de la reproduction ne permet
guère de comprendre le rôle spécifique de l'État
et des changements culturels. Tout se passe comme si, face aux rapports
entre classes sociales, l'État ne disposait guère de marge
de manœuvre pour agir sur l'école, et n'était que l'instrument
passif de la classe dominante. Un tel implicite n'est guère
conforme à la réalité historique, surtout française,
qui montre une spécificité de l'intervention de l'État,
celui de J. Ferry ou celui de de Gaulle par exemple. Par ailleurs, les
théories de la reproduction rendent mal compte des évolutions
culturelles, parfois profondes, que connaît le système scolaire.
Ainsi,
au moment même où P. Bourdieu et J.C. Passeron développent
leurs idées sur le privilège accordé par l'école
à l'aisance et à un apparent naturel, analyses qui renvoient
avant tout à un enseignement secondaire et supérieur dominé
par les lettres, les "mathématiques modernes" sont introduites dans
l'école et la section C (mathématiques et physique) commence
à affirmer sa suprématie. Certes, ce sont fondamentalement
des élèves de même origine sociale qui bénéficiaient
de la domination de la culture littéraire classique et qui vont
tirer parti de la suprématie institutionnelle des mathématiques.
Mais alors, comment expliquer, sans sortir de la théorie de la reproduction,
le remplacement d'une domination littéraire, qui remplissait correctement
ses fonctions de sélection sociale, par une domination mathématique
? Notons que la sociologie anglophone, qui pense des sociétés
plus sensibles que la société française à la
notion de communauté culturelle et des systèmes scolaires
moins enserrés dans des programmes étatiques et uniformes,
a travaillé davantage que la sociologie française la question
des contenus d'enseignement ; c'est le cas notamment de la "nouvelle sociologie
de l'éducation" anglaise, qui se penche sur le curriculum d'enseignement
dès le début des années 70.
Quatrièmement, le statut que les théories de la reproduction
assigne aux dominés fait problème. Ceux-ci apparaissent comme
des marionnettes manipulées à leur guise par les dominants.
Or, si dominé soit-il, un dominé n'est jamais un objet passif,
il réagit à cette domination, par la révolte, la ruse,
des stratégies de survie, une certaine façon de "faire avec"
et "contre" la domination qu'il subit. Aussi certaines sociologies (essentiellement
anglophones) développeront-elles, à la fois en prolongement
et en contrepoint des théories de la reproduction, des théories
de la "résistance".
Celles-ci montrent comment les dominés développent une
"culture anti-scolaire", qui, tout à la fois, leur permet de résister
et les condamne plus encore à la reproduction. La culture anti-école
peut s'enraciner dans une expérience de classe, celle des jeunes
anglais d'origine ouvrière, décrits par P. Willis , ces "lads"
(ces gars, ces mecs) qui opposent la culture virile (et machiste) de la
force physique, de la bagarre et de la bière aux normes scolaires
des enseignants et des "ear-holes" (ces "trous d'oreille" que sont les
bons élèves). La culture anti-scolaire peut également
se construire au sein de l'école, et être le résultat
de la façon dont l'école traite les jeunes d'origine populaire.
Ainsi, Hargreaves, Ball et Lacey développent une théorie
de la différentiation-polarisation des élèves par
l'école. L'école, par le jeu des filières et des groupes
de niveau, différencie et catégorise les élèves
et tend à les polariser en regroupant dans les mêmes classes
des élèves semblables. Dans ces classes ainsi polarisées,
le jeu des interactions entre élèves produit des sous-cultures.
Les élèves du groupe ayant le plus haut statut scolaire adhèrent
aux valeurs de l'école, qui les favorisent, et développent
une culture pro-école. Au contraire, les élèves auxquels
est assigné le statut le plus bas n'ont pas intérêt
à adhérer à ces valeurs scolaires qui les dévalorisent,
ils établissent de nouvelles normes, une culture anti-scolaire qui
valorise les conduites qui sont les leurs. Les théories de la résistance
mettent ainsi en avant l'idée que les dominés, et plus largement
les être sociaux, ne sont pas de simples supports passifs des rapports
sociaux mais sont partie prenante dans ce qui leur arrive, sont des acteurs.
La critique des théories du handicap socio-culturel aboutit,
par des voies en partie semblables et en partie différentes, aux
mêmes conclusions. Plus que par les sociologues, le concept de handicap
socio-culturel est porté par les pédagogues et les militants.
On peut le considérer comme la forme que prennent les théories
de la reproduction lorsqu'elle servent d'arrière-plan pour rendre
compte des pratiques quotidiennes et exprimer les représentations
"spontanées" qu'elles engendrent. En suivant J. Ogbu, on peut distinguer
trois versions de la théorie du handicap socio-culturel .
La première, la plus "pure" et la plus radicale, raisonne en
termes de privation : tout comme les classes populaires manquent de moyens
financiers, elles manquent des moyens culturels qui permettraient à
leurs enfants de réussir à l'école. Faute de stimulations
suffisantes, ceux-ci souffrent d'un retard de développement
qui appelle des pédagogies de "compensation". Que leur manque-t-il
exactement ? Des conditions correctes de vie et d'études, des livres
à la maison, une aide de leurs parents pour les devoirs, une vie
régulière qui leur permettrait d'accéder à
la notion de loi, des perspectives temporelles larges et mobilisatrices,
etc. (Lautrey, Snyders), ainsi qu'un langage élaboré qui
permet l'accès au monde des idées (B. Bernstein) .
Une deuxième version de la théorie raisonne plutôt
en termes de conflit culturel. Les enfants des familles populaires grandissent
dans une culture différente de la culture dominante, et y acquièrent
des valeurs, des attitudes, des styles cognitifs différents de ceux
qui permettent la réussite scolaire et sociale. La responsabilité
de l'échec scolaire peut alors être attribuée soit
aux familles elles-mêmes, qui ne transmettent pas à leurs
enfants les valeurs nécessaires pour réussir à l'école,
soit à celle-ci, qui ne prend pas en considération ces valeurs.
Une troisième version, proche de la précédente,
insiste sur les déficiences institutionnelles de l'école
et soutient que les écoles sont organisées pour favoriser
les classes moyennes : programmes, systèmes de filières,
étiquetage des enfants, faibles attentes des maîtres face
aux enfants des familles populaires, etc. Dans cette version, il est clair
que c'est l'école qui handicape l'enfant, que le handicap est une
relation, un reflet des rapports sociaux dans les rapports culturels, et
non, comme dans la théorie de la privation, une caractéristique
culturelle interne des enfants et des classes populaires.
Cette théorie du handicap socio-culturel tombe sous plusieurs
des critiques évoquées à propos des sociologies de
la reproduction (notamment celles qui leur reprochent leur fatalisme),
et nous ne les reprendrons pas ici. Mais elles font en outre, surtout la
première version, bien apparaître une façon de penser
qui pose problème : elles raisonnent en termes de manques, de déficit,
de déficience. Cela veut dire qu'elles tentent de rendre compte
de la réalité par de l'absence, du non-être, ou encore,
sous une autre forme, qu'elles expliquent l'échec scolaire en montrant
que ceux qui sont en échec ne disposent pas de ce dont bénéficient
ceux qui sont en réussite - de sorte que, paradoxalement, ces théories
de l'échec analysent surtout les conditions de la réussite
! Cela laisse de côté une question essentielle : si ces enfants
qui échouent sont certes différents de ceux qui réussissent,
il reste à mieux savoir qui ils sont exactement. L'échec
scolaire n'est pas simplement une absence de réussite, c'est aussi
une expérience que traverse l'enfant, qu'il affronte en essayant
de "faire avec", qui fait sens pour lui. Quel sens exactement ? Quels sont
les processus, les logiques spécifiques qui permettraient de mieux
comprendre "ce qui se passe" dans l'histoire d'un enfant qui rencontre
des difficultés à l'école - et peut-être, en
agissant sur ces processus, de transformer, au moins partiellement, cette
histoire ? Il s'agit bien, là encore, de traiter l'élève
de famille populaire non comme un objet passif, mais comme acteur dans
sa propre histoire.
La sociologie de l'éducation se trouve ainsi, par diverses voies,
amenée, dans les années 80, à accorder une importance
croissante à l'idée (d'ailleurs floue et susceptible de diverses
interprétations...) d'"acteur". Elle retrouve ainsi certains courants
sociologiques, minoritaires en France dans les années 70, ou développés
à l'étranger et fort peu connus en France.
En France, M. Crozier a développé une sociologie des
organisations qui est aussi une sociologie de l'action : dans tout système
organisé, il subsiste un espace de jeu pour les acteurs, qui peuvent
y développer des stratégies. A. Touraine, qui souligne "le
retour de l'acteur", a construit pour sa part une sociologie des mouvements
sociaux comme acteurs historiques qui, à travers l'équipe
du CADIS (F. Dubet, D. Lapeyronnie, A. Jazouli, M. Wieviorka...), a produit
récemment des travaux remarqués en sociologie de la jeunesse
et de l'éducation .
À l'étranger, essentiellement dans le monde anglophone,
ont été développées des sociologies qui prennent
appui sur la théorie de l'interactionnisme symbolique. Élaborée
par G.H. Mead dans les années 30 , cette théorie pose que
tous les être humains sont réflexifs et interactifs : ils
vivent dans un monde social, où existent des symboles qui leur permettent
de faire sens du monde, ils agissent en fonction du sens qu'ils attribuent
aux choses et aux êtres, constamment ils interprètent leurs
actes et ceux des autres, réagissent dans les interactions avec
autrui, interprètent de nouveau, etc. L'action humaine résulte
d'un processus continu d'attribution de sens, dans le flux des interactions
avec les autres.
Plusieurs sociologies, dont certaines sont directement centrées
sur l'école, se sont construites à partir de ces idées
de base. Les sociologies interactionnistes de la déviance (parfois
appelées, de façon contestable, "théories de l'étiquetage")
montrent comment l'acte déviant ou le "stigmate" ne s'expliquent
pas par des caractéristiques internes de l'individu déviant
ou stigmatisé, mais par un système d'interactions, en "face
à face" ou dans l'espace social : il n'y a déviance que par
rapport à une norme, de sorte que la déviance est définie
tout autant par l'action de "l'entrepreneur de morale" qui fait instituer
la norme que par l'acte de celui qui transgresse cette norme (H. S. Becker)
; de même, un stigmate (infirmité, homosexualité...)
est une caractéristique personnelle stigmatisée par l'interlocuteur
ou par l'ensemble de la société (E. Goffman) . Il y a là,
à coup sûr, des pistes fort intéressantes, et qui restent
largement à explorer, pour comprendre comment la difficulté
scolaire (ou la réussite) se construit au quotidien dans l'interaction
entre enseignants et enseignés (et sans doute aussi parents, institution
scolaire, institutions sociales). L'ethnométhodologie, courant sociologique
qui travaille plus particulièrement sur la façon dont les
membres d'une société construisent au quotidien du sens,
et par là même du social, à travers leurs interactions
(et les "ethnométhodes" qu'elles engendrent) a consacré quelques
travaux à la question de l'école ; ainsi H. Mac Mehan a montré
comment le handicap était une construction conjointe de celui qui
pose l'autre comme handicapé et de celui qui est ainsi posé
.
D'autres travaux, issus du courant ethnographique britannique, sont
consacrés centralement à la question de l'école. Ainsi
S. Delamont, P. Woods, M. Hammersley (et quelques autres) étudient
les stratégies à travers lesquelles enseignants et élèves
négocient (implicitement) la "définition de la situation"
scolaire (on connaît l'importance du premier contact pour garder
ultérieurement le contrôle de la classe...) et, plus généralement,
les "stratégies de survie" mises en œuvre tant par les enseignants
que par les élèves. Pour un enseignant, affirme P.
Woods, la première exigence est de survivre, la seconde de former,
s'il peut ; voilà qui éclaire d'un jour intéressant
ce qui se passe au quotidien dans un certain nombre d'établissements
"difficiles" .
Tous ces travaux, qui commencent à être connus en France
et parfois traduits, ouvrent des pistes tout à fait intéressantes
pour comprendre "ce qui se passe" au quotidien dans les classes et comment
se produit, à travers des pratiques concrètes et journalières,
cette inégalité sociale que révèlent les statistiques
(ou, si l'on préfère, comment se produit la reproduction).
L'analyse des situations et des interactions permet d'ouvrir "la
boîte noire" de la classe, de mieux comprendre ce qui se passe ici
et maintenant, sans renvoyer toutes les explications aux macro-structures
sociales et aux rapports sociaux globaux, sans faire semblant de croire
que l'explication de l'échec de tel enfant à tel exercice
ou de tel acte de violence réside, de façon suffisante, dans
l'analyse des rapports de classe au sein de la société globale.
Mais la médaille a son revers : beaucoup de ces sociologues semblent
vouloir expliquer ce qui se passe ici et maintenant en s'enfermant dans
l'ici et le maintenant. C'est oublier que les pratiques et les représentations
des enseignants et des élèves, ici et maintenant, sont étroitement
liées à ce qu'ils sont aussi ailleurs et à ce qu'ils
ont été avant et rêvent de devenir après. Il
y a urgence à mieux comprendre ce qui se passe au quotidien dans
les classes, mais ce serait verser dans l'illusion que de croire qu'on
puisse le faire en ignorant l'existence des rapports sociaux structurant
l'ensemble de la société.
Comprendre l'ici et maintenant sans oublier les rapports sociaux, comprendre
les situations singulières sans les abstraire d'un espace social
et d'un temps plus larges, comprendre les trajectoires singulières
des élèves sans pour autant atomiser les individus, comprendre
les caractères spécifiques de l'appropriation du savoir sans
oublier pourtant que le savoir est un processus et un produit social, plus
généralement comprendre comment de l'inégalité
sociale se produit à travers des situations et des histoires singulières,
culturelles et apparemment neutres socialement : tel est le défi
auquel est confrontée aujourd'hui la sociologie de l'éducation.
Nombreux sont ceux qui ont aujourd'hui commencé à le relever,
notamment en France.
Citons, pour orienter le lecteur, les travaux de J.P. Terrail sur les
"transfuges " (enfants de milieu populaire en réussite scolaire),
de C. Dubar sur les stratégies identitaires des jeunes, de J.M.
Berthelot sur l'orientation scolaire (ainsi que ceux de M. Duru-Bellat
et A. Mingat, plus quantitatifs), d'A. Léger et M. Tripier sur les
stratégies de fuite des écoles populaires mises en œuvre
par les classes moyennes, de Ph. Perrenoud sur "la fabrication de l'excellence
scolaire" et sur "le métier d'élève", de R. Sirota
sur les interactions verbales dans l'école primaire au quotidien,
de J.P. Payet sur l'ethnographie scolaire, de R. Ballion, de F. Dubet et
du CADIS sur la "galère" des jeunes, les lycées et les lycéens,
de l'équipe ESCOL (B. Charlot, E. Bautier, J.Y. Rochex) sur le rapport
à l'école et au savoir dans les banlieues, de D. Glasman
et d'A. Henriot van Zanten sur les ZEP et sur les politiques municipales
d'éducation, de J.L. Derouet et son équipe sur les processus
d'interprétation des situations mis en œuvre par les enseignants,
de B. Lahire sur l'importance de la culture écrite dans l'échec
scolaire et sur "la raison des plus faibles" - en oubliant quelques autres,
qu'il faudrait citer ici si l'on prétendait être exhaustif.
Signalons également que la veine de recherche plus classique et
plus quantitative n'est pas épuisée, comme le montrent notamment
les travaux de J.P. Laurens ou de G. Langouet et A. Léger .
Quelles que soient par ailleurs leurs différences, ces chercheurs
sont tous, à des degrés divers, sensibles à quelques
idées forces : le social n'est pas donné comme une chose,
il se construit, dans l'action, à travers des processus, dans des
situations et des histoires à la fois singulières et structurées
par des rapports sociaux ; comprendre le social, c'est saisir des rapports
sociaux mais aussi comprendre le sens que des individus agissant et interagissant
confèrent à ce qui leur arrive et à leur histoire
; comprendre l'éducation, c'est aussi prendre en compte les remaniements
identitaires, le travail de soi sur soi; comprendre l'éducation,
c'est ne pas oublier qu'elle passe par des pratiques spécifiques,
qui visent l'appropriation par l'élève de savoirs et de compétences
cognitives.
La sociologie actuelle de l'éducation entend ne plus se
contenter des raisonnements en termes d'appartenance (de classe, de sexe...)
et poser également la question de l'action, de la mobilisation des
ressources (y compris internes) pour résoudre des problèmes
(y compris celui de la définition de soi). Elle reste cependant
sociologie dans la mesure où elle analyse micro-situations et micro-décisions
sur l'horizon des rapports sociaux qui structurent l'ensemble social. Dans
ces orientations, elle produit des théories, des analyses, des concepts
et des instruments qui font sens bien au-delà d'elle-même,
et même de la sociologie. Il font sens parce que la question des
liens entre structures et actions "concrètes", entre rapports sociaux
et singularités, entre significations collectives et sens que chacun
donne à sa vie, est une question qui se pose bien ailleurs que dans
le champ de l'éducation, une question à laquelle sont aujourd'hui
directement confrontés les militants politiques, syndicaux et associatifs.
Les organisations "de masse", irremplaçables pour transformer les
rapports sociaux, deviendront squelettiques si elles ne parviennent pas
à intégrer la question de la singularité et celle
des pratiques professionnelles quotidiennes dans leurs analyses. Inversement,
les collectivités locales, qui doivent aujourd'hui gérer
le social "de proximité" le verront exploser entre leurs mains si
elles ne travaillent pas aussi les rapports sociaux structurels. Si ces
questions font sens au-delà de la sociologie c'est aussi parce que,
sur le fond, la sociologie de l'éducation travaille finalement la
question de la construction corrélative de l'individu singulier
et du social et cherche des réponses actuelles à trois questions
qui traversent l'histoire de l'homme et de ses pensées : qu'est-ce
que le social ? qu'est-ce que l'individu, en tant que sujet singulier qui
ne peut exister hors d'une société ? et donc, qu'est-ce que
l'homme en tant qu'espèce ?
Bernard CHARLOT
Professeur de sciences de l'éducation,
ESCOL, Université Paris 8 - Saint-Denis