DOCUMENT STRICTEMENT RÉSERVÉ À L'USAGE PÉDAGOGIQUE
INDIVIDUEL
REPRODUCTION ET DIFFUSION INTERDITES
Élisabeth BAUTIER, Jean-Yves ROCHEX
Chapitre du livre La scolarisation de la France (dir. Jean-Pierre
Terrail), éditions La Dispute, 1997, p. 105-122.
CHAPITRE VI
Apprendre : des malentendus qui font les différences
On l'a vu dans le chapitre 1, la prolongation massive des cursus scolaires
est loin d'avoir fait disparaître les inégalités entre
groupes sociaux. Mais elle les a manifestement rendues plus difficiles
à percevoir et à objectiver, tant pour ceux qui en font l'expérience
immédiate que pour ceux qui font profession de les analyser. D'une
part, parce que la diversification des filières de l'enseignement
secondaire a multiplié les voies d'accès aux différents
niveaux de formation ou de certification (en particulier au niveau baccalauréat),
lesquelles sont loin d'être de valeur égale sur le marché
du travail ou des possibilités de formation post-secondaire. D'autre
part, parce que les effets conjugués d'une politique volontariste
plus soucieuse de gestion des flux d'orientation que de réelle amélioration
des conditions d'apprentissage et d'une mise en concurrence croissante
des établissements secondaires ont contribué à brouiller
notablement les normes d'exigence et leur perception et à accroître
les inégalités entre établissements . Le lien entre
niveau de scolarisation, voire de certification, et acquisitions intellectuelles
et culturelles effectivement réalisées durant le cursus scolaire
a ainsi été rendu beaucoup plus incertain, et il en résulte
souvent de cruelles déconvenues lorsque les élèves
qui ont pu se trouver ainsi partiellement leurrés quant à
leur "niveau", entreprennent une nouvelle étape de leur cursus (entrée
au lycée ou dans l'enseignement post-bac, par exemple).
L'objet de ce qui précède n'est évidemment pas
d'entonner "la complainte du niveau qui baisse", mais de dire que la mise
en évidence et l'évaluation des inégalités
scolaires ne sauraient se limiter à la mesure des taux d'obtention
des différents diplômes et des taux de sortie aux différents
niveaux de formation, sans s'intéresser aux inégalités
d'acquisitions cognitives et culturelles entre élèves suivant
un même cursus, aux différences d'efficacité des formes
de mobilisation et des modalités d'apprentissage qu'ils mettent
en œuvre. Une telle évolution des problématiques, s'intéressant
non seulement aux inégalités produites mais à leurs
processus de production, apparaît comme une des évolutions
importantes de la recherche en éducation de la dernière décennie.
De la scolarisation comme cadre à la scolarisation comme activité
En 1970, Bourdieu et Passeron écrivaient que, si notre système
d'enseignement consacre et perpétue les privilèges culturels,
" c'est que le rapport à la culture qu'il reconnaît n'est
complètement maîtrisé que lorsque la culture qu'il
inculque a été acquise par familiarisation (…). On voit en
premier lieu que, en ne donnant pas explicitement ce qu'il exige, il exige
uniformément de tous ceux qu'il accueille qu'ils aient ce qu'il
ne donne pas " . Perspective très éclairante, encore aujourd'hui,
mais qui, à l'époque demeurait purement théorique,
sans être le résultat d'observations ou de constats empiriques.
Il en va d'ailleurs de même des hypothèses de Bourdieu portant
sur le rôle de la famille dans la transmission du capital culturel
et du système de dispositions (l'habitus) qui, en se composant,
contribuent à produire les conduites scolaires et les attitudes
devant l'école dont procèdent pour une large part les inégalités
de " réussite " ou d'" échec " scolaires entre groupes sociaux
. La famille, dans cette construction théorique, n'a guère
de réalité propre, pas plus que les activités et les
rapports qui se réalisent et se nouent en son sein ; elle n'est
que le support du capital et des dispositions culturels et linguistiques
qui caractérisent la classe d'appartenance. De même, l'institution
et les activités scolaires ne sont guère envisagées
pour elles-mêmes mais comme espace, champ, où se révèlent
les déterminismes à distance liés aux différents
habitus et où s'impose l'arbitraire de l'habitus des classes dominantes.
De nombreuses recherches empiriques ont, depuis, franchi les murs des
écoles et établissements et des classes, massivement inspirées
par les théories de la Reproduction durant la décennie 1970,
aujourd'hui de plus en plus sous-tendues par les paradigmes " constructivistes
" de l'interactionnisme symbolique et de la phénoménologie
sociale . Mais, quelle que soit la diversité des postures théoriques
qui les inspirent, ces différentes recherches se sont pour une très
large part focalisées sur les représentations sociales, les
catégories d'entendement, de jugement, d'évaluation et d'orientation
des enseignants, sur les interactions maître-élèves,
sur les diverses modalités d'imposition, de négociation ou
de transgression des règles et des routines d'un ordre scolaire
pensé beaucoup plus en termes " polémologiques " que cognitifs.
Elles ne se sont guère intéressées aux rapports entre
ces phénomènes et les processus et activités d'enseignement
et d'apprentissage de contenus cognitifs et culturels spécifiés,
lesquels obéissent à leurs propres normes, pour une part
irréductibles à celles de l'ordre scolaire. Ces travaux apportent
des éclairages tout à fait intéressants sur ce qui
se passe et se joue au sein des enceintes scolaires ; ils posent des questions
redoutables à l'institution scolaire, aux pratiques et aux catégories
d'interprétation des situations mises en œuvre par ses divers protagonistes,
mais ils ne nous apprennent que peu de choses sur les processus individuels
et sociaux qui permettent, favorisent ou, au contraire, entravent l'appropriation
des savoirs par des élèves appartenant à différents
milieux sociaux. Dans leurs problématiques comme dans leurs objets,
ces travaux appréhendent la scolarisation plus comme cadre ou comme
scène où se révèlent ou se construisent des
logiques et des processus sociaux d'ordre général, que comme
activité spécifique, confrontée à des objets
et des contraintes ayant leur caractère propre, et dans laquelle
ces logiques et processus sociaux s'incarnent, se spécifient, voire
se transforment.
Penser et interroger la scolarisation comme activité spécifique
nécessite dès lors de faire porter l'investigation sur les
modalités concrètes de cette activité, sur les pratiques
de chacun de ses protagonistes , analysées et interrogées
au regard des savoirs concernés et des activités cognitives
que requièrent leur appropriation et leur exercice, lesquels ne
sauraient être réduits à de pures exigences arbitraires
et élitistes . Seront donc interrogés de ce point de vue
les pratiques des professionnels du système éducatif, les
modalités de mise en forme scolaire des savoirs pour les enseigner,
voire les choix et arbitrages qui président à l'élaboration
et à la différenciation des curriculums selon les filières.
Le seront également non seulement le degré de préoccupation
scolaire des parents (et des proches) et leur implication pratique effective
dans la scolarité de leurs enfants, mais la pertinence et l'efficacité
des mobilisations, des attitudes et des rapports au langage et au savoir,
pour une grande part socialement construits au sein de la famille, que
ceux-ci importent et mettent en œuvre dans les situations scolaires. De
telles investigations ont permis de mettre à jour de véritables
et persistants " malentendus socio-cognitifs " entre les élèves
et leurs familles d'une part, l'école, ses pratiques et ses professionnels
d'autre part, mais aussi entre le souci affirmé par la majorité
des enseignants d'œuvrer à la démocratisation de l'accès
au savoir, et leurs modalités d'" adaptation " aux " nouveaux publics
".
Ainsi est-ce davantage une différence dans ce qui est considéré
comme savoir et comme apprentissage par les élèves, dans
les modalités selon lesquelles ils donnent sens à leur scolarité
et interprètent les situations scolaires, qu'une différence
de capital culturel ou de compétences cognitives qui peut rendre
compte des processus de différenciation qui, cumulés, vont
produire de l'" échec " ou de la " réussite " scolaires,
ce y compris au sein de milieux sociaux que les indicateurs socio-statistiques
traditionnels tendent à présenter comme homogènes.
A mobilisation initiale équivalente, les malentendus portant sur
les postures et activités intellectuelles requises par l'appropriation
des savoirs et de la culture peuvent, lorsque le fonctionnement de l'institution
scolaire et les pratiques de ses professionnels ne permettent pas de les
lever, ou lorsqu'ils contribuent à les créer ou à
les renforcer, leurrer durablement certains élèves quant
à la nature du travail intellectuel et des activités pertinentes
pour apprendre et, par là, les détourner de la voie de l'apprentissage,
et aboutir, par effet de cumul, à des situations, des parcours et
des acquisitions scolaires très contrastés. Divers travaux
de recherche permettent de penser que trois composantes de l'expérience
scolaire sont au cœur de tels processus de différenciation : le
rapport à la scolarité, le rapport au savoir et au langage,
et le rapport aux tâches et activités scolaires.
Logique de cheminement et métier d'élève,
ou logique d'apprentissage et travail d'apprenant ?
C'est souvent le sens même de l'entreprise scolaire qui
est au cœur du malentendu. Ainsi, nombre d'élèves ne peuvent-ils
conférer sens et valeur à leur présence à l'école
et aux activités qu'on y exige d'eux que dans une logique du "niveau"
et du cheminement, voire de la survie. Le sens de l'entreprise scolaire
semble à leurs yeux ne guère être lié avec ce
qu'ils sont censés y faire et y apprendre, mais se réduire
à la course d'obstacles permettant de " passer " de classe en classe,
d'aller ainsi " le plus loin possible " et de pouvoir prétendre
ipso facto à " un bon métier ". Cette référence
au métier et à l'avenir demeure cependant très confuse
et indifférenciée, de l'ordre de l'imaginaire ; ce faisant,
elle ne peut contribuer à conférer ou à restituer
une valeur et un sens cognitifs et culturels aux activités d'apprentissage
et à leurs contenus. Ceux-ci n'ont dès lors aucune légitimité
propre et ne peuvent apparaître que comme des " obligations scolaires
", dont il convient — au mieux — de " s'acquitter ", dans l'attente de
pouvoir en être " libéré ". Une telle réduction
de l'institution à sa fonction certifiante, et des parcours scolaires
à leur supposée valeur d'échange censée garantir
l'accès à l'emploi s'affirme souvent chez les élèves
en difficultés au détriment de la reconnaissance (dans les
deux sens du terme) de la scolarisation comme matrice possible d'apprentissages
et de développement culturel. Exacerbée par la situation
socio-économique et le poids des discours économistes sur
les missions assignées et reconnues à l'institution scolaire,
elle est particulièrement prégnante chez les élèves
de milieux populaires. Pour autant, elle est loin d'affecter l'ensemble
de ceux-ci. Ainsi, dans nombre d'écoles et établissements
ZEP comme ailleurs, les bons élèves sont-ils ceux qui, sans
pour cela méconnaître l'importance de leur parcours scolaire
et des certifications qu'ils peuvent y obtenir pour leur future insertion
professionnelle et sociale, peuvent conférer un sens et une valeur
aux activités et contenus d'apprentissage dans l'ici-et-maintenant
de leur présent d'élève, pour leur formation et leur
développement intellectuels et culturels, voire pour lesquels c'est
la réussite et le goût pour tel ou tel domaine de savoir qui
préside à la formation du choix ou de l'imaginaire professionnels,
ou encore aux yeux desquels un savoir peut être important sans pour
autant être utile. Même si leur expérience scolaire
n'est pas sans problèmes ni sans ambivalences, ils parviennent à
y conjuguer logique institutionnelle de cheminement et logique culturelle
d'apprentissage et de développement.
Ainsi, pour les uns, le " niveau ", le " bon métier " et l'avenir
qu'on en attend ne peuvent-ils donner du sens que de l'extérieur
au savoir et aux activités proposées par l'école,
alors que, pour les autres, le savoir, la culture présentent du
sens en eux-mêmes. Constat qui amène tout à la fois
à interroger la part prise par les pratiques enseignantes dans ce
processus, et à se défier des discours et pratiques qui rabattent
la question du sens de l'école et du savoir sur celle de leur utilité,
réelle ou supposée : à ne justifier la scolarité
que par sa fonction de préparation à l'insertion socioprofessionnelle,
ne court-on pas le risque d'enfermer les jeunes d'origine populaire dans
un rapport au savoir et à l'école qui ne leur permet guère
de se construire les compétences et attitudes requis par la réussite
scolaire, ni d'avoir accès au sens et au plaisir d'apprendre et
de savoir… et, dès lors, de les préparer fort mal à
cette insertion à laquelle se réduit pour eux la finalité
de l'institution scolaire ?
Les deux logiques précédemment décrites qui sous-tendent
le rapport à l'école et à la scolarité vont
bien souvent de pair avec des rapports au savoir et des modes d'interprétation
des situations scolaires contrastés et différenciateurs des
élèves. Ainsi les élèves qui se situent dans
la seule logique du cheminement (et qui sont ceux qui sont le plus souvent
en difficultés scolaires) ne valorisent guère les savoirs
qu'en ce qu'ils permettent de "faire face" aux situations de leur vie quotidienne,
situations scolaires comprises. Fréquemment identifiés aux
seules situations où ils sont censés être acquis ou
mis en œuvre, les savoirs ne se voient dès lors reconnue aucune
valeur transférable dans d'autres situations, aucune portée
anticipatrice et constitutive d'expériences à venir. Le travail
requis par l'apprentissage semble se réduire pour ces élèves
au suivi des consignes scolaires et à l'observance des règles
de comportement : se comporter correctement, faire ses devoirs, venir en
classe, y avoir le matériel demandé, etc. On constate dès
l'école élémentaire la difficulté de nombre
de ces élèves à percevoir qu'il existe une spécificité
des contenus d'apprentissage et des disciplines scolaires (la grammaire,
les mathématiques…) qui transcende la diversité et la succession
des exercices et des moments qui font le quotidien de la vie de la classe.
En revanche, ces exercices et ces moments ne sont, pour les élèves
qui se situent dans une logique d'apprentissage, que le "contexte" d'une
activité cognitive dont ils identifient l'objet et le registre spécifique
au-delà du strict suivi de la consigne, et au cours de laquelle
ils font souvent plus que ce que demandent l'enseignant ou la tâche
, cette valeur ajoutée, cet excédent pragmatique leur facilitant
la reconnaissance et l'appropriation des savoirs dans leur cohérence
et dans leur globalité. Ces deux modes d'interprétation des
situations, des tâches et des activités scolaires ne mobilisent
évidemment pas la même activité intellectuelle et ne
produisent donc pas les mêmes effets en termes d'apprentissage, d'acquisitions
cognitives et de rapport à l'école et à ses professionnels.
Ainsi, pour les élèves qui se situent dans la seule logique
du cheminement et du " métier d'élève ", le travail
intellectuel, les activités d'apprentissage et les contenus qu'ils
permettent d'élaborer, ne sont guère perçus comme
tels et disparaissent derrière l'effectuation des tâches et
exercices scolaires et la conformité aux rituels de la classe ou
du cours. De l'élémentaire à l'université (qui
doit elle aussi faire face à l'arrivée massive de "nouveaux
publics"), on trouve ainsi des élèves ou des étudiants
qui peuvent être très mobilisés pour réussir
leurs études, tout en demeurant dans le malentendu et peu efficaces
du point de vue de l'appropriation des savoirs. Croyant faire ce qu'il
faut en s'acquittant des tâches et en se conformant aux prescriptions
scolaires sans pour autant être à même de mobiliser
pour cela l'activité intellectuelle requise par un réel travail
d'acculturation, ils estiment en être quitte avec les réquisits
de l'institution, et satisfaire ainsi aux conditions de la réussite,
ce qui n'est que rarement le cas. Le malentendu s'instaure dès le
C.P. et ne fait que croître au cours de la scolarité . Il
s'y conjugue fréquemment avec un autre leurre, celui qui conduit
ces élèves, centrés sur l'effectuation de tâches
parcellaires qu'ils ne peuvent mettre en rapport avec des principes généraux
tenant de la spécificité des disciplines et des contenus
d'apprentissage, à s'en remettre entièrement à l'enseignant,
qu'ils désignent dès lors comme " celui qui nous apprend
", qui " dit ce qu'il faut faire ", voire à réduire les situations
et les exigences scolaires à leurs seules composantes affectives
et relationnelles. Tout se passe pour ces élèves comme si
le manque de clarté cognitive sur la nature des activités
intellectuelles requises par les apprentissages se payait d'une exacerbation
de la dépendance à l'égard de la personne de l'enseignant.
Inversement, les appréciations et évaluations discriminantes,
visant à faire la part, dans les travaux produits par les élèves,
entre ce qui est réussi et ce qui ne l'est pas, sont bien souvent
perçus par ceux-ci comme discriminatoires à l'égard
de leur personne (" j'ai une mauvaise note parce que le prof ne peut pas
me saquer, parce qu'il est raciste, etc. "). Faut-il préciser que,
si le chemin mène rarement à la réussite, désillusion
et sentiment d'injustice, rancœur et ressentiment sont, eux, bien souvent
au rendez-vous ? On peut même penser qu'ils prennent d'autant plus
d'ampleur et risquent d'autant plus de se muer en violence à l'égard
de l'institution et de ses agents que le moment où se dévoilent
ces malentendus semble aujourd'hui différé de plus en plus
tard dans le cursus.
En revanche, pour les élèves qui ne se situent pas dans
le seul " métier d'élève " mais dans le travail d'apprenant,
les tâches et exercices scolaires sont l'occasion d'une réelle
activité cognitive et d'un travail de décontextualisation-recontextualisation
par lequel les savoirs s'émancipent des situations et activités
où ils sont acquis et peuvent être reconnus et mobilisés
dans d'autres contextes, devenir constitutifs d'autres situations et expériences.
Ces élèves font la distinction entre exercices et objets
d'apprentissage. Ils s'interrogent sur le sens des disciplines et le but
des exercices et activités scolaires, cherchent à comprendre
les principes qui les sous-tendent, et peuvent donner à leur activité
un sens cognitif qui transcende la nécessité de s'acquitter
de tâches morcelées, de routines ou d'exigences comportementales.
Leurs conduites en classe et les propos par lesquels ils les commentent
font preuve d'une autonomie relative par rapport au travail et à
la personne de l'enseignant et aux rituels de la classe. Ils ont intuitivement
conscience du caractère progressif et toujours incomplet des apprentissages,
dont la réalisation participe d'un travail de développement
et de transformation de soi, et d'élaboration de l'expérience
personnelle. Alors que les élèves en difficulté se
situent fréquemment dans une posture de non différenciation
entre le moi de leur expérience quotidienne et celui de leur expérience
scolaire, entre le registre de l'opinion fondée sur la première
et celui de la construction des savoirs spécifique de la seconde,
ces élèves se situent au contraire dans une posture de construction
d'un je sujet apprenant, distinct du moi de l'expérience quotidienne
et pouvant par là-même mobiliser les savoirs scolaires pour
constituer ce moi et cette expérience comme objets de réflexion.
Les pratiques langagières, et tout particulièrement les pratiques propres à la culture écrite (au sens de la literacy des auteurs anglo-saxons ) sont sans conteste un des lieux princeps de la construction d'un tel rapport au monde et à soi-même. Ainsi les travaux menés par B. Lahire sur "l'échec scolaire" à l'école élémentaire montrent-ils " qu'une disposition générale à l'égard du langage sous-tend la réussite à l'ensemble des tâches scolaires ", disposition faite d'une maîtrise symbolique seconde, réflexive, explicite et consciente, qui vient ordonner, raisonner et donc transformer ce qui, dans l'expérience ordinaire, peut relever de l'usage et de la pratique implicites, non-conscients, et que les élèves en difficultés, majoritairement originaires des classes populaires, ne partagent pas. Pour nombre de ceux-ci, en effet, le langage (tout comme le savoir) est une pratique qui s'ignore comme telle, qui s'oublie dans son fonctionnement pour se fondre dans les actes, les événements et les situations. D'où leurs difficultés, et parfois leurs résistances, face aux activités scolaires spécifiques de la culture écrite qui exigent d'eux qu'ils sachent et puissent opérer une importante transformation de leur rapport au langage et au monde. Plus généralement, à l'école élémentaire et bien au-delà, le travail d'écriture ne saurait être réduit à sa seule fonction de communication différée, ni à la seule application de règles de construction des différents types de textes (du récit de l'école primaire à la dissertation du lycée en passant par la rédaction du collège). Il est un instrument de pensée, un moyen de transformation intellectuelle de soi et de son rapport au monde, un outil irremplaçable de construction des savoirs et du sujet apprenant, en ce qu'il requiert nécessairement de sortir de la logique de l'expérience vécue et du rapport pratique d'immersion dans les situations immédiates. L'ensemble de ces transformations que les élèves en difficultés ont du mal à opérer, à chacun des niveaux du cursus, de l'école à l'université, est néanmoins exigé implicitement de tous, mais ne fait que rarement l'objet d'un enseignement explicite visant à ce que ceux qui n'en ont pas ou guère été dotés par leur socialisation familiale puissent construire et élaborer un tel rapport au langage, au monde et à eux-mêmes. Leur importance et leurs caractéristiques sont bien souvent méconnues par les enseignants et, à leur insu, maltraitées dans leurs pratiques professionnelles quotidiennes. Elles le sont d'autant plus que ceux-ci sont portés à juger des productions orales des élèves à l'aune des critères formels propres à l'écrit et à ignorer ou sous-estimer ainsi certaines pratiques langagières orales qui, pour n'être pas le produit d'une culture écrite, peuvent néanmoins témoigner d'un certain rapport réflexif au langage dont l'analyse et l'explicitation pourraient faciliter la construction de la maîtrise symbolique seconde et du rapport au langage et au monde requis et produit par le travail d'écriture.
Pratiques " innovantes " contre " tradition " :
d'une méconnaissance à l'autre ?
Il n'est guère possible de faire la part entre ce que les processus
de différenciation qui produisent l'" échec " ou la " réussite
" scolaires doivent à la socialisation familiale et ce qu'ils doivent
au fonctionnement de l'institution, aux pratiques et représentations
de ses agents, tant l'expérience scolaire de chaque élève
se construit à partir de chacun de ces deux domaines d'activités,
de ressources et d'obstacles, d'aspirations et de contraintes. Ils ne sauraient
donc, pas plus que la distorsion croissante entre la prolongation des cursus
et la réalité des acquisitions cognitives auxquelles elle
donne lieu, être imputés au seul compte des formes de mobilisation,
des modalités d'apprentissage et d'interprétation des situations
scolaires mises en œuvre par les élèves, sans que l'on interroge
également les représentations et les modes d'activité
professionnelle des enseignants. Si le mode dominant de transmission du
savoir dénoncé par Bourdieu et Passeron depuis trente ans
se caractérise par son " indifférence aux différences
", le hiatus entre celui-ci et une part croissante des élèves
est de plus en plus évident. De l'école au lycée et
à l'université, la possibilité pour les élèves
et les étudiants d'interpréter de manière pertinente
les situations scolaires et de donner du sens aux contenus et activités
d'apprentissage qu'on leur y propose ne peut plus être considérée
comme un donné de l'exercice du métier enseignant. Elle demande,
beaucoup plus souvent et avec beaucoup plus d'insistance qu'auparavant,
à être construite, et cette nécessité touche
aujourd'hui, quoique selon des modalités extrêmement diverses,
toutes les disciplines et tous les ordres d'enseignement.
D'où la montée, dans le quotidien de l'expérience
professionnelle comme dans le champ des prescriptions et incitations institutionnelles,
des préoccupations pédagogiques et didactiques et de l'exigence
de prendre en considération les différences existant entre
élèves et entre groupes sociaux. L'évolution des conceptions
et des modes pédagogiques, insistant sur la part prise par le sujet
dans son apprentissage, voire disant vouloir mettre l'élève
" au centre " du système éducatif, mais aussi et surtout
le développement, depuis une quinzaine d'années, de politiques
éducatives " territorialisées " (zones d'éducation
prioritaires, projets d'établissement, projets éducatifs
locaux, etc.), au titre de l'adaptation aux spécificités
des différents publics et, spécialement, de l'aide aux publics
en difficulté, ont abouti à une spécification croissante,
locale mais aussi sociale, des contenus et formes d'enseignement . A-t-on
pour autant rompu avec l'indifférence aux différences pour
aller vers cette pédagogie explicite, rationnelle, que Bourdieu
et Passeron opposaient à la " pédagogie par défaut
" qu'est la pédagogie traditionnelle ? Rien n'est moins sûr.
En effet, nombre de discours institutionnels, prescriptifs ou incitatifs,
mais aussi nombre de pratiques que nous avons pu observer et analyser,
visant à adapter contenus et modes de travail pédagogiques
aux élèves de milieux populaires, à prendre en compte
leurs " différences ", réelles ou supposées, peuvent
aboutir à consacrer et entériner ces différences,
à enfermer les élèves dans ce qu'ils sont, ce qu'ils
savent ou ce qu'ils aiment, là où il s'agirait de travailler
à ce qu'ils reconnaissent (dans les deux sens du terme) la nécessité
et les exigences d'un travail d'acculturation qui leur permette d'élaborer
leurs appartenances et expériences passées et présentes
pour mieux s'en déprendre et anticiper sur des expériences
à venir. Ce risque apparaît d'autant plus grand que, d'une
part, les logiques d'adaptation mises en œuvre reposent sur une vulgate
sociologique ne percevant les élèves et les milieux populaires
qu'en termes de manques, de déficits et d'incapacités, sur
des représentations et des valeurs qui sont celles des classes moyennes
et supérieures, et que, d'autre part, méconnaissant les différences
réellement pertinentes du point de vue des apprentissages scolaires,
de leurs contenus et exigences propres, elles peuvent aller à l'encontre
des objectifs affirmés en dressant des obstacles supplémentaires
au travail cognitif requis par l'appropriation des savoirs par les élèves.
En effet, dans la mesure où, comme on vient de le voir, ces différences
se situent pour une large part dans la manière dont les élèves
interprètent les attentes institutionnelles et les situations scolaires,
plus les modes de travail pédagogique sont flous, " invisibles "
ou ambigus, plus ils reposent sur l'implicite, moins ils permettent aux
élèves peu familiers du rapport étroit entre travail
cognitif et apprentissages effectifs de construire ce rapport nécessaire
à l'appropriation des savoirs.
Tel est le cas de certains modes de travail inspirés de la "pédagogie
de projet" et visant à répondre aux conceptions que se font
les élèves de l'école et du savoir par une "finalisation"
étroite des activités d'apprentissage et par leur plus grande
proximité avec l'univers des élèves, lorsque ces modes
de travail relèvent davantage, dans l'interprétation que
peuvent en faire les élèves en difficulté, de "l'activisme"
et de la réalisation sans cesse renouvelée de tâches
et de productions variées, dont l'une remplace l'autre dans le quotidien
de la classe et du métier d'élève, que de la construction
progressive d'objets et de disciplines de savoir, de postures et de compétences
intellectuelles. A méconnaître la nécessité
de travailler explicitement dans la classe à ce que les élèves
puissent construire et reconnaître le rapport entre chacun de ces
deux registres, le bénéfice intellectuel escompté
du remplacement partiel d'exercices scolaires formalistes par la réalisation
d'actions et de projets "en situation" s'avère souvent fort décevant,
voire nul, pour les élèves les plus en difficulté.
Ces modes de travail visant à finaliser et contextualiser les apprentissages
vont bien souvent de pair avec le souci d'accorder une grande importance
à la référence au "vécu", à l'expression
de l'expérience de l'élève, ou plutôt de l'enfant
ou de l'adolescent. Mais la constitution de cette expérience en
objet de réflexion et de pensée, son élaboration en
savoir ne vont pas de soi, pas plus que la nécessaire distinction,
tout à la fois cognitive et langagière, entre ce que l'on
pourrait appeler le "moi-je" de l'expérience vécue et du
rapport pratique aux situations immédiates, et le "je" objectivé
d'un rapport réflexif à cette expérience, au monde
et à soi-même. Lorsque ces processus ont déjà
été construits chez l'élève, le recours et
la référence à l'expérience personnelle et
à l'expression de soi dans le cadre scolaire peuvent donner lieu
pour lui à un travail d'élaboration de l'expérience
en savoir. Mais, lorsqu'ils ne le sont pas (ce qui est le cas chez les
élèves en difficulté) et lorsque leur importance est
méconnue par l'enseignant, un tel recours, une telle référence,
peuvent autoriser et légitimer l'indistinction entre le registre
de l'expérience et du rapport pratique au monde, et celui du savoir
et de l'élaboration conceptuelle, alors qu'il s'agirait de penser
et de mettre en œuvre leurs rapports.
Cette tendance apparaît d'autant plus grande que les pratiques
professionnelles enseignantes sont sous-tendues par des habitudes ou des
représentations aboutissant à ce que le travail d'écriture
soit minoré, voire absent, dans les activités requises des
élèves, au profit de l'expression, le plus souvent orale,
de la subjectivité, censée être plus facile et plus
motivante. L'évitement ou la minoration du travail d'écriture,
ou sa mise en œuvre sur les seuls registres de l'expression ou du ludique,
au détriment de la construction cognitive inhérente au travail
de l'écrit et à l'activité intellectuelle qu'il permet
et requiert tout à la fois, est préjudiciable aux élèves
en difficulté en ce qu'il ne leur permet pas d'élaborer le
rapport au langage, au monde et à eux-mêmes propre à
la culture écrite, voire en ce qu'il renonce de fait à parvenir
à un tel objectif. On peut considérer comme un symptôme
d'une telle minoration du travail d'écriture la prolifération
de méthodes et outils pédagogiques qui, parce qu'ils sont
construits sur une logique d'exercices et non sur une logique de mise en
activité intellectuelle de l'élève, évitent
l'utilisation de l'écrit dans sa dimension cognitive et ne requièrent
de l'élève que la seule réponse aux questions posées,
par le cochage de cases, le dessin de flèches pour compléter
des schémas, etc. Même si ces tâches et ces signes minimaux
n'excluent pas en eux-mêmes la mise en œuvre d'une réelle
activité intellectuelle, ils risquent fort d'entretenir ou d'accroître
la confusion entre le fait de "s'acquitter" d'exercices et de tâches
scolaires et celui de s'engager dans une activité d'apprentissage.
Ce type de méthodes et d'outils est particulièrement
répandu dans les dispositifs et les enseignements visant à
doter les élèves de compétences méthodologiques
et de savoir-faire instrumentaux, dans ou hors l'école. Lorsque,
comme c'est bien souvent le cas, une telle visée d'instrumentation
méthodologique est pensée pour elle-même, sans lien
avec des contenus de savoir (ou sans que les liens supposés soient
pertinents), le risque est grand de substituer une logique de compétences
techniques à une logique de savoir et de travail intellectuel .
Certaines de ces démarches peuvent apparaître satisfaisantes,
pour les enseignants comme pour les élèves, parce que permettant
à ces derniers de s'acquitter convenablement des tâches et
des exercices proposés, mais leur mise en œuvre ne va pas ou guère
au-delà d'une maîtrise technique étant à elle-même
sa propre finalité. Elle ne change pas le rapport des élèves
au savoir et à l'apprentissage, même si elle leur permet d'obtenir
de bonnes notes et d'avoir ainsi l'impression de mieux satisfaire aux demandes
scolaires. Plus généralement, il en va de même de la
démarche, fréquemment adoptée face à des élèves
en difficulté, qui consiste à tenter de rendre les apprentissages
plus faciles en découpant les objectifs de savoir en petite unités
morcelées qui se prêtent à une mise en exercices plus
aisés à réussir. Une telle réussite ne mobilise
bien souvent, elle aussi, que la seule dimension du métier d'élève,
au détriment du travail intellectuel, lequel est parfois même
interdit ou fortement bridé parce que la pauvreté de la situation
d'apprentissage et du contenu sur lequel elle est censée porter
a pour effet de dissoudre la spécificité et le sens de la
discipline ou de l'objet de savoir visés.
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On le voit, il ne suffit pas d'" innover ", ni de vouloir " adapter
" les modes de travail pédagogiques aux élèves en
difficulté pour ipso facto lever les malentendus d'ordre socio-cognitif
entre ces élèves, les enseignants et les exigences propres
à l'appropriation des savoirs et au travail intellectuel. Ce qui
ne signifie pas que les démarches innovantes ci-dessus interrogées
ne puissent être réellement "aidantes" pour certains élèves
et leur permettre de remédier à certaines de leurs difficultés.
Force est cependant de constater que, faisant trop bon marché de
la spécificité des contenus et activités d'apprentissage,
elles se révèlent trop souvent être des leurres, pour
les enseignants comme pour les élèves, quant aux possibilités
d'appropriation des savoirs et de réelles activités intellectuelles
auxquelles elles sont censées donner accès. Autant dire que
les conceptions pédagogiques et les pratiques enseignantes "innovantes",
qui font aujourd'hui l'objet de fortes incitations institutionnelles au
nom de la démocratisation de l'accès au savoir, peuvent,
au-delà de leurs oppositions apparentes, partager avec les conceptions
et pratiques "traditionnelles", sinon la même indifférence
aux différences, du moins la même méconnaissance de
ce qui donne forme et contenu aux différences entre élèves,
et s'avérer dès lors beaucoup moins "démocratisantes"
que ne l'espèrent ou ne l'affirment leurs promoteurs.
A l'encontre d'une telle méconnaissance partagée, d'autres
pratiques, d'autres voies de recherche et de réflexion existent,
qui ne séparent pas les enjeux politiques et sociaux de démocratisation
de l'accès au savoir de la nécessaire interrogation de la
culture scolaire et de ses modes de transmission. Les difficultés
d'apprentissage, les embûches et les obstacles que les élèves,
tout particulièrement ceux qui sont issus des milieux populaires,
rencontrent, voire se créent, sur la voie de l'accès aux
savoirs ne se situent pas tant en marge qu'au cœur des enjeux et des réquisits
sociaux et épistémologiques des pratiques de savoir. Autrement
dit, ils contraignent à décaper le vif des concepts, des
savoirs et des pratiques intellectuelles, et du travail de création
dont ils sont issus et qu'ils permettent de poursuivre, de la gangue des
formes aliénantes de leurs modes de transposition et de transmission
didactique, et des contradictions sociales et institutionnelles dans lesquelles
ils sont pris. Il n'est pas de raccourci sur la voie de la démocratisation
de l'accès au savoir et à la culture. Celle-ci a tout à
perdre aussi bien à l'extension d'une conception faible de la culture
s'accommodant d'un relativisme empirique ou de méthodologies sans
contenus, qu'à l'installation satisfaite dans les formes consacrées
de la culture scolaire et de sa transmission, données comme éternelles
et indépassables.
Élisabeth Bautier,
Jean-Yves Rochex,
Équipe ESCOL, Université Paris VIII