UNIVERSITÉ PARIS 8
Formation doctorale Sciences de l'éducation

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Bernard CHARLOT
L'éducation pour demain : questions pour la société, questions pour les pratiques,
in Revista de Educação publica, Cuiaba, Université fédérale du Mato-Grosso (Brésil), v. 7, n° 11, jan./juin 1998, p. 82-94.

L'éducation pour demain :
questions pour la société, questions pour les pratiques

1. Deux illusions : la toute puissance de l'éducation et son impuissance
L'entrée d'un pays dans le prochain siècle dépend-elle de l'éducation ? Il faut se méfier de l'illusion selon laquelle l'avenir dépend de ce que seront plus tard les générations actuelles. Bien sûr, c'est en partie vrai, mais en partie seulement : l'avenir d'un pays dépend d'abord des décisions économiques, sociales, politiques que prennent les responsables d'aujourd'hui. Contrairement à un mot devenu classique en France, ce n'est pas l'instituteur français qui a perdu la guerre de 1870 contre l'Allemagne, ce sont les politiques et les généraux - qui, bien sûr, ont tout intérêt à rejeter la responsabilité de la défaite sur les instituteurs...
L'entrée du Brésil dans le prochain siècle dépend des décisions que prennent aujourd'hui les responsables brésiliens. Le Brésil doit-il ou non s'inscrire dans une économie-monde (dans ce que les Brésiliens nomment la "globalisation" et les Français la "mondialisation") ? Quelles décisions prendre pour résoudre des problèmes sociaux et culturels fondamentaux : les situations d'extrême pauvreté (paysans sans terre, enfants dans les rues...), le racisme dont sont victimes les noirs ? Quelle place dans l'avenir pour les classes moyennes brésiliennes ? Comment réduire l'écart entre l'état de Sao Paulo ou le Rio Grande do Sul d'un côté, les états du nordeste de l'autre ? C'est de ces problèmes, et des décisions prises aujourd'hui, que dépend le Brésil du 21ème siècle. En ce sens, la responsabilité première n'est pas celle des enseignants mais celle des politiques et, au-delà, de chaque acteur social.
Cependant, la question de l'éducation reste essentielle. Mais en tant qu'elle est liée aux questions précédentes, et non  pas comme question isolée. Le point clef, quand on s'interroge sur l'éducation pour demain, est le mode d'articulation de l'éducation et de la société. Mais attention à ne pas être victime de l'illusion inverse de la précédente, en croyant que les pratiques quotidiennes des enseignants ne portent aucune responsabilité dans la préparation de l'avenir du pays. La question de l'articulation entre l'éducation et la société pose certes des problèmes de politique globale, mais aussi des problèmes liés aux pratiques quotidiennes des enseignants.

2. La forme historique première : le projet d'éduquer
Toute société humaine doit se reproduire, et pour cela produire ses membres, biologiquement et culturellement. Il y a là un fait anthropologique premier, qu'on ne peut réduire aux formes capitalistes de reproduction analysées dans les années 60 et 70 par les "sociologies de la reproduction". Pour se reproduire, toute société institue des dispositifs de prise en charge des jeunes. En outre, elle engendre des fantasmes de maîtrise, et souvent d'homogénéité : un modèle de jeune bien façonné, "bien élevé", "bien éduqué". Mais les membres de la société sont des sujets humains et, en tant que sujets, ils échappent à la conformation et à l'homogénéisation. Aussi la société cherche-t-elle à agir au cœur même du sujet : sur ses représentations, ses valeurs, sa façon même d'appréhender le monde, ses dispositions psychiques (ce que le sociologue P. Bourdieu appelle un habitus). De sorte que la forme historique première d'élevage des jeunes est celle de l'Église éducatrice, de l'État éducateur, de la communauté éducatrice : quelle qu'elle soit, l'instance éducative dit aux jeunes le sens du monde, à travers les valeurs qu'elle lui inculque et le patrimoine culturel qu'elle lui transmet. La reproduction de la société à travers la production de la génération nouvelle est alors une question politique et culturelle, une question éducative au sens fort du terme.
Dans les sociétés issues de la culture occidentale s'ajoute peu à peu et s'impose à partir du 17ème siècle un élément supplémentaire : la prédominance de l'écrit (de ce que J. Goody appelle "la raison graphique") dans la formation des enfants des classes dominantes. Il y a là un effet des religions du livre, de la rationalisation bureaucratique du pouvoir et de la construction progressive d'une forme culturelle nouvelle. Privilégier l'écrit, c'est tout à la fois apprendre aux jeunes à mettre le monde à distance et entretenir la domination de ceux qui maîtrisent l'écrit - et qui, socialement, sont en position de mettre ainsi le monde à distance. L'écrit produit des effets à la fois de libération culturelle et de domination sociale.
Telle est la forme première d'articulation de l'éducation et de la société : priorité au projet politique et culturel. En France, cette forme s'est imposée sous la IIIème République, vers 1880, avec l'école gratuite, laïque et obligatoire mise en place par Jules Ferry. Mais l'école française est sortie de cette forme au cours des décennies 1960 et 1970. Certes, il en reste des traces, et un souvenir fort, mais tel n'est plus le projet fondateur de l'école française actuelle. Au Brésil, la situation me semble plus complexe : le Brésil, tout à la fois, n'a pas encore totalement réalisé, partout et pour tous, la forme éducative historique, et, en tant que grande puissance économique du monde, est déjà entré dans la forme aujourd'hui dominante en France : celle que j'appelle de l'État-développeur, en référence à la France, celle, plus largement, où une logique économique et sociale s'est substituée à la logique politique et culturelle.
3. La forme contemporaine dominante : priorité au développement
L'éducation est aujourd'hui pensée dans la perspective du développement économique du pays plus que dans celle de la reproduction culturelle des membres de la société. Cela se vérifie au niveau de l'État (fédéral ou fédéré), des municipalités, des communautés, qui pensent avant tout en termes de développement. Mais cela se vérifie aussi au niveau des parents et des enfants eux-mêmes, qui attendent de l'école un "bon métier". Un consensus large et implicite s'est construit : l'objectif de l'éducation, c'est le développement économique et l'insertion professionnelle.
Cette mutation s'accompagne d'une ouverture de nouveaux segments de l'appareil scolaire (enseignement secondaire et supérieur) à de nouveaux publics (jeunes de milieux populaires et femmes), de la restructuration de cet appareil (nouvelles filières techniques et professionnelles), de questions nouvelles sur les liens entre l'école et son environnement (question de "l'ouverture de l'école").
Ces évolutions de l'école sont liées à d'autres évolutions sociales, qui ont des effets directs sur l'école. Deux d'entre elles me semblent mériter une attention particulière, que ce soit en France ou au Brésil.
La première est l'individuation croissante de l'existence : l'individu est moins défini qu'autrefois par son appartenance à une communauté culturelle ou à une classe sociale, et davantage par son histoire singulière (même si, là aussi, le processus est plus avancé en France - et davantage encore dans un pays comme les USA - qu'au Brésil). L'école participe à ce processus d'individuation : l'ouverture plus large de l'enseignement secondaire permet à certains jeunes d'avoir une histoire personnelle tout à fait différente de celle de leurs parents.
Qu'on me comprenne bien. Je ne suis pas en train de dire que la réussite à l'école est désormais affaire de caractéristiques personnelles et ne dépend plus de l'appartenance sociale : les effets de classe (et parfois d'ethnie) subsistent mais ils sont produits à travers des effets d'histoire individuelle et sont perçus comme liés à cette histoire individuelle - en outre, du fait même qu'ils sont produits à travers l'histoire singulière, ils laissent ouvertes des possibilités d'échapper au destin social. Ainsi, un enfant de milieu populaire, dans les années 30, en France, n'allait pas au lycée : dans son milieu, cela ne se faisait pas, sauf exception rarissime, même si on était un bon élève. À partir des années 60, un enfant va au lycée s'il est "bon élève", quelle que soit son origine sociale. Certes, les sociologues l'ont montré, la probabilité d'être un bon élève est beaucoup plus grande quand on appartient aux classes dominantes que lorsqu'on est enfant de familles populaires : en ce sens, l'inégalité sociale face à l'école subsiste. Mais il n'en reste pas moins que c'est à partir de ses résultats scolaires et non pas directement à partir de son appartenance familiale qu'un enfant est orienté ou non vers le lycée. Il y a là un élément d'individuation de l'existence tout à fait nouveau - et qui ouvre de réels espaces de mobilité sociale (comme l'atteste la croissance des classes moyennes).
Attention également à éviter une seconde erreur d'interprétation : je parle d'individuation de l'existence et non d'individualisme. Certes, l'individualisme se développe aussi dans les sociétés contemporaines mais c'est l'individuation qui constitue la mutation sociale profonde. Un exemple permettra de comprendre la différence entre individuation et individualisme. En France, dans les années 80, s'est développé un mouvement anti-raciste qui a eu beaucoup de succès auprès des jeunes. Ce mouvement, qui s'appelle "SOS Racisme", a choisi pour slogan (très efficace) : "Touche pas à mon pote". Ce n'est pas de l'individualisme, c'est même l'inverse. Mais le slogan se coule dans la forme culturelle de l'individuation : alors que les générations précédentes manifestaient en référence à une valeur ("À bas le racisme"), les jeunes se sont reconnus dans un slogan construit en référence à un individu. Il y a là un phénomène nouveau, qui pose d'ailleurs un difficile problème aux organisations de masse : aujourd'hui, en France tout au moins (mais je suis presque sûr qu'on retrouve le phénomène dans d'autres pays), les jeunes veulent bien s'engager mais à condition d'être assurés que leur engagement servira à quelqu'un, identifiable comme individu, et ne se perdra pas dans le ciel de valeurs aussi nobles qu'abstraites. Ainsi, je trouve chaque semaine dans ma boîte aux lettres quatre ou cinq appels qui me demandent de verser de l'argent non pas contre la faim ou la maladie dans le monde mais pour nourrir ou soigner tel enfant, dont on m'indique le prénom et dont souvent on me donne la photo. Les organisations caritatives ont bien compris que l'homme contemporain veut bien aider son prochain (il n'est pas si "individualiste" et "apolitique" qu'on le dit) mais à condition qu'on le lui présente comme un individu singulier et non comme l'incarnation d'une Idée.
Cette individuation de l'existence humaine pose de redoutables problèmes à la forme historique, politico-culturelle, de l'éducation. Celle-ci, en effet, prenait appui sur de grands systèmes de sens qui fournissaient des repères pour former l'individu : systèmes de valeurs religieuses, morales, philosophiques. Or, ce sont précisément ces systèmes qui semblent avoir aujourd'hui perdu leur crédibilité : non seulement dans leurs contenus mais plus encore en tant que ce sont des systèmes de valeurs, d'idées. Aujourd'hui, l'individu est au centre, mais faute de repères fiables et reconnus on ne sait pas bien au centre de quoi...
Une seconde évolution majeure me semble devoir être soulignée : la segmentation croissante des territoires sociaux et éducatifs.
Certes, les différences sociales se sont toujours inscrites dans l'espace. Par exemple, dans les villes françaises du 19ème siècle, les plus riches habitent au rez-de-chaussée et les chambres de bonnes sont sous les toits (car il n'y a pas d'ascenseur) - aujourd'hui que les ascenseurs existent, c'est plutôt l'inverse, les plus aisés souhaitant profiter de la vue la plus agréable. De même, dans les villes européennes industrialisées, la bourgeoisie habite à l'ouest et les ouvriers à l'est : comme les vents viennent de l'ouest (de l'Atlantique), les usines sont plutôt construites à l'est des villes, afin que les fumées ne traversent pas la ville - la bourgeoisie profite  du bon air et les ouvriers vivent au milieu des fumées.
Mais la segmentation socio-spatiale a pris aujourd'hui des formes nouvelles. À côté des différences qui existent depuis longtemps entre territoires économiquement plus ou moins développés (par exemple entre le Rio Grande do Sul, le Minais Gerais et les états du nordeste) sont apparues des poches de pauvreté au sein même des zones en développement. Sao Paulo ou Rio ne sont pas des zones pauvres, loin s'en faut, mais ce sont des villes où la question des enfants dans les rues se pose avec acuité ; en effet, ce sont des villes où le dénuement est géographiquement proche de la richesse et où cette proximité des extrêmes produit en permanence des explosions de violence. Cela tend à devenir une caractéristique du monde moderne urbain : la misère s'engendre là où s'engendre également la richesse ; les plus pauvres agressent physiquement les plus riches ou les classes moyennes, qui se protègent en vivant dans des lieux éloignés ou en s'enfermant dans des lieux gardés (comme les condominos). Le territoire tend ainsi à devenir une véritable mosaïque sociale. À cette segmentation sociale correspond une segmentation éducative : écoles différentes selon les zones ou même les quartiers, voire les rues ; ou bien, lorsqu'il reste une certaine mixité sociale, évitement de l'école publique par les classes moyennes, qui mettent leurs enfants dans des écoles privées. Par là même, il devient de plus en plus difficile de construire une société dans laquelle les individus partagent un minimum de références communes par-delà leurs différences sociales, une société dans laquelle la divergence ou la contradiction des intérêts ne dégénère pas en violences et en guerre civile larvée. En ce sens, il faut prendre garde à l'idée d'écoles communautaires, même si les intentions sont généreuses : l'idéal d'écoles au service de la communauté peut aussi déboucher sur la réalité d'écoles enfermant les enfants dans un territoire socio-éducatif.
Nous sommes ainsi en train de passer de sociétés citoyennes, construites sur des fondements politico-culturels, à des sociétés mosaïques, à des sociétés puzzles (où, qui plus est, des pièces n'arrivent pas à s'insérer et apparaissent comme surnuméraires). Les sociétés citoyennes disposent d'un projet politique, ancré dans des valeurs qui peuvent servir de référence aux éducateurs. Les sociétés puzzles ne font qu'assembler, de façon instable, avec des déformations constantes, des différences entre individus et entre mini-territoires ; l'école peut se centrer sur l'enfant et sur la communauté environnante mais il lui manque ce sans quoi il est bien difficile de former un jeune : des valeurs de référence solides et reconnues.
4. La notion de "crise de l'école" n'est pas pertinente
À partir du moment où une société ne se pense plus elle-même en termes de valeurs mais de développement économique, où elle ne pense plus l'éducation des jeunes générations en référence à un projet politique mais dans l'unique souci de leur insertion professionnelle, elle est confrontée à ce qu'on a appelé une "crise de l'éducation". Ce mot de "crise" ne me convient pas, je ne crois pas qu'il y ait une crise de l'éducation mais plutôt une "mutation" des rapports entre l'école et la société, un changement de logique.
Ce qu'affrontent les sociétés modernes n'est pas une "crise", un moment de déséquilibre, d'inadaptation, auquel on pourrait mettre fin en trouvant le bon remède (c'est-à-dire ici la bonne réforme) permettant de retrouver l'harmonie de l'école. C'est une situation de contradictions structurelles liées aux nouveaux modes d'articulation entre l'école et la société. Aussi, le rôle fondamental des réformes de l'éducation n'est pas celui qu'on croit : une réforme de l'école n'a pas pour but de résoudre les problèmes mais de les déplacer. Cela peut d'ailleurs être très positif : un problème ainsi déplacé peut être mieux géré, avec des conséquences plus positives pour la société et pour les enfants. Mais cela présente au moins un effet pervers : après chaque réforme, des problèmes apparaissent là où il n'y en avait pas avant et l'opinion publique se persuade peu à peu que ce sont les réformes elles-mêmes qui créent les problèmes - ce qui est d'ailleurs vrai, mais en n'oubliant pas que ces réformes ont également fait disparaître d'autres problèmes.
Quelles sont ces contradictions ? Il ne m'est pas possible de les analyser en profondeur dans le temps dont je dispose mais je veux au moins en citer quelques-unes, dans des formes faciles à comprendre.
Contradiction entre l'école pour former une élite performante et l'école pour tous, celle de la solidarité, de la démocratie, de l'égalité. Ce ne sont pas seulement les politiques et les institutions qui doivent affronter cette contradiction, mais aussi les établissements scolaires, les enseignants, les parents - et plus encore les parents des classes moyennes militants de gauche, qui veulent à la fois, en tant que militants que l'école soit égalitaire, et en tant que parents que leur enfant réussisse mieux à l'école que les autres enfants.
Contradiction entre l'école centrée sur ses tâches spécifiques (la transmission d'un patrimoine culturel, la diffusion de savoirs, la construction de compétences, notamment cognitives) et l'école très ouverte sur le monde. Nos sociétés (mais aussi, là encore, les parents eux-mêmes) demandent à l'école des choses contradictoires. Nos sociétés ne savent plus assigner à l'école des missions claires et non contradictoires.
Contradiction, que vivent très fortement les enseignants, entre l'école démocratique en tant qu'elle vise l'égalité de tous face à l'éducation et... l'école démocratique en tant qu'elle prend en considération les différences entre publics scolaires.
Contradiction entre l'ambition universaliste (à la française) ou au contraire communautariste (à l'anglo-saxonne), d'une part, et d'autre part la réalité de la culture moderne qui est de plus en plus une culture du métissage et de l'hétérogène. Fin août, à Salvador de Bahia, le groupe musical Olodum avait annoncé que le prix d'entrée à son prochain concert serait deux fois plus faible pour les noirs ; cela a déclenché de vives discussions ; Olodum a répondu que ceux qui sont noirs dans leur tête paieraient également moitié prix, quelle que soit la couleur de leur peau. Au-delà de l'humour qu'elle manifeste, cette réponse est intéressante : nous vivons dans un monde où il n'est plus évident de savoir qui, dans sa tête, est blanc ou noir (ou indien), est homme ou femme, est du Mato Grosso ou de Sao Paulo, est français ou brésilien, etc.
S'y ajoute, pour les politiques mais aussi pour les enseignants, la contradiction d'une situation où jamais la question de l'éducation n'a été aussi importante pour les autorités centrales (de l'état fédéral, de l'état fédéré ou d'une ville) et... où jamais il n'est apparu aussi nécessaire de laisser des initiatives aux établissements et aux enseignants pour traiter les problèmes complexes que recouvre aujourd'hui la question scolaire.
Ce sont là des contradictions fortes, qui sont éminemment politiques mais qui posent aussi des problèmes très concrets aux enseignants dans leurs pratiques quotidiennes.
En effet, dès lors que l'on ne pense plus l'école qu'en termes d'insertion professionnelle des jeunes, se pose la question du sens de l'école au quotidien.
Les enseignants sont des femmes et des hommes qui entretiennent une relation forte avec des valeurs (universelles ou communautaires) et qui se reconnaissent mal dans l'école d'aujourd'hui. Ils sont confrontés en permanence à des formes d'hétérogénéité que leurs valeurs de référence maîtrisent mal : hétérogénéité des élèves, des formes culturelles, des établissements, des demandes des politiques et des parents. L'enseignement était pensé comme une mission, il est en train de devenir un métier - et un métier que personne ne sait définir de façon précise, ce qui rend bien difficile la formation à ce métier...
Les parents eux-mêmes sont pris dans une contradiction forte quant au sens de l'éducation - et plus encore les parents des classes moyennes. Ils veulent à la fois que leur enfant r&eacu>


Transfert interrompu !

qu'il soit heureux et bien dans sa peau - ce qui apparaît de plus en plus difficilement compatible.
Enfin, et surtout, la question du sens de l'école pour les élèves est peut-être aujourd'hui devenue le problème le plus important du système scolaire. Pour les élèves, on va aujourd'hui à l'école pour "passer" de classe en classe et, au bout de ce parcours du combattant, avoir un métier, et si possible un "bon métier". C'est là une position réaliste... mais à condition de comprendre que c'est l'acquisition de savoirs et de compétences qui permet d'avoir un bon métier. Or, tel ne semble pas être, en France en tout cas, le rapport que les élèves de familles populaires entretiennent avec l'école et le savoir : tout se passe comme si le seul fait d'aller à l'école et d'y faire ce que l'enseignant dit d'y faire suffisait pour avoir un bon métier. Ce qui tend ainsi à disparaître du rapport à l'école, c'est le savoir, c'est l'idée qu'apprendre permet de faire sens du monde, de la vie, des autres et de soi-même, c'est le désir et le plaisir d'apprendre et de savoir. Un tel rapport au savoir peut conduire à des comportements et à des déclarations très déstabilisants pour les enseignants : ainsi, un élève de 18 ans m'a un jour expliqué que la poésie c'était pour les futurs poètes professionnels, et mes étudiants ont entendu des jeunes leur dire que l'histoire et la philosophie c'était pour les futurs professeurs d'histoire ou de philosophie. L'école d'aujourd'hui est à ce point pensée dans une problématique du "tout professionnel" que les élèves des milieux populaires, en France, ont du mal à concevoir que l'on puisse y apprendre quelque chose pour des raisons autres que d'insertion professionnelle.
Là est peut-être la contradiction fondamentale de l'école, dans le monde d'aujourd'hui, à l'aube du 21ème siècle : ce qui fonde l'école dans sa spécificité historique n'est plus ce qui la fonde socialement. D'où l'incapacité politique de nos sociétés à assigner à l'école des missions claires, non contradictoires, porteuses de sens. D'où, également, l'importance, y compris pour les pratiques quotidiennes d'enseignement, de la question du rapport des jeunes générations à l'école et au savoir. Pour moi, cette question du rapport au savoir pourrait bien être la question éducative clef aux débuts du 21ème siècle. On peut l'énoncer à travers trois questions simples : pour un jeune, quel sens cela a d'aller à l'école, quel sens cela a de travailler à l'école, quel sens cela a d'apprendre et de comprendre (à l'école ou ailleurs) ?
Il semble bien que les contradictions engendrées par les nouveaux modes d'articulation de l'école et de la société aient provoqué une sorte de panne symbolique, que l'on observe à la fois chez les politiques et chez les élèves. Au lieu d'être dynamisantes, ces contradictions sont déstructurantes et paralysantes. C'est en ce sens, et en ce sens seulement, que l'on peut, si l'on tient à cette expression, parler de "crise de l'éducation".
5. Quelles conséquences pour la recherche en éducation ?
Dans la situation que je viens de décrire, la tentation est forte, pour les chercheurs, de produire eux-mêmes un discours politique, de réparer eux-mêmes la panne symbolique. Or, si la production de repères symboliques, en articulation avec le mouvement social, est effectivement une des missions de l'intellectuel, au sens large du terme, elle ne peut pas être une tâche de la recherche. Celle-ci ne peut pas se substituer au politique car la recherche ne saurait analyser que ce qui est et ne peut pas, si elle reste dans ses limites de rigueur, dire ce qui doit être.
Le rôle de la recherche n'est pas de prescrire - de quel droit le ferait-elle puisqu'elle n'a aucune compétence spécifique sur ce qui doit être ? Il est d'analyser. C'est en tant qu'outil d'analyse que la recherche peut contribuer à y voir plus clair sur l'éducation de demain et participer - indirectement - au débat social. La recherche peut mettre au jour les contradictions et les points de choix. Elle peut les mettre au jour au niveau des systèmes et des politiques mais elle peut aussi montrer quelles contradictions traversent le quotidien, construisent des situations, induisent des pratiques.
Aujourd'hui, les analyses de Systèmes, souvent quantitatives, ne suffisent plus. Elles restent certes précieuses, mais à condition de ne pas masquer les contradictions auxquelles les enseignants se heurtent dans leur travail de tous les jours. Il faut aujourd'hui aller y voir de plus près, finement. Cela veut dire analyser des situations, des pratiques, des histoires singulières (celles de communautés scolaires, d'établissements, d'enseignants, d'élèves) - non pour se perdre dans la singularité de la monographie ou du "cas" mais pour identifier et comprendre des contradictions et des processus. Cela veut dire également accorder une grande importance au travail d'interprétation du monde par les acteurs. Le problème clef, nous l'avons vu, est que le sens de l'école et du savoir aujourd'hui n'est plus donné mais doit être construit par chacun.
Mais le chercheur qui s'attache à l'analyse de ces contradictions doit être conscient des contradictions qui traversent les chercheurs eux-mêmes. La contradiction majeure est peut-être celle qui tient à la place sociale des intellectuels, dont les chercheurs font partie. Quelles que soient leurs origines, les intellectuels appartiennent aux classes moyennes et bénéficient du système social actuel (même si ce ne sont pas les principaux bénéficiaires). Mais, en tant qu'intellectuels critiques, ils se sentent souvent près du peuple, dont ils épousent les intérêts sur la scène publique. Il y a là une contradiction forte : les intellectuels dénoncent un système dont par ailleurs ils profitent. Imaginons à quel point la vie quotidienne de certains universitaires brésiliens serait bouleversée si l'on augmentait vraiment de façon importante le salaire minimum, donc aussi le salaire qu'ils doivent verser aux personnes qu'ils emploient à leur domicile, ce qui les décharge de tâches et leur permet de consacrer du temps à une activité intellectuelle et sociale dans laquelle ils réclament l'augmentation du salaire minimum....
Nous sommes tous en proie à ces contradictions, en France aussi bien qu'au Brésil, même si c'est sous d'autres formes. Ce qui m'intéresse ici n'est pas de dénoncer mais de souligner l'effet que ces contradictions peuvent avoir sur l'activité du chercheur. Parce qu'il est aussi un intellectuel pris dans ce type de contradiction, le chercheur aura tendance à porter ses analyses sur les déterminants macro-sociaux du fonctionnement social et à négliger le niveau des situations et des pratiques. Il est idéologiquement plus facile pour un intellectuel d'analyser le néolibéralisme, la globalisation et l'école de classe que des situations et des pratiques quotidiennes dans lesquelles il est lui-même directement impliqué.
Pourtant, c'est à la fois au quotidien et aux grandes questions sociales qu'il faut s'intéresser si l'on veut vraiment changer le monde, et ne pas se contenter de le dénoncer. Plus précisément encore : il faut travailler, y compris comme chercheur, à comprendre comment ces grandes questions se posent aussi à travers les petites choses de la vie quotidienne. Quand un élève ne comprend pas, combien de fois j'accepte, comme enseignant, de lui expliquer à nouveau ? Quelle proportion d'élèves d'une classe je considère comme "normal" et "inévitable" d'abandonner au bord de la route parce que jamais ils ne comprendront ? C'est aussi dans la réponse à des questions si simples, si directes, que se construit une école plus ou moins démocratique.
Bernard CHARLOT
Professeur de sciences de l'éducation
Université Paris 8 Saint-Denis

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