DOCUMENT STRICTEMENT RÉSERVÉ À L'USAGE PÉDAGOGIQUE
INDIVIDUEL
REPRODUCTION ET DIFFUSION INTERDITES
Bernard CHARLOT
"Le rapport au savoir", chapitre du livre Éducation et
formation : recherches et politiques éducatives (dir. Jean
Bourdon), éditions du CNRS, 1999, p. 17-34.
Le rapport au savoir
Les recherches que mon équipe et moi-même avons menées sur la question du rapport au savoir sont issues d'une réflexion critique sur la façon même dont la sociologie classique pose la question de l'échec scolaire. C'est donc de cette problématique de l'échec scolaire que je partirai pour expliquer, dans un premier temps, quelle autre approche nous avons essayé de mettre en œuvre. Je présenterai ensuite quelques résultats de nos recherches . J'insisterai particulièrement sur ceux qui concernent directement la question du savoir. Mais il faut d'emblée préciser que le problème du savoir nous semble à la fois être au centre de la sociologie de l'éducation et être indissociable d'autres problèmes : la construction d'une image de soi et plus généralement du sujet, les rapports de ce sujet à son passé, à son avenir, à sa famille, à sa place future dans la société, et finalement à la vie et au monde. C'est pourquoi nous parlons d'un rapport au savoir, qui exprime de multiples rapports au monde, et non d'une représentation du savoir, qui serait un contenu de pensée centré sur le savoir ou telle ou telle forme de savoir. Du même coup il est impossible de présenter ce qui, dans nos recherches, concerne le savoir, sans le mettre en relation avec les autres problèmes fondamentaux que pose l'histoire scolaire d'un élève.
1. De la question de l'échec scolaire à celle du rapport
au savoir
En deçà de toutes les différences d'approche et
de toutes les divergences d'interprétation auxquelles l'échec
scolaire a pu donner lieu depuis plus de trente ans, deux faits m'apparaissent
aujourd'hui indéniables. D'une part, l'échec scolaire est
un phénomène social, qui touche particulièrement certains
groupes (classes sociales, catégories socio-professionnelles, types
de famille...), comme l'attestent des régularités statistiques
bien établies. D'autre part, l'échec scolaire est une situation
dans laquelle un individu se retrouve, au cours d'une histoire singulière
marquée par de la contingence. Mais si ces faits sont tous deux
indéniables, ils ne sont pas pour autant immédiatement conciliables.
La question centrale est donc aujourd'hui de comprendre l'échec
scolaire individuel d'individus appartenant massivement aux mêmes
catégories sociales. Toute explication doit pouvoir rendre compte
à la fois de la corrélation entre échec et appartenance
socio-familiale et de l'irréductible singularité des histoires
scolaires. Telle est l'ambition des recherches que nous menons sur le rapport
au savoir.
Les théories classiques sur l'échec scolaire ne peuvent
rendre compte des deux faits à la fois. La théorie du don
conçoit l'échec scolaire comme l'effet d'une caractéristique
naturelle de l'individu. Mais elle ne peut expliquer pourquoi le don, et
donc l'échec scolaire, est réparti dans la population des
jeunes selon une distribution qui se révèle sociale. Dans
les décennies 60 et 70, les théories de la reproduction,
et celles qui s'en sont inspiré, ont interprété l'échec
en termes d'appartenance à des groupes pourvus de telles ou telles
caractéristiques (capital culturel, rapport au temps, type de socialisation
familiale...). Mais dès lors que l'on raisonne ainsi en termes d'appartenances,
il devient difficile de comprendre les cas atypiques : pourquoi certains
enfants de famille populaire réussissent-ils malgré tout
à l'école, pourquoi certains enfants de milieu favorisé
échouent-ils quand même ? On peut certes tenter de jouer sur
les multi-appartenances de certains individus mais il faut alors rendre
compte de la synthèse qui s'opère entre ces "influences"
de divers milieux, ce qui oblige à réintroduire le point
de vue du sujet et de son histoire.
Deux sociologues ont abordé de front cette question de l'individualisation
du social.
Bourdieu, très sensible à la question du "sens pratique",
s'est demandé comment des régularités sociales pouvaient
fonctionner sans pour autant que l'individu obéisse explicitement
à des règles. Il répond à cette question par
le concept d'habitus. L'habitus est un ensemble de dispositions psychiques
socialement construit par conditionnements et intériorisation du
social, de sorte que l'individu met en œuvre de la régularité
sociale alors même qu'il croit avoir des représentations et
des pratiques libres. L'explication est intellectuellement cohérente
mais elle présente le défaut de faire occuper la place du
psychique par du social : l'individu trouve une place mais sans cette singularité
et cette historicité qui définissent le sujet et marquent
son histoire scolaire.
Boudon, quant à lui, se passe du concept de reproduction, part
directement de l'individu, et essaye d'expliquer les régularités
sociales par l'agrégation de décisions individuelles qui
produisent des effets sociaux. Mais l'individu de cet individualisme méthodologique
n'est appréhendé que comme lieu d'un calcul coûts -
bénéfices - risques. Cette fois encore, la place de l'individu
est occupée par une rationalité sociale sans psychisme.
Ces théories sociologiques ne laissent guère de place
à la question du savoir. La sociologie française des décennies
60 et 70 ne s'intéresse guère à cette question. Ou
bien elle raisonne en termes de sélection (positions sociales à
l'entrée et à la sortie du système scolaire), en ignorant
le fait pourtant essentiel que la sélection scolaire s'opère
à partir de l'évaluation des savoirs et des compétences
cognitives acquis. On bien elle traite de la question du savoir en termes
de capital culturel hérité, intériorisé et
passe à côté de la question, pourtant essentielle du
point de vue scolaire, de l'activité par laquelle un individu s'approprie
un savoir (ce qui est bien autre chose que d'hériter ou d'intérioriser
un capital). On bien encore, elle pose la question des coûts, bénéfices
et risques en termes de positionnement social et jamais en termes d'investissements,
de ressources, de réussites ou d'échecs cognitifs. La sociologie
française n'a pas profité des débats qui, à
la même époque, sont menés en Grande-Bretagne sur la
question du curriculum. Je n'analyserai pas ces débats et leurs
enjeux, Jean-Claude Forquin, qui interviendra ensuite comme discutant,
étant bien plus compétent que moi pour le faire. Je dirai
seulement qu'ils me semblent avoir porté surtout sur la question
: "que faut-il apprendre aux enfants à l'école, et faut-il
apprendre des choses différentes aux enfants de classes sociales
différentes ?", question qui, pour essentielle qu'elle soit, n'inclut
pas ma question centrale, celle de l'échec scolaire individuel
d'individus appartenant massivement aux mêmes catégories sociales.
J'ai moi-même raisonné longtemps dans le cadre de l'idée
de reproduction. Jusqu'à ce que je prenne clairement conscience
(peut-être parce que j'assumais parallèlement des fonctions
professionnelles de formateur d'enseignant) qu'elle aboutissait à
une impasse sur deux points : la compréhension de ce qui se produit
dans l'histoire scolaire d'un enfant (et donc aussi la possibilité
d'intervenir autrement que de façon aveugle pour faire que cette
histoires soit autre), la compréhension de ce qui se produit lors
de l'acquisition d'un savoir (ou de sa non acquisition). J'ai donc décidé
(en fait, cela a été plus un glissement épistémologique
progressif qu'une véritable "décision") de prendre le problème
par l'autre bout : considérer l'échec scolaire comme quelque
chose qui advient dans l'histoire d'un individu et non pas seulement comme
une caractéristique d'un groupe social, et voir si, en l'étudiant
ainsi, je pouvais comprendre comment de la régularité sociale
pouvait se manifester.
L'échec scolaire n'est donc pas considéré comme
une caractéristique qu'un individu hériterait de son groupe
social ou comme l'effet, dans l'histoire scolaire de cet individu, des
caractéristiques sociales et culturelles de ce groupe. L'échec
scolaire est une situation qui se construit peu à peu, à
travers d'autres situations, des pratiques, des rencontres, des événements,
des ruptures, des dérives, dans une histoire scolaire inséparable
de l'histoire singulière de l'individu.
Du point de vue méthodologique, cela signifie que l'on
peut certes étudier les niveaux et types de scolarisation les plus
fréquents dans un groupe donné mais que l'on n'a jamais le
droit de conclure de ces formes de scolarisation qui caractérisent
un groupe à la scolarité d'un enfant membre de ce groupe
: on ne peut ni considérer qu'une situation d'échec scolaire
est "expliquée" par l'appartenance d'un enfant à un groupe
où cette situation se rencontre fréquemment ni, et encore
moins, considérer qu'une telle situation est pour cet enfant un
destin, quasi inévitable. L'échec scolaire d'un individu
ne peut être expliqué que par ce qu'il advient à cet
individu au cours de son histoire. Mais celle-ci, bien sûr, ne se
déroule pas dans un vide social. L'histoire de chacun se tisse dans
ses relations avec d'autres, et en tout premier lieu avec les membres de
sa famille, et se construit dans des cadres sociaux structurés par
des rapports sociaux. En ce sens, l'histoire scolaire d'un individu est
indissociablement singulière et sociale. Aussi peut-on faire le
pari, problématique et méthodologique, que l'étude
des histoires singulières permettra de saisir des processus sociaux
qui structurent ces histoires (sans pour autant les déterminer),
structuration dont les effets se manifestent, lorsqu'on étudie des
groupes, sous forme de régularités statistiques.
Cet individu qui a une histoire singulière n'est pas un objet,
mais un sujet. En tant que tel, il construit du sens et met en œuvre des
activités.
Tout individu humain donne sens à ce qu'il est, à ce
qui lui arrive, à la situation dans laquelle il se trouve, à
la société et au monde dans lesquels il vit. C'est le cas,
notamment, de l'élève, dont l'histoire scolaire n'est pas
seulement une trajectoire, une série de points par lesquels il passe
et qui peuvent être étudiés de l'extérieur,
mais est aussi une série d'expériences qu'il vit, qu'il interprète,
auxquelles il donne sens. Cela a des conséquences problématiques
et méthodologiques importantes.
D'une part, on ne peut se contenter d'étudier la scolarité
d'un élève en termes de positions (scolaires et sociales)
occupées successivement ; il faut aussi la comprendre de l'intérieur,
comme expérience traversée et interprétée.
D'autre part, analyser l'échec scolaire en termes de handicaps,
c'est étudier en fait ce qui permet d'être en réussite
scolaire et ajouter que l'élève en échec ne possède
pas les caractéristiques qui lui permettraient de réussir
; il faut sortir de cette lecture en négatif de la réalité
scolaire qui ne permet pas de comprendre ce qu'est un élève
en échec et l'expérience qu'il traverse. Une lecture en positif
doit s'attacher au sens que l'élève donne à ce qui
lui arrive. Très précisément, lorsqu'un élève
échoue à l'école la première question à
se poser n'est pas celle des handicaps dont il est peut-être affecté,
elle est de savoir s'il a travaillé et comment il a travaillé
- car s'il ne travaille pas ou travaille de façon cognitivement
inefficace il n'est pas étonnant qu'il échoue. Mais on rencontre
alors immédiatement la question du sens qu'il confère à
la situation scolaire, au travail scolaire en général, à
tel ou tel type de travail en particulier.
Cependant, nul n'est transparent à lui-même et le travail
scientifique ne consiste pas seulement à recueillir le discours
de l'élève, il faut travailler ce discours pour essayer d'identifier
les processus qui structurent l'histoire de l'élève et ceux
qui structurent la construction de sens qui accompagne cette histoire.
Dans la mesure où cette histoire ne se produit pas dans un vide
social, il est probable que ces processus sont communs à des élèves
de même origine. On retrouve ici la possibilité qu'existent
des régularités statistiques mais ces régularités
pourront être comprises en termes de processus structurants et non
de caractéristiques communes à tous les individus d'une même
origine sociale. Il serait sans doute intéressant de repenser la
théorie de l'habitus à la lumière de cette approche
en termes de processus.
Cette question du sens n'est pas purement théorique, elle présente
une importante dimension pratique. En effet, comme on le sait bien depuis
les travaux de M. Weber, de G.H. Mead et de l'interactionnisme symbolique,
un individu n'agit pas en fonction de ce que les choses sont mais de ce
qu'il pense qu'elles sont. Tout individu, aussi dominé soit-il,
est actif, agit sur et dans le monde, en fonction du sens qu'il attribue
à ce monde. La sociologie de la reproduction, raisonnant en termes
de positions, de capital culturel hérité, de caractéristiques
sociales intériorisées, a singulièrement négligé
cette activité par laquelle l'individu transforme le monde, et,
ce faisant, se transforme lui-même. Comme le dit le discours commun,
"on ne peut pas apprendre à la place de l'élève".
En termes plus élaborés, nul ne peut apprendre s'il ne se
mobilise, ce qui suppose à la fois un mobile et une activité
d'apprentissage effective (et efficace) . En ce sens, agir sur le rapport
à l'école est nécessaire, pour créer les mobiles
d'apprendre, mais insuffisant : l'élève peut attribuer beaucoup
d'importance à l'école, se mobiliser sur l'école,
sans pour autant se mobiliser à l'école, c'est-à-dire
s'engager vraiment dans une activité d'apprentissage (et une activité
efficace). Inversement, la didactique la plus sophistiquée est impuissante
face à un élève qui n'en a rien à faire de
l'école.
Notre définition du rapport au savoir prend en compte cette
double question : celle du sens et celle de l'activité. D'une façon
large, le rapport au savoir est "l'ensemble d'images, d'attentes et de
jugements qui portent à la fois sur le sens et la fonction sociale
du savoir et de l'école, sur la discipline enseignée, sur
la situation d'apprentissage et sur soi-même" . D'une façon
plus resserrée, et formellement plus correcte, je l'ai défini,
dans le livre publié par ESCOL, comme "une relation de sens, et
donc de valeur, entre un individu (ou un groupe) et les processus ou produits
du savoir" . Ces définitions induisent souvent deux types de questions.
Premièrement, faut-il utiliser ainsi le singulier, à
la fois pour "rapport" et pour "savoir", ou ne faudrait-il pas utiliser
le pluriel pour l'un ou l'autre de ces deux termes, ou pour les deux ?
Nous avons proposé une analyse de cette question dans le rapport
rédigé pour le FAS. Nos analyses et nos recherches nous permettent,
en résumant rapidement les choses, d'avancer les deux propositions
suivantes. D'une part, il est pertinent de parler de "rapport au savoir",
au singulier : tout individu entretient un certain type de rapport (dominant)
avec le savoir (c'est-à-dire avec la question même du savoir).
D'autre part, un individu peut avoir des rapports différents avec
différents types de savoirs : ses rapports aux mathématiques,
à l'économie ou à la mécanique peuvent être
différents. Reste, cependant, à poursuivre les recherches
pour mieux comprendre comment s'articulent ce rapport au savoir et ces
rapports aux savoirs.
Deuxièmement, on peut se demander pourquoi nous parlons de rapport
au savoir alors que notre définition renvoie aussi au rapport à
l'école (et éventuellement à d'autres lieux, par exemple
ceux dans lesquels les élèves font des stages) et au rapport
aux situations dans lesquelles on peut apprendre (et donc aussi aux personnes
qui enseignent ou forment et à leurs méthodes). C'est là
un choix volontaire : nous pensons en effet que la question du savoir est
centrale à l'école - en prenant "savoir" au sens large du
terme, sans le réduire aux contenus disciplinaires des programmes
et en y incluant l'ouverture vers l'imaginaire et vers tout ce qui produit
du sens et de l'intelligibilité du monde. Quelles que soient ses
autres fonctions (de socialisation notamment), l'école présente
pour spécificité d'être un lieu consacré à
la transmission-appropriation d'un savoir que l'on ne peut acquérir
ailleurs sous les mêmes formes. Cela ne veut pas dire simplement
que la fonction d'apprentissage assurée par l'école est centrale
et que les autres fonctions de l'école sont périphériques.
Cela veut dire, plus fortement encore, que toutes les fonctions que l'école
assume, y compris parfois à son corps défendant, portent
la marque de cette fonction centrale. À cet égard, il est
intéressant de réfléchir à la façon
dont on débat aujourd'hui d'une question comme celle de la violence
à l'école. Trop souvent, on pose ce problème en termes
relationnels, institutionnels, voire juridiques. C'est oublier que cette
violence se produit dans un lieu où, toute la journée, toute
la semaine, toute l'année, des enseignants essayent d'apprendre
des choses à des élèves, évaluent ces élèves,
disposent de pouvoir sur eux au nom de leurs compétences dans le
champ du savoir, produisent des effets de valorisation et d'humiliation,
influent de façon forte sur la vie présente et future de
ces jeunes et sur l'image de soi que ces adolescents construisent. Bref,
la question de la violence à l'école présente des
spécificités qui sont fortement liées à la
définition de l'école par le savoir (même si la question
du savoir n'épuise pas celle de la violence à l'école).
Étudier le rapport d'un élève au savoir, c'est
étudier la façon dont il se construit comme sujet dans une
société qui lui assigne comme lieu de vie et de travail une
institution dont la logique spécifique est celle du savoir. C'est
donc aussi étudier la façon dont, dans l'école, il
se construit comme membre de cette société, la façon
dont il s'y intègre. On se donne ainsi les moyens de comprendre
à la fois la singularité des histoires scolaires et les régularités
statistiques que la sociologie a établies.
2. Quelques résultats de recherche
Nous avons recueilli des données en collège (de la 6ème
à la 3ème) et, de façon complémentaire, à
l'école primaire. Elles ont été collectées
au moyen de bilans de savoir et d'entretiens approfondis de type clinique
(complétés, en primaire, par un travail avec les instituteurs
et l'analyse de travaux d'élèves). Le bilan de savoir est
un texte, rédigé en classe en réponse à la
consigne : "J'ai ... ans. Depuis que je suis né, j'ai appris beaucoup
de choses, chez moi, à l'école, dans la cité, ailleurs.
Qu'est-ce qui est important pour moi dans tout ça ? Et maintenant,
qu'est-ce que j'attends ?". Il ne nous dit pas ce que l'élève
a appris (il est impossible de dire tout ce que l'on a appris depuis qu'on
est né) mais ce qu'il retient lorsqu'on le place devant une telle
consigne. Nous posons qu'il retient ce qui fait le plus sens pour lui,
et que le bilan nous donne donc accès à son rapport au savoir.
Les bilans font l'objet d'une analyse quantitative, d'une analyse qualitative
thématique et d'une analyse des pratiques langagières qui
y sont mises en œuvre. Quant à l'entretien, il est de type semi-directif
approfondi à orientation clinique - c'est-à-dire qu'il met
en œuvre un travail dans lequel l'élève produit du sens avec
l'assistance de celui qui lui pose des questions.
Nous avons travaillé dans deux collèges. D'une part,
dans un collège de la ZEP de Saint-Denis, dans la banlieue nord
de Paris. D'autre part, dans un collège de la banlieue sud, socialement
et scolairement hétérogène, où nous nous sommes
intéressés à la fois aux élèves des
"bonnes classes" (notamment à option allemand) et à des élèves
en difficulté dont les caractéristiques socio-culturelles
étaient de même type que celles du collège de la ZEP
de Saint-Denis. Ce dispositif nous a permis de comparer en fait trois populations
(élèves de la ZEP, élèves de la banlieue sud
soit en réussite soit en échec). Mais l'analyse nous a également
amenés à prendre en compte une autre différence, qui
apparaît importante quel que soit le degré de réussite
des jeunes : celle entre garçons et filles. Nous avons ainsi recueillis
304 bilans de savoir et réalisé 31 entretiens. En primaire,
nous avons travaillé à La Courneuve et à Saint-Denis.
Actuellement, Élisabeth Bautier et Jean-Yves Rochex mènent
une recherche en lycées, essentiellement généraux
et technologiques, et moi-même en lycées professionnels.
Il n'est pas possible, dans le temps imparti, de présenter de
nombreux résultats. J'en sélectionne donc quelques-uns, qui
me semblent les plus importants. En outre, je ne ferai qu'évoquer
certains rapidement, et m'attarderai davantage sur ceux qui concernent
le plus directement la question du savoir.
a. La scolarité comme histoire.
Nos données confirment, s'il en était besoin, que les
élèves ont effectivement une histoire, avec de longues plages
de continuité mais aussi des moments décisifs marqués
par de petits choses (pour Malika, fêter son anniversaire en classe
en CM2 fut important) ou de grands événements (le divorce
des parents par exemple, ou, en L.P., la rencontre de l'amour qui peut
restructurer complètement la vision du monde de l'élève
et faire rupture - en général positive - dans son histoire
scolaire). Nos données nous apprennent que, pour les élèves,
subjectivement, cette histoire commence vraiment en 6ème ou 5ème.
Alors qu'ils ont parfois redoublé en primaire, ils nous disent le
plus souvent qu'à l'école primaire "ça allait" et
que c'est au collège qu'ils ont commencé à "délirer",
"déconner", "couler", "plonger". Il semble qu'il faille voir là
l'effet conjugué de l'entrée dans l'adolescence et de la
scolarisation dans un établissement dont le mode de fonctionnement
est sensiblement différent de celui de l'école primaire.
Trois types de personnes jouent un rôle particulièrement
important dans l'histoire du jeune : ses parents, ainsi parfois que ses
frères et sœurs ; ses copains et copines ; ses professeurs.
L'histoire de l'enfant et de l'adolescent s'inscrit et se construit
dans une dynamique familiale, à travers le jeu des identifications,
des modèles et contre-modèles, des demandes implicites et
des injonctions explicites, de l'aide que la famille peut apporter à
l'élève, etc. L'influence des parents sur la scolarité
de leurs enfants s'exerce d'abord par ce qu'ils sont, par leur rapport
au savoir, au travail, à la vie, par ce qu'ils disent d'eux-mêmes
(et parfois par ce qu'ils taisent), c'est-à-dire par les repères
identificatoires qu'ils proposent aux jeunes. Elle s'exerce également
par les demandes qu'ils adressent aux jeunes, les exhortant à réussir
à l'école (ce qui est le cas de la grande majorité
des parents de milieu populaire, y compris et peut-être plus encore
dans les familles d'origine migrante) ou parfois opposant "la vraie vie"
à l'école. Il est intéressant de relever que ces repères
et demandes peuvent être contradictoires, soit parce que les deux
parents divergent sur la question, soit parce que l'un ou l'autre ou les
deux adressent au jeune des demandes en fait contradictoires. C'est le
jeu de ces repères et de ces demandes qui apparaît important,
bien plus que les caractéristiques socio-culturelles "objectives"
des jeunes et bien plus que l'aide technique qu'ils peuvent apporter
à
leurs enfants sur le plan pédagogique.
Une autre personne de la famille joue souvent un rôle essentiel
dans l'histoire scolaire de l'enfant : sa grande sœur - bien plus, d'après
nos données, que les grands-frères, dont on parle pourtant
plus souvent. C'est elle qui, bien souvent, exhorte à la réussite
ses petites sœurs mais aussi ses petits frères, prenant appui sur
son propre exemple, qu'elle soit elle-même en réussite ou
en échec. C'est elle aussi qui, très souvent, aide les plus
jeunes à faire leurs devoirs. Notons que cette grande sœur, dont
le rôle peut être décisif, n'a aucune existence dans
les raisonnements sociologiques en termes de catégories socio-professionnelles.
Nous nous sommes particulièrement intéressés à
ce qui se passe dans les familles d'origine migrante, fréquentes
dans notre population d'études. À défaut de pouvoir
ici entrer dans les détails, j'évoquerai deux processus qui
nous ont semblé particulièrement intéressants. Le
premier peut être défini comme "continuité dans l'hétérogénéité"
(ou l'inverse). Les parents ont émigré pour changer leur
vie, ils ont plus ou moins réussi leur entreprise et reportent désormais
leurs espoirs sur la réussite scolaire de leurs enfants (y compris
des filles, y compris dans les familles d'origine maghrébine) :
la réussite scolaire des enfants est la poursuite par d'autres moyens
du projet migratoire des parents. Mais pour que les enfants réussissent
dans l'école française, c'est-à-dire pour qu'ils continuent
l'histoire de leurs parents, ceux-ci doivent accepter que leurs enfants
soient différents d'eux - histoire complexe où se mêlent
fierté et souffrance. Sur ce processus s'articule celui que Jean-Yves
Rochex a identifié sous le nom de "triple autorisation" : pour que
l'histoire scolaire d'un jeune d'origine migrante se déroule sans
trop de déchirements, il faut qu'il s'autorise à être
différent de ses parents, que ceux-ci autorisent le jeune à
être différent d'eux mais aussi que le jeune autorise ses
parents à être différents de lui-même. Malika
peut dire "ma mère, elle ne sait pas lire mais elle m'a appris beaucoup
de choses" : le personnage de la mère, et donc le repère
identificatoire qu'elle constitue, n'est pas entamé par le fait
que Malika, elle, sait lire. En revanche, tumultueuse est la scolarité
de Karim, qui nous dit "mon père est un homme cultivé sans
culture" - cultivé de l'autre côté de la Méditerranée
mais sans culture et sans valeur ici, où il n'est qu'un éboueur
dont son fils a honte.
L'importance des copains dans l'histoire scolaire de ces jeunes est
grande elle aussi, les copains avec qui l'on peut parler de tout et qui
sont synonymes de solidarité. Mais je ne développerai pas
ce point ici, et me contenterai de signaler que les élèves
font une nette distinction entre les camarades de classe et les vrais copains,
ceux avec qui on traîne dans la cité depuis qu'on est petit.
Enfin, les professeurs peuvent avoir eux aussi une influence décisive,
heureuse ou malheureuse, sur la scolarité de ces jeunes. Qu'est-ce
qu'un "bon professeur" ? Sur ce point, il n'y a pas lieu de distinguer
les élèves en réussite et ceux qui échouent.
Ils s'accordent sur les deux qualités fondamentales d'un bon professeur.
C'est tout d'abord un professeur qui "explique bien". Il explique et réexplique,
sans se fâcher, "cinquante ou cent fois" s'il le faut, jusqu'à
ce que l'élève ait compris. Un élève de lycée
professionnel me disait même, il y a peu, que son professeur
de mathématiques était bien parce que même quand on
n'a pas écouté son cours, il explique après le cours
si on vient le lui demander! Il s'agit là d'une qualité professionnelle
directement liée à la question du savoir. La seconde qualité
du "bon professeur" est qu'"il parle avec nous", "il nous parle", non pas
de copain à copain, mais de personne à personne, avec un
respect réciproque. Il est intéressant de noter que ce sont
ces mêmes deux qualités que les élèves attendent
de ceux qui les encadrent dans un stage en entreprise.
L'histoire scolaire de ces jeunes se construit ainsi dans un ensemble
de relations, d'interactions et d'interlocutions, comme dimension d'une
histoire de vie plus générale où ces jeunes se construisent
comme sujets singuliers. Mais cette histoire s'élabore aussi à
travers les activités que les jeunes déploient dans et sur
le monde, notamment leurs activités scolaires. C'est à ce
point, où nous rencontrons très directement la question du
savoir, que nous allons maintenant nous intéresser.
b. L'école, parcours du combattant plus que lieu d'appropriation
du savoir.
Les élèves ont un rapport au travail scolaire qui peut
être très différent. Au collège, nous avons
identifié quatre types de rapport au travail. Certains élèves
(une minorité, qui souvent accédera plus tard en 1ère
S) travaillent dans l'évidence ; pour eux le travail est comme une
seconde nature. D'autres vivent le travail comme une conquête quotidienne,
à reprendre sans cesse, avec beaucoup de volontarisme ; ce rapport
au travail est le plus fréquent chez les élèves de
milieu populaire en bonne réussite scolaire. D'autres encore ont
à ce point décroché de la scolarité que leur
niveau ne leur permet même plus d'accéder au travail qui leur
est demandé, alors que parfois ils le souhaiteraient vraiment. Ils
essaient et se découragent : "ça y est, c'est foutu, je sais
pas". Certains ont un rapport aux études si différent de
la logique scolaire qu'il laisse parfois pantois ; ainsi, Fatiha, élève
de 3ème, nous dit, à propos de l'enseignement de l'histoire
: "Ils nous racontent l'histoire, bon, c'est bien, c'est bien, mais une
heure, deux heures, trois heures, c'est bon, mais toute une année!
Heu... c'est pas possible, j'arrive pas à supporter, quoi".
Mais c'est un quatrième type de rapport au travail que l'on
trouve chez la majorité des élèves de collège
de banlieue, qu'ils soient en échec, en difficulté, en réussite
médiocre ou même en assez bonne réussite. On pourrait
le définir comme le rapport au travail d'élèves stratèges
qui cherchent le meilleur rapport qualité / prix. Il apparaît
bien dans ce que nous dit Hassan, qui va redoubler sa 3ème : "Je
disais que le conseil de classe de juin c'était loin, je pourrai
me rattraper au 2ème et au 3ème. Quand j'étais au
2ème trimestre, je me disais : je me rattraperai au 3ème.
Et puis j'ai rien fait".
Il y a là un point essentiel. Les élèves de milieu
populaire ont, dans leur très grande majorité, un rapport
positif à l'école, on trouve fort peu chez eux ce que la
sociologie anglophone a étudié comme culture anti-scolaire.
Pour eux, y compris pour la majorité de ceux qui sont en échec,
l'école est très importante car elle permet d'avoir plus
tard "un bon métier", "un bon avenir", "une vie normale". Mais ce
rapport positif à l'école n'induit pas automatiquement, loin
de là, un rapport positif au savoir. L'important, à l'école,
n'est pas d'apprendre mais d'"aller le plus loin possible" pour avoir de
bons diplômes et donc un bon métier. Leur logique est celle
de la progression dans l'institution, déconnectée d'une logique
d'appropriation du savoir. Ils travaillent juste ce qu'il faut pour passer
dans la classe suivante, visent la moyenne (à quoi bon travailler
plus puisque la moyenne suffit pour "passer" ?), accélèrent
ou ralentissent leur rythme de travail pour s'ajuster au plus près
de cette moyenne (avec parfois des erreurs stratégiques...). Bref,
si l'école fait sens, souvent fortement, le savoir qui y est enseigné
ne présente guère, pour la majorité de ces élèves,
du sens et de la valeur en lui-même. Dans ces conditions d'activité
à vide, seuls survivront dans l'institution ceux qui sont portés
par un minimum de volontarisme (qui s'ancre lui-même dans l'ensemble
de l'histoire de l'élève, notamment dans son histoire familiale).
Ce rapport à l'école, que l'on peut qualifier d'institutionnel,
d'utilitariste, de stratégique, de magique, s'étend bien
au-delà de la sphère des élèves en échec
des établissements de banlieue. On en retrouve des traces, plus
ou moins affirmées, chez les élèves plutôt en
réussite issus de milieu favorisé. Eux aussi attendent de
l'école l'accès à un bon métier (dans leur
cas, un travail de cadre). Mais ces élèves ont souvent rencontré,
dans au moins une discipline, du savoir présentant une valeur en
lui-même. Chez certains, passionnés, cela peut aller jusqu'à
une inversion du rapport entre savoir et métier que l'on rencontre
le plus souvent chez les élèves en difficulté : ce
n'est plus le métier futur qui donne sens aux études mais
l'inverse. Ainsi, une élève de 6ème option allemand
du collège de la banlieue sud écrit dans son bilan de savoir
: "Quand j'ai appris les mathématiques c'est tellement passionnant
que j'aimerais bien faire ingénieur quand je serai grande".
L'école, qui, dans sa spécificité, se pense comme
lieu de savoir, est en fait, pour la majorité de ces élèves
de banlieue, un passage obligé vers le travail salarié et
un lieu de promotion. Cela se manifeste constamment dans nos données,
que ce soit au collège, à l'école primaire ou en lycée
professionnel. Les élèves, dès le C.P., définissent
le "bon élève" sans faire, le plus souvent, la moindre allusion
au fait qu'il apprend des choses : ses principales qualités sont
d'arriver à l'heure et de lever la main avant de parler. De même,
ils peuvent décrire leur journée à l'école
sans évoquer le fait qu'on y apprend des choses. Récemment,
un élève de bac professionnel m'a dit que la poésie,
c'est pour ceux qui veulent être poètes plus tard (sous-entendu
: qui veulent faire de la poésie leur profession).
Dès lors que le savoir ne présente guère de sens
en lui-même, ce que ces élèves entendent par "travailler
à l'école" est fort différent de ce que les
enseignants mettent sous la même expression. Pour les enseignants,
travailler, apprendre, c'est avoir une activité intellectuelle d'appropriation
de savoir. Pour les élèves, c'est faire ce que l'école
vous dit de faire, s'acquitter de ses obligations scolaires, passer du
temps sur ses devoirs et ses leçons - comme si le temps passé
était le critère suprême, voire unique, du "sérieux"
scolaire. Leur logique n'est pas celle du savoir mais celle de la tâche.
Élisabeth Bautier a relevé que, dès le C.P., les élèves
en réussite disent "écouter la leçon" alors que les
élèves en difficulté déclarent "écouter
la maîtresse" : dans le premier cas, ils entendent un adulte parler
de quelque chose, dans le second, ils l'entendent donner des consignes
sur ce qu'il faut faire. Pourquoi s'acquitter de telles tâches, qui
ne portent guère de sens en elles-mêmes ? Pour "passer", aller
"le plus loin possible", avoir plus tard "un bon métier", c'est-à-dire
pour des mobiles à la fois puissants en termes d'enjeux à
long terme et fragiles face aux efforts à court terme que suppose
la réussite de l'activité d'apprentissage. Dans ce court
terme, la mobilisation scolaire des élèves prend quelque
force en s'arc-boutant sur le mythe de l'utilité de ce qu'on apprend
pour la vie professionnelle future - alors que les "bons élèves"
de milieu favorisé font la distinction entre ce qu'il est "utile"
et ce qu'il est "important" d'apprendre. Cette mobilisation prend appui
également sur les relations affectives parfois entretenues avec
le professeur.
Enfin, deux traits méritent d'être soulignés, qui
éclairent un peu plus encore ce rapport au savoir.
Premièrement, il semble que pour beaucoup d'élèves
c'est le professeur qui est en activité dans l'échange pédagogique
plus que l'élève : "on m'a appris" est une expression plus
pertinente que "j'ai appris" pour caractériser le rapport au savoir
de nombreux élèves. Notons que les conséquences de
cette posture pédagogique excèdent le strict champ du savoir
: si je ne sais pas grand chose (ce qui en soi n'est pas trop grave), si
je ne passe pas et me retrouve plus tard dans la galère (ce qui
est très grave), à qui la faute, qui n'a pas fait son métier
convenablement ? Si moi élève je suis arrivé à
l'heure, n'ai pas été (trop) absent, n'ai pas (trop) déliré
et ai passé du temps sur les tâches qu'on me donnait, j'ai
fait ce que j'avais à faire. Dès lors, la responsabilité
de mon échec incombe à l'école, qui "ne m'a pas appris".
De là à devenir agressif, quand on est encore scolarisé,
ou, plus tard, à revenir vandaliser l'école, il n'y a pas
loin.
Deuxièmement, les élèves en difficulté
apparaissent souvent binaires : pour eux, on sait ou on ne sait pas, il
n'y a rien entre les deux - alors que pour les élèves qui
arrivent à suivre, on peut en apprendre un peu plus chaque jour,
progressivement. Ainsi, à la question "comment fais-tu quand tu
ne sais pas lire un mot ?", un élève qui peine à apprendre
à lire et suit son deuxième C.P. finit par répondre
"eh bien, j'en lis un autre!", et ajoute, devant l'étonnement de
celle qui a posé la question : "comment veux-tu que je fasse ?"
. Comment, en effet, s'il n'y a rien entre savoir lire un mot et ne pas
savoir le lire ? Un tel rapport binaire au savoir contribue sans doute
fortement à l'échec scolaire en plaçant l'élève
face à un abîme à franchir lors de chaque apprentissage
nouveau - et plus particulièrement encore lors de l'apprentissage
de la lecture, seuil d'entrée dans l'univers scolaire .
Ce qui précède permet de comprendre le décalage,
parfois le fossé, qui existe entre le rapport au savoir que suppose
la réussite scolaire et celui dont la majorité des élèves
issus des milieux populaires sont porteurs. Mais il faut prendre garde
à ne pas interpréter les résultats qui précèdent
en termes de handicaps socio-culturels, même si, de fait, un tel
rapport au savoir handicape l'élève face aux exigences de
l'école, et, tout simplement, face aux réquisits d'une acquisition
cognitive. Si ces élèves n'ont pas le même rapport
au savoir que celui que l'on identifie chez ceux qui entreront en 1ère
S, il n'en reste pas moins qu'ils ont eux aussi un rapport au savoir (ou
en tout cas à ce que c'est qu'apprendre), qui peut être décrit
dans sa positivité. C'est ce point que je vais maintenant
évoquer rapidement.
c. Trois processus épistémiques
Tout individu a un rapport au savoir - ou au fait d'apprendre. Tout
rapport au savoir présente toujours deux dimensions : identitaire
et épistémique. La question identitaire a déjà
été évoquée : qui suis-je moi qui apprends,
en quoi le fait d'apprendre va me changer et transformer mes relations
aux autres ? etc.. Mais nous attribuons également beaucoup d'importance
à la question "épistémique" : quelle est la nature
de cette activité que l'on nomme apprendre ? Il ne s'agit pas d'une
question didactique ou psycho-cognitive, du type : "qu'est-ce qui se passe
quand un individu apprend ?" ou "comment doit-il s'y prendre pour apprendre
?". La question épistémique est plus radicale : apprendre
c'est avoir une activité de quelle nature ? Par exemple, en référence
à ce que nous avons vu précédemment : apprendre, est-ce
s'approprier du savoir ou s'acquitter d'une tâche nommée "travail
scolaire" ?
Nous avons identifié trois processus épistémiques.
Pour certains élèves, notamment pour ceux qui entreront
plus tard en 1ère S, et pour les enseignants, qui se pensent le
plus souvent en termes d'appartenance disciplinaire, le savoir est un objet
ou un système qui existe en tant que tel. Apprendre, c'est s'approprier
des objets de savoir, mettre en œuvre une activité intellectuelle
spécifique qui donne accès à des univers de savoir
distincts du monde quotidien (les mathématiques, la physique, la
biologie, l'histoire, l'anglais, etc., comme ensemble de contenus de pensée).
Ces savoirs sont décontextualisés, pensables en eux-mêmes,
dans leur cohérence systématique et sans référence
à des situations que l'on a vécues.
Nous avons nommé "objectivation-dénomination" le processus
qui permet d'entretenir un tel rapport au savoir. Objectivation parce que
le savoir est posé comme objet (Savoir), dénomination parce
que c'est le langage (et plus particulièrement encore le langage
écrit) qui permet de donner ainsi au savoir un statut d'objet stable,
indépendant des situations dans lesquelles on vit et on agit. Un
tel rapport au savoir pose, à la fois et indissociablement,
le savoir comme objet distinct du monde quotidien et le sujet de savoir
comme sujet épistémique, lui aussi distinct du sujet engagé
dans des situations quotidiennes et dans des actions sur le monde. Cette
extériorité réciproque permet à l'individu
de porter des jugements sur les systèmes de savoir et, pour l'élève,
sur les disciplines qu'on lui enseigne. Ainsi, Nicolas, élève
de 3ème du collège de la banlieue sud, qui entrera en 1ère
S, écrit dans son bilan de savoir : "le français nous apprend
à
bien maîtriser notre langue, à l'écrit comme à
l'oral (...), le dessin et la musique nous exposent leur propre art et
nous apprennent à les juger (...) les langues vivantes nous cultivent,
et c'est logique car l'avenir est basé sur l'Europe et la maîtrise
de notre langue ne peut nous être que bénéfique".
On comprend mieux, ainsi, pourquoi la question du langage a occupé
une telle place dans les débats sur l'échec scolaire, et
pourquoi l'écrit apparaît aujourd'hui au centre de la culture
scolaire . On notera que ce qui est en jeu ce n'est pas une mystérieuse
capacité d'abstraction mais un certain type de rapport au savoir
et au langage, qui est aussi rapport au monde et rapport à soi-même.
La majorité des élèves de familles populaires
n'entretiennent pas un tel rapport au savoir. Ils citent peu de contenus
de savoir dans leur bilans : pour eux, à l'école on apprend
"beaucoup de choses", des "trucs", qu'ils ont beaucoup de difficulté
à nommer de façon précise. Ils portent peu de jugements
sur ce qu'ils ont appris, sur les disciplines et parlent plutôt de
l'école et des enseignants en termes de situations de vie. En revanche,
ils sont très prolixes sur les apprentissages et les savoirs liés
à la vie quotidienne et plus encore sur les apprentissages relationnels
et affectifs et sur ceux qui sont liés au développement personnel
: apprendre à bien se tenir, à ne pas faire de conneries,
à être solidaires, à se défendre, à se
méfier, à être autonomes, à être responsables,
etc.
Pour ces élèves, apprendre c'est être capable de
se débrouiller dans n'importe quelle situation, c'est savoir s'adapter,
agir, survivre dans le milieu dans lequel on se trouve, qu'il s'agisse
de la famille, de la cité ou de l'école. En ce sens, l'école
ne présente pas de spécificité fondamentale par rapport
à d'autres lieux : apprendre ce n'est pas y déployer une
activité spécifique, c'est s'adapter au milieu scolaire,
faire les tâches qui permettent d'y survivre (c'est-à-dire
de "passer").
Nous avons nommé "imbrication du je dans la situation" le processus
qui correspond à ce type de rapport au savoir. En effet, c'est par
référence à des actions et à des relations
en situation que le fait d'apprendre prend sens. Le savoir est savoir faire
et savoir se conduire plus que contenu de savoir. Il ne s'opère
pas de décontextualisation permettant de dissocier, de désimbriquer,
de poser en extériorité, d'une part un objet ou un système
de savoir, d'autre part un sujet épistémique. L'individu
reste dans une adhésion-adhérence au monde dans lequel il
vit, de sorte que le monde du savoir se confond avec le monde de la vie
quotidienne et de l'action et que le sujet épistémique ne
se distingue pas du sujet qui vit et agit dans le monde quotidien. Concrètement,
cela se manifeste par le fait que l'élève revient toujours
à une situation où quelqu'un est "en train de..." pour exprimer
ce qu'il a appris. Ainsi, récemment, un élève de L.P.
avec lequel je menais un entretien ayant utilisé le mot réfléchir,
je lui ai demandé "qu'est-ce que c'est réfléchir pour
toi ?". Il m'a répondu "Réfléchir, c'est... par exemple
quand je vais au cinéma (...)" et il a commencé à
me raconter un film et ses réactions face au film. Ce faisant, il
a effectivement répondu à ma question mais en référence
à une situation dans laquelle il était présent et
non par un discours (dénomination) sur une activité constituée
en contenu de pensée, en objet (objectivation).
Ce dernier exemple permet de bien comprendre que ce type de rapport
au savoir ne doit pas être compris, comme on l'a fait si longtemps
et comme on le fait encore trop souvent, en termes d'esprit "concret" opposé
à un esprit "abstrait". Si apprendre se définit toujours
par quelqu'un "en train de..." dans une situation, ce qui est ainsi en
train de se faire peut-être tout à fait "abstrait" (être
en train de réfléchir, d'écrire, de faire des mathématiques...).
Cette fois encore, il s'agit d'un certain type de rapport au savoir, au
langage et à l'action, au monde, à soi-même. Un rapport
au savoir ainsi centré sur les situations, sur l'action, sur les
relations, sur la nécessité de "se débrouiller" pour
s'adapter et survivre dans le monde où l'on se trouve n'est évidemment
pas sans rapport avec la position sociale du jeune et de sa famille. Pour
autant, il s'agit d'un cadre dans lequel l'individu construit et interprète
son histoire singulière et ses activités sur le monde et
non d'une caractéristique socio-culturelle qui suffirait à
rendre compte de ce qui arrive à ces enfants à l'école.
En outre, nous avons identifié un troisième type de rapport
au savoir, qui oblige à sortir d'une analyse binaire "objectivation-dénomination"
versus "imbrication du Je dans la situation", "familles favorisées"
versus "familles populaires", "élèves en réussite
scolaire" versus "élèves en échec".
Pour certains élèves, en effet, savoir c'est "réfléchir"
et "s'éduquer". Ils nous disent que c'est être capable de
se faire sa propre opinion et d'en parler avec les autres (notamment les
parents et leurs invités), de comprendre ce qui se dit à
la radio, de "connaître les gens" et de "comprendre la vie", d'adapter
son comportement aux circonstances, de savoir qui l'on est soi-même,
etc. Ces élèves savent percevoir les différences et
en jouer, comprendre le sens des situations, développer des compétences
relationnelles, maîtriser leurs propres réactions (y compris
haïr, jalouser et insulter plutôt que frapper). Ils sont en
outre capables de produire des clefs de lecture du monde et des règles
de conduite explicites qui ont forme de principes ("dans ce monde le meilleur
survit et le moins bon réussit juste à vivre et encore",
"je pense qu'il vaut mieux ne pas répondre aux insultes par les
insultes car sinon c'est sans fin").
Ces élèves produisent un travail réflexif d'ajustement
de la conduite à la situation qui suppose et produit une distanciation
vis-à-vis de cette situation, des autres et de soi-même, ainsi
qu'une régulation qui peut conduire jusqu'à l'énoncé
de règles. Aussi avons-nous nommé "distanciation-régulation"
le processus qui correspond à ce rapport au savoir. Ces jeunes ne
construisent pas un univers spécifique d'objets de savoir, mais
ils ne restent pas non plus imbriqués dans le monde du quotidien
et de l'action. L'objet de la pensée reste ce monde mais celui-ci
est mis à distance par une activité réflexive, posé
comme objet d'une réflexion qui vise à en comprendre le sens.
Ce processus semble être plus fréquent chez les filles
que chez les garçons, que les élèves soient en réussite
ou en difficulté, qu'ils soient issus de familles favorisées
ou de familles populaires. Peut-être aperçoit-on là
l'effet du statut dominé des femmes dans notre société,
domination qui les amène à développer une intelligence
plus grande des situations et des relations. Il est possible que cette
meilleure maîtrise de la distanciation et de la régulation,
qui induit des compétences relationnelles et peut-être
cognitives, explique pourquoi les filles, un peu partout dans le monde,
réussissent mieux à l'école que les garçons.
3. Conclusion : savoir et société, savoir et école
L'histoire scolaire des élèves est singulière,
mais cette singularité se construit dans un monde structuré
par des rapports sociaux. Je ne sais pas trop si l'on peut dire que le
rapport au savoir des élèves est singulier ; j'hésite
sur ce point. J'inclinerais actuellement vers la formule suivante : les
rapports que les élèves entretiennent avec les savoirs et
les apprentissages sont singuliers mais leur rapport au savoir est social.
Autrement dit : les savoirs et les apprentissages, en tant qu'ils sont
appréhendés dans leurs particularités, comme contenus,
modalités, lieux et personnes sont objets de rapports singuliers,
qui portent la marque de l'histoire de chaque sujet . Mais ces rapports
singuliers sont construits dans le cadre d'un rapport au monde et à
la position qu'on y occupe et induisent un rapport au savoir qui semble
renvoyer assez directement à une position sociale (de classe et
de sexe).
De ce point de vue, la notion d'habitus de P. Bourdieu n'est pas sans
pertinence. Mais qu'il soit bien entendu que le rapport au savoir n'est
pas l'intériorisation, sous forme psychique, d'une position de classe
ou de sexe et que les rapports aux savoirs et aux apprentissages ne sont
pas une pure et simple application du rapport au savoir dans le domaine
des représentations et des pratiques. Le rapport au savoir se construit
à travers des situations et des activités, dans l'échange
avec le monde et l'interlocution avec les autres (et avec soi-même)
et il peut donc se transformer si changent ces situations, ces activités,
ces formes d'échanges et d'interlocution. Un individu n'est pas
enfermé à jamais dans un rapport au savoir. Si celui-ci semble
avoir une forte prégnance sociale (qui apparaît dans des régularités
statistiques), ce n'est pas parce qu'il constituerait une seconde nature
(sociale) des individus appartenant à un groupe. C'est parce que
les rapports aux savoirs (et donc le rapport au savoir) se construisent
dans des situations, des activités, des formes d'échange
et d'interlocution qui portent la marque des rapports sociaux et qui constituent
des cadres communs dans lesquels se construisent les histoires singulières.
De ce point de vue, il serait peut-être intéressant de reprendre
aussi et de repenser l'idée de "cadres" (frames) utilisée
par B. Bernstein.
L'école peut-elle transformer le rapport au savoir des élèves
d'origine populaire ? Tout ce qui a été dit précédemment
incite à répondre "oui" à cette question. L'école
actuelle travaille-t-elle à cette transformation ? Les résultats
de nos recherches nous conduisent à penser que le plus souvent elle
ne le fait pas. Il ne s'agit pas de culpabiliser l'école et les
enseignants, confrontés à des problèmes très
difficiles, mais d'essayer de comprendre pourquoi une école et des
enseignants qui, en France en tout cas, font des efforts significatifs
en faveur des enfants de familles populaires, échouent souvent à
les faire réussir. Nous pensons qu'ils sont victimes de ce que l'on
pourrait appeler des machines infernales à retardement : pour aider
les enfants, les enseignants prennent appui sur leur rapport au savoir
et, ce faisant, les aident effectivement, à court terme, à
affronter les tâches qui leur sont proposées mais, ainsi,
ils les enfoncent dans un rapport au savoir qui, à long terme, produit
de l'échec scolaire ; or, le court terme, celui de la fin de l'année
scolaire, c'est précisément le terme que chaque enseignant,
isolé dans sa classe, peut maîtriser.
Voici quelques-unes de ces machines infernales que nous avons repérées.
Attention, si tu ne travailles pas plus, tu ne "passeras" pas : l'élève
comprend le message, qui s'inscrit dans sa propre logique, travaille effectivement
davantage pour passer... et se voit confirmer que, de l'avis même
des enseignants, on va à l'école pour "passer" et non pour
apprendre des choses intéressantes.
Apprends cela (des mathématiques, de la grammaire..) car c'est
utile pour plus tard. Si c'est utile pour avoir plus tard "un bon métier"
(malgré toutes les apparences...), l'élève fait effectivement
un effort. Mais cette fois encore on lui a confirmé que l'école
est là pour apprendre des choses utiles et non des choses "importantes"
ou intéressantes.
Apprends parce que je suis sympa et que cela me fera plaisir. Les élèves,
très centrés sur le relationnel, sont sensibles à
cette injonction d'une pédagogie qui fonctionne à l'affectif
et, cette fois aussi, ils font des efforts. Mais là encore on leur
a implicitement confirmé que ce n'est pas le savoir lui-même
qui est intéressant.
La quatrième machine infernale ne passe pas par le discours
mais par les pratiques enseignantes. Avec ces élèves là,
il faut procéder pas à pas, une petite marche et puis une
autre, et donc simplifier les choses au maximum. Résultat : les
élèves ne se trouvent plus face à des savoirs mais
à des tâches, qui ne présentent plus de sens en tant
que telles mais qu'il faut faire... pour passer, parce que ce sera un jour
utile pour avoir un bon métier, pour faire plaisir au professeur.
Certes, les élèves rencontrent moins de difficultés
face à des tâches que face à des savoirs ; mais à
quoi bon ? Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas adapter sa pédagogie
aux élèves mais adapter sa pédagogie cela doit être
adapter le degré de complexité du savoir et non réduire
le complexe au simple, ce qui ôte tout sens au savoir.
Il se pourrait bien que la notion de compétence qui, venue de
l'entreprise, tend aujourd'hui à investir l'école au détriment
de la notion de savoir, rende plus difficile encore la réussite
scolaire des enfants des familles populaires. En effet, ces compétences,
telles qu'elles sont répertoriées aujourd'hui dans des listes
d'objectifs ou dans des référentiels, sont bien souvent soit
trop larges soit trop pointues pour faire sens pour l'élève
(et pour le professeur...).
Resterait à se poser une dernière question, d'ordre philosophique
et politique : l'école doit-elle transformer le rapport au savoir
des élèves d'origine populaire ? La traiter exigerait à
nouveau de longs développements, et nous ferait passer sur un autre
registre que celui de l'analyse scientifique. Je dirai simplement que,
pour ma part, j'en suis à penser que l'école devrait cultiver
chez tous les élèves les trois formes de rapport au savoir
que nous avons identifiées : le savoir comme système d'objets
intellectuels, le savoir en situation et dans l'action, le savoir comme
sens du monde, de la vie, de mes rapports aux autres et à moi-même.
S'il faut à coup sûr sortir les enfants d'origine populaire
de leur enfermement dans un type de rapport au savoir, il faut également
sortir les enfants des familles favorisées de l'enfermement dans
un type de rapport au savoir qui leur assure certes une brillante réussite
scolaire mais qui nous vaut des "élites" souvent bien pauvres en
expérience sociale et humaine.
Bernard CHARLOT,
ESCOL, Université Paris 8 Saint-Denis