UNIVERSITÉ PARIS 8
Formation doctorale Sciences de l'éducation
DOCUMENT STRICTEMENT RÉSERVÉ À L'USAGE PÉDAGOGIQUE
INDIVIDUEL
REPRODUCTION ET DIFFUSION INTERDITES
Élisabeth BAUTIER
Article paru dans Migrants-Formation n° 108, 1997.
USAGES IDENTITAIRES DU LANGAGE ET APPRENTISSAGE
Quel rapport au langage, quel rapport à l'écrit?*
Penser le langage et les questions langagières peut se faire de quantité de points de vue différents du fait de la nature complexe du langage. On peut décrire les formeslinguistiques utilisées par certains groupes, des groupes de jeunes en particulier, on peut s'intéresser au lexique ou à la syntaxe, aux pratiques d'écriture ou de lecture socialement situées, aux relations entre langue et difficultés scolaires, ou encore au verlan ou au rap... A côté de ces différentes descriptions, nous souhaitons plus modestement soulever un certain nombre de questions posées par les usages différenciés de la langue et de façon plus ambitieuse mettre en évidence le lien étroit que tisse la langue entre les dimensions socio-identitaires, cognitives et scolaires des sujets sociaux, des adolescents, en particulier.
En d'autres termes, il semble que si la question du langage est aujourd'hui à nouveau à l'ordre du jour, c'est parce qu'elle est le lieu où se manifestent les processus différenciateurs et se stigmatisent les différences sociales, les différences culturelles, les différences de rapports à l'école et au(x) savoir(s). C'est dire encore que la langue est lieu d'enjeux qui pour être rarement explicités en tant que tels n'en ont pas moins à voir avec la question de l'égalité sociale, de la démocratisation de l'école. Traiter de la langue c'est ici poser la question des objectifs de l'école, des apprentissages, des relations entre oral et écrit et construction des savoirs, des constructions identitaires, du relativisme (c'est à dire de la place et du rôle que l'on donne à des particularismes), ou de l'universalisme culturel, mais aussi des "places" sociales conflictuelles.
"La langue des jeunes", entre stigmatisation et valorisation
La langue "des jeunes", mais de quels jeunes parlons-nous ?
Les guillemets signifient que nous ne reprenons pas à notre
compte la globalisation qui est le plus souvent faite dès qu'on
s'éloigne d'une démarche de compréhension et de connaissance
des phénomènes sociaux, toujours plus complexes que leur
qualification médiatique ou simplement "spontanée". "Les
jeunes" n'existent pas, il existe des jeunes différents les uns
des autres, même si on constate bien évidemment des effets
générationnels.
Ceux qui nous intéressent ici sont ceux qui, à cause de l'avenir incertain, d'un passé qui ne permet pas toujours de trouver ses marques dans le présent, parce qu'on est la première génération à grandir dans la cité, à être mis en demeure de devenir autre, mais aussi à le souhaiter, sans savoir ce que signifie cet autre, mais sans savoir non plus ce que signifierait être le même que ses parents. Ce sont ceux qui sont conduits à constituer leurs référents et références dans un ici-maintenant de l'expérience auquel ils tiennent d'autant plus qu'il est le seul à être connu, à avoir du sens. Des "jeunes" donc, mais, compte tenu de notre propos, nous devrions dire des élèves -et la question est justement là-; puisqu'il s'agit le plus souvent d'élèves qui ne semblent pas toujours bien accepter que ce qu'ils ont à être et à dire dans l'espace public de l'école peut être en contradiction avec ce qui est, pour certains, le plus important : leur appartenance à un groupe (dont la définition est d'ailleurs peu précise et variable), ce qu'ils vivent comme leur donnant une existence, une référence sociale, le plus souvent décrite négativement, c'est à dire en termes de ce qu'ils ne sont pas, des "bouffons" ou des "blacks" ou des "beurs".
"La langue des jeunes", mais de quelle langue parlons-nous ?
Le plus souvent, quand la langue est évoquée, il ne s'agit
pas de la langue mais de mots, d'expressions, d'intonation, de quelques
usages restreints comme l'insulte et la vanne, le verlan ou le rap (ces
derniers n'étant d'ailleurs que rarement décrits dans leur
complexité). Or, une langue ne peut être réduite à
des éléments lexicaux (même si ceux-ci disent beaucoup
de ceux qui les prononcent, de leur façon de voir le monde), une
langue c'est aussi une syntaxe et c'est surtout une façon de s'en
servir qui correspond à une culture, un ensemble de valeurs et d'habitudes
sociales et cognitives. Il est nécessaire de mieux connaître
ces différents domaines, ne serait-ce que pour mieux cerner ce qui
de la langue et de ses usages peut être mis en relation avec les
difficultés scolaires et difficultés d'apprentissages des
élèves et ce ne peut être seulement les mots et expressions.
Nous formons l'hypothèse que c'est bien autre chose que des particularismes
qui se dit dans ces formes verbales, ces usages et que c'est cette autre
chose qui résiste aux apprentissages et à leur nécessaire
mise en forme scolaire; certes, les mots et expressions, une syntaxe normée
par l'oral, stigmatisent leurs auteurs et par ce biais gênent sans
doute l'insertion scolaire, mais ils gênent aussi les apprentissages
: des formes syntaxiques ou textuelles non familières empêchent
certains élèves de comprendre les textes. Mais, de plus,
et peut-être surtout, ce qui se dit dans ces formes, c'est un rapport
au langage, une façon de vivre et de comprendre le monde qui correspondent
sans doute à un conflit de valeurs avec celles qui sous-tendent
les usages scolaires et les apprentissages.
Malgré le peu de connaissances effectives dont on dispose à l'heure actuelle sur les ressources langagières et la langue quotidienne de communication (le vernaculaire) des élèves qui nous intéressent, cette langue est le plus souvent évoquée soit comme cause de l'échec ou des difficultés scolaires, comme élément soit valorisé, soit stigmatisé, d'une revendication identitaire. Elle est le plus souvent qualifiée par les enseignants de pauvre, fautive, inadéquate à la scolarisation comme à la communication, quand elle n'est pas totalement rejetée. Elle est encore stigmatisée quand elle est élément de violence scolaire; même si entre incivilités, violence et incompréhension, l'amalgame est rapidement fait, du fait de la méconnaissance de la culture langagière des élèves, de la notion même, peu connue, de culture langagière.
Sans doute est-il très important que la langue quotidienne des élèves ne soit pas "seulement" exclue de la classe comme c'est actuellement le cas, même si elle s'y manifeste plus ou moins par transgression ou provocation, car il peut être nécessaire de s'appuyer sur elle pour faciliter les apprentissages des usages, des formes et des savoirs normés. Même s'il est important de donner à des jeunes et de ces jeunes une image plus valorisante que stigmatisante à leurs propres yeux comme aux yeux de tous; même s'il est nécessaire qu'ils aient l'occasion de dire, de se dire, de dire la difficulté de la vie et d'être écoutés, si possible entendus, même s'il est sans doute nécessaire de modifier le rapport négatif que de nombreux élèves entretiennent avec l'écriture du fait des jugements généralement tout aussi négatifs que les représentants de l'institution n'ont cessé de porter sur leurs productions. Ces "nécessités", pour être mises en œuvre devraient supposer que les enseignants connaissent mieux les usages du langage des jeunes et leurs significations sociales et culturelles; les jugements portés, les interventions des enseignants, les situations d'apprentissage pourraient ainsi être plus pertinents, plus justes parce que fondés; on s'apercevrait ainsi, par exemple, que les formes d'insulte ne sont pas toujours des insultes, que les formes considérées comme vulgaires ne sont pas telles pour ceux qui les produisent. Les formes de stigmatisation, ou à l'opposé les processus de légitimation et de revendication mis en place, même inconsciemment par les uns et les autres, n'auraient ni le même sens ni les mêmes effets si justement on pouvait mettre en relation le rapport au langage de certains jeunes, plus particulièrement, leur rapport à l'écriture avec les formes culturelles et les pratiques sociales qui les sous-tendent et qu'elles contribuent à construire plutôt qu'avec des manques de maîtrise et une inculture. Dès lors, les enjeux sociaux et cognitifs des formes et usages langagiers, et ce faisant de l'école, pourraient être explicités et enseignants et élèves joueraient avec les mêmes cartes.
La reconnaissance des formes langagières autres, non légitimes, non reconnues habituellement par l'institution, et ce faisant la reconnaissance de leurs locuteurs, est un objectif qui sous-tend, depuis quelques années, des démarches et attitudes opposées à la stigmatisation, y compris dans le cadre scolaire. Ainsi, des modifications des formes scolaires d'enseignement du français permettent de donner la parole aux élèves, de les inciter à la prendre pour qu'ils s'expriment et se valorisent. L'accent mis sur les productions écrites d'élèves dans le cadre de projets d'écriture, de publications diverses permet de relativiser la pauvreté, les maladresses, la faiblesse des "aptitudes" linguistiques et langagières de ces élèves, à condition qu'un travail de la langue, de l'élève, des contenus ait été effectué avec l'enseignant. Dans le même sens, des ouvrages, sont parus récemment1 visant soit à faire connaître ce qui est souvent appelé dans les médias la "langue des banlieues", soit à montrer que ces jeunes que l'on dit incapables d'écrire peuvent produire des textes poétiques ou narratifs, en particulier, qui expriment des émotions, des sentiments, des morceaux de vie, des expériences et sont capables de réflexions sur la langue et ses usages à condition de partir de leur langue quotidienne. Ces pratiques restent rares dans l'enseignement du français et sont généralement dérangeantes pour l'institution car elles remettent en cause un de ses principes fondateurs : le partage d'une même langue par tous les élèves. Elles posent en effet des questions de fond.
Ces pratiques, qui sont le plus souvent animées par le désir d'aider des jeunes en difficultés scolaires et plus largement en difficultés sociales, peuvent aussi permettre de légitimer les usages et les formes langagières habituellement non reconnues par l'institution scolaire, déplacement qui peut certes être considéré par certains comme positif tant la prégnance de la norme scolaire, qui ne peut se réduire à un simple arbitraire, représente une des violences symboliques les plus fortes de notre système scolaire. Mais elles risquent aussi par ce biais de les survaloriser en étendant leur fonction identitaire et emblématique à des fonctions cognitives qu'elles n'ont sans doute pas. Ne serait-ce que parce qu'il s'agit de manifestations d'un rapport au langage qui privilégie l'oralité aux dépens de l'écriture (cf. Séguin, Teillard op. cit.) et qu'à ce titre, si l'on n'y prend garde, la reconnaissance de ce "we code" (avec J. Gumperz cité par L.J. Calvet2, on parlera du "we code", "notre langue" qui s'oppose au "they code", "leur langue" et qui dit bien la distinction identitaire entre "nous" et "les autres" dont il s'agit de se différencier), risque d'accroître encore les différences entre élèves au détriment de ceux que l'on veut justement aider à s'insérer scolairement et socialement.
En d'autres termes, il est nécessaire de poser au moins deux types de questions très différentes; l'une sur le plan social : quelles conséquences y a-t-il à mettre en valeur, même positivement, des formes, des habitudes linguistiques et langagières considérées comme faisant l'objet d'un fort investissement identitaire ? N'y a-t-il pas danger de voir un groupe trouver à s'affirmer, à se construire comme tel, par ce qu'il ne partage pas avec les autres et qui est justement demandé et reconnu scolairement, démarche, paradoxale de la part de l'école ? N'y a-t-il pas danger dans cette démarche, si elle n'est pas limitée à une reconnaissance d'un vernaculaire qui permet des apprentissages (cf W. Labov3), de légitimer aussi un relativisme linguistique et culturel peu compatible avec la démocratisation? L'autre question posée se situe donc sur le registre des apprentissages, les élèves peuvent être capables de produire des textes de nature poétique et/ou narrative et expressive, en adéquation avec un certain nombre de normes scolaires, disons recevables par l'école, de manifester une grande agilité verbale orale, mais sont-ils ensuite à même de manifester (de mobiliser) un rapport au langage et plus particulièrement à l'écriture qui les fasse entrer dans le domaine des apprentissages liés à l'entrée dans des pratiques langagières écrites (voir ci-après) ? On peut en douter. Labov constate ainsi qu'il n'y a aucune corrélation entre l'habileté verbale des meneurs verbaux et les capacités en lecture.
La question se pose parce que, comme nous venons d'y faire allusion, ces formes linguistiques et langagières normées par l'oral renvoient souvent non seulement à une familiarité plus grande avec des pratiques plus orales qu'écrites, mais aussi à une résistance aux pratiques d'écriture dans ce qu'elles supposent de rapport au monde, de valeurs. Ce qui frappe en effet lorsque l'on écoute parler des jeunes lycéens dits "de banlieue", ce qu'ils disent et comment ils le disent, c'est d'une part une "aisance" à l'oral, une habileté réelle qui contrastent avec ce que l'on a, à d'autres moments, appelé le blocage de l'expression des élèves (mais il s'agissait sans doute d'autres élèves, de ceux qui étaient les premiers à bénéficier de la démocratisation, des transfuges). Ceux-là, en général, donc parlent, il est même parfois relativement difficile de les arrêter que ce soit lors de leurs interventions en classe, interventions scolaires ou échanges avec les copains, ou lors des entretiens de recherche. On peut insister sur le fait qu'ils demandent à parler, qu'ils le revendiquent, que ce qui les dérangent ou ce qu'ils apprécient, chez les enseignants, c'est d'être insuffisamment ou d'être enfin considérés comme des interlocuteurs valables. Être un interlocuteur (et non pas être interrogé!), c'est en effet exister, surtout dans ce monde où c'est le langage et non les actes qui est valorisé. Et cette demande d'exister dans le circuit de parole a à voir avec une demande de reconnaissance, plus que d'élaboration identitaire.
Langage et crispation identitaire
Dans cette recherche sur les "nouveaux lycéens", précédemment
présentée ici4, nous avons décrit le lien qui apparaît,
d'une part entre l'élaboration identitaire et la construction des
savoirs du second cycle dans ses présupposés cognitifs, langagiers,
culturels; d'autre part, entre l'élaboration identitaire (et non
la seule affirmation de soi) et un rapport accepté de familiarité
avec l'écrit et l'écriture.
Ahcène, élève de seconde, cristallise sur
l'activité d'écriture son engagement dans la scolarité
et la construction de soi, du point de vue qu'il pense nécessaire
d'avoir : (L'école, c'est pour) me définir, comprendre le
monde, me définir par rapport au monde, c'est ce qui permet de me
construire avec toutes les matières, mais c'est écrire qui
est le plus utile, j'ai écrit des choses personnelles (...). A cause
de ces "choses personnelles", Ahcène mentionne que c'est aussi la
vie privée qui est concernée par les transformations qu'il
vit du fait de sa scolarité longue et comme celle-ci est aussi problématique
(sa vie familiale, tout au moins), ce sentiment que tout bouge autour de
lui n'est guère facile à vivre.
A l'inverse, on peut mettre l'accent sur les difficultés scolaires entraînées par les relations entre le rapport au langage et la question identitaire quand elles s'accompagnent d'un rejet ou d'une grande réticence à entrer ou à être dans un rapport écrit au monde5, pressenti comme exigeant une transformation profonde de soi et des siens. Si nous utilisons pour la seconde fois les termes de rejet ou de refus de l'écriture chez certains élèves, c'est pour insister sur le fait qu'il ne s'agit pas seulement de difficultés à écrire, difficultés qui existent au demeurant du fait de l'absence d'expérience d'écriture et de l'absence de sens des pratiques d'écriture. Il s'agit plutôt du fait que les pratiques sociales et cognitives écrites sont non reconnues, apparaissent comme non pertinentes. C'est ce qui peut expliquer que lorsqu'on demande à des élèves d'écrire, ils le font, la plupart du temps, mais ils font par écrit ce qu'ils ont l'habitude de faire oralement en termes de pratiques socio-cognitives et langagières. Ainsi, une question, comme consigne d'écriture, peut ne recevoir que quelques lignes de réponse, réponse d'ailleurs recevable, comme ce serait le cas à l'oral : "On va pas en faire des pages, on a répondu" disent certains élèves. Si "en faire des pages" est vécu comme inutile, scolaire, artificiel, c'est parce que ça l'est dès lors qu'écrire n'est pas investi de sa fonction d'élaboration, de travail du langage, de soi, de l'objet de l'écriture et cet investissement n'est pas le fait d'une situation d'écriture qui serait moins artificielle ou plus motivante, il n'est pas non plus lié à l'acquisition d'une compétence "technique", mais c'est une expérience nouvelle qu'il s'agit de s'approprier, expérience transformatrice qui demande du temps, d'autant plus de temps que le rapport au langage de l'élève est fort éloigné de celui de l'école. Notons que si l'usage de l'écrit pour apprendre n'est pas familier (voir ci-après), l'écrit pour communiquer ne l'est pas non plus.
Le lien entre langage et affirmation identitaire est pour les élèves et plus largement les jeunes en difficultés, tels que décrits précédemment, très fort. Loin d'être, comme l'a dit Ahcène, un élément qui permet de se penser, de se comprendre par les possibilités de réflexivité, d'élaboration, de jeux, de construction de points de vue pluriels, il a au contraire, le plus souvent, une fonction et un fonctionnement emblématique ("cryptique et identitaire", L.J. Calvet, op. cit.). Le sujet se définit (volontairement?) par une utilisation du langage idiosyncrasique ou limitée à un groupe auquel on manifeste ainsi son appartenance et qui s'oppose aux pratiques des autres (on peut remarquer que de nombreux jeunes français de souche de quartiers défavorisés parlent volontairement comme de jeunes beurs -accent, intonation, formes syntaxiques et lexicales, moins pour marquer leur appartenance au même groupe que pour manifester une opposition à d'autres groupes). Les mots sont des pratiques sociales surtout quant on partage les valeurs de l'oralité. On peut dire qu'il y a identification de soi aux mots, aux expressions, on est ce que l'on parle, et non ce que l'on dit, sans la distance qu'introduit justement la symbolisation langagière. Ce sujet présent, sur-présent même, est davantage un "moi", moi qui est tout entier dans des actions, des expériences, des affects, qu'un "je" que l'on peut élaborer, construire dans la réflexivité et dans une temporalité différente de l'action. Cette identification du sujet aux formes linguistiques au nom de l'appartenance à un groupe et de la manifestation identitaire réduit le langage à fonctionner selon une centration sur les mots et expressions, par "slogans", à être détourné de sa spécificité puisqu'il est alors monosémique, sans ambiguïté; il est code et non plus langue. Dès lors, toutes corrections et remarques linguistiques de la part des enseignants sont le plus souvent vécues comme remise en cause identitaire, ce faisant, elles sont, pour les élèves, au mieux choquantes, au pire, ressenties comme identitairement dangereuses, socialement agressives. Ce rapport au langage ne valorise pas non plus la communication, l'échange, la compréhension du monde, de soi... Le langage emblématique, les "slogans" sont davantage produits dans l'accompagnement de l'action, à défaut dans la réassurance de la fusion de soi dans le groupe, ou de la distinction radicale au contraire d'avec l'autre, le différent.
Un tel rapport au langage va également de pair avec la valorisation de pratiques d'oralité liées à la condensation de sens (les mots sont lourdement chargés de valeurs) et à la créativité quotidienne telle que celle qui est présente dans les injures et, lorsqu'il y a jeu de langage, c'est jeu de vannes dont il s'agit pour reprendre le terme de W. Labov, c'est à dire surenchère créative dans le domaine des formes d'insulte dont l'enjeu est davantage de montrer la maîtrise du jeu et du langage que d'injurier réellement.
Écrire, ce n'est pas seulement s'exprimer ou communiquer, c'est aussi apprendre
Ce rapport au langage rend le sujet prisonnier de celui-ci, une trop grande adhésion et identification de soi à sa propre parole comme semblent le manifester de nombreux adolescents est sans doute un autre indice d'une familiarité plus grande avec l'oralité qu'avec l'écriture; ce faisant ce rapport rend difficiles les apprentissages scolaires liés à l'écrit. Ce sont les mêmes élèves qui produisent des textes "transparents" et qui sont tout entiers inscrits dans leur texte, texte qui dit leur vérité, leur expérience, texte en deçà de l'écriture. L'utilisation du langage "à plat", dans une sorte de transparence du sens de la langue et du texte, s'illustre de façon caricaturale dans certains textes d'élèves d'où les métaphores, les glissements de sens sont totalement absents. C'est sans doute aussi ce rapport tout à la fois oral et profondément identitaire au langage lié à une conception d'une langue qui dit le vrai des choses, des affects, des expériences dans une évidence radicale et singulière, c'est ce rapport donc qui évacue jusqu'à la notion même de construction de point de vue dans et par l'écriture.
Les jeux du langage écrit, son élaboration progressive, son ambiguïté, ce qu'il permet de construction cognitive et subjective tout à la fois, semblent donc être très éloignés des pratiques langagières et cognitives de certains élèves et de certains jeunes qui se situent dans le tout ou rien, dans l'absolu des jugements, des opinions, des connaissances (je sais/je ne sais pas, j'aime/je déteste...), attitude qui s'accompagne d'une recherche de certitudes, de stabilité identitaire vécue comme fondamentale, évidente, nécessaire. Ce rapport au langage s'illustre dans des productions où la textualité est peu pertinente, a fortiori peu ou pas travaillée. Le sens est dans chaque énoncé, énoncé juxtaposé au précédent sans que le texte ait plus de sens que chacun des énoncé; le sens en revanche peut être dans la répétition des mêmes énoncés (comme à l'oral), dans leur martèlement (le rap en est un exemple). Ainsi, le déroulement du texte n'est pas investi de signification dans la mesure où seule est validée la signification de chaque énoncé, énoncé considéré comme transparent au réel et à l'expérience, loin d'une élaboration du sens par le travail du langage et de la langue.
Ces derniers constats permettent de faire l'hypothèse du décalage très grand entre, d'une part, les situations d'écriture scolaires et les habitudes d'écriture des élèves ayant ce rapport au langage et, d'autre part, entre ces pratiques d'écriture et celles qu'il est souhaitable (nécessaire, sans doute) de mobiliser pour s'approprier des savoirs. Cet écart, qui, on l'a compris, n'est pas un simple écart langagier mais a à voir avec l'élaboration identitaire et le rapport au sens, au savoir et à la différence entre habitudes d'oralité et habitudes d'écriture, peut largement participer des difficultés rencontrées par ces élèves. La distinction entre habitudes d'oralité et habitudes d'écriture nous semble être une piste pour comprendre ce qui se joue de profondément culturel dans le domaine langagier en rapport avec l'adaptation à la scolarisation.
La référence à J. Lévine6 et à son analyse des difficultés des élèves du CP, nous semble éclairante pour celles des "nouveaux lycéens". Il inscrit ces difficultés, comme nous l'avons fait jusqu'ici, dans le rapport à l'écrit. Lévine distingue au moins deux types d'élèves à partir de critères parmi lesquels la place du rapport à l'écrit est centrale : certains "élèves élaborent très tôt un langage écrit (...). Ils maîtrisent de l'intérieur les règles subtiles du jeu langagier. Ils circulent dans l'organisation interne de ce qu'on appelle l'ordre symbolique", "ils adhèrent à l'écrit"; d'autres "élèves élaborent très tôt un langage écrit insuffisamment organisateur.(...). Le symbole les déroute."
Les écarts d'apprentissage sont importants entre les deux types d'élèves en CP, écarts que l'on retrouve en seconde et en terminale. Les premiers sont en réussite scolaire, les seconds sont au mieux le milieu de la classe, ceux qui dans notre terminologie cheminent dans le système scolaire dans une logique institutionnelle et non dans une logique d'apprentissage (Bautier, Rochex, op. cit.) et que Lévine appelle les suivistes et à propos desquels il souligne les inquiétudes que l'on peut avoir quand on pense en termes d'apprentissage. Le suivisme correspond pour Lévine à un processus de déstabilisation chez l'élève : l'enfant désorienté fait comme tous ceux qui ont le sentiment que les règles du jeu leur échappent ; cet enfant procède par imitation et picorage de recettes partielles; il recourt à la mémoire mécanique et sous-utilise la pensée qui établit des liens, qui interroge, qui explore, qui analyse ; "tout rapport au langage écrit est un rapport de dialogue vivant avec des interlocuteurs (...). Le rapport au sens (du texte) implique la mise en œuvre de systèmes complexes d'interrogation de l'autre et de soi (...). Ou bien (les élèves) vont s'engager dans l'échange de pensée via l'écrit, en tant que producteurs eux-mêmes de pensée écrite, ou bien ils vont se résigner à la position de récepteurs passifs de la pensée des autres".
Conclusion
Cette conception de l'élève et de l'écrit que nous venons de développer, permet de mieux comprendre ce qui se joue dans les pratiques scolaires d'écriture pour les élèves en difficultés du fait de leur rapport au langage et à l'écrit. Elle permet en particulier de comprendre pourquoi il n'y a que rarement transfert de compétences scripturales d'une situation d'écriture à une autre quand l'acquisition de l'écrit se fait non pas par le biais de l'élaboration d'un sujet pensant et écrivant mais par celui de l'apprentissage de modèles textuels, qui, pour être effectivement bien intégrés, c'est à dire bien imités, restent extérieurs à l'élève, ne le transforment pas.
Comme on l'a vu, les questions de langue ne peuvent trouver de réponse indépendamment des enjeux sociaux et cognitifs dont elle est porteuse et le danger est grand de passer de la reconnaissance, de la prise en compte dans l'institution scolaire des usages quotidiens des jeunes, au maintien de ces derniers dans une marginalisation linguistique et sociale. Autant il apparaît nécessaire que l'institution scolaire et les enseignants aient une meilleure connaissance des pratiques langagières de leurs élèves et ce faisant, on l'espère, une reconnaissance plus grande de ce qui ne peut être réduit à des manques ou des vulgarités, autant il est important que cette connaissance et cette reconnaissance soit au service d'une réelle démocratisation. A l'encontre des tendances relativistes qui se dessinent aujourd'hui, force est de reconnaître que la démocratisation passe sans doute par une modification du rapport au langage d'une partie des élèves, et qui n'est pas, on l'a vu, que rapport au langage. On peut à ce propos introduire une distinction entre les jeunes pour lesquels les habitudes langagières correspondent à celles développées dans la familiarité avec un groupe de jeunes auquel on s'identifie et ceux pour lesquels les pratiques langagières sont issues des modes de socialisation familiaux; les premiers, plus que les seconds, sont dans une relation sans doute conflictuelle avec les exigences et pratiques scolaires, les premiers acceptent moins que les seconds les changements que supposent l'entrée dans les "jeux" langagiers et cognitifs de l'école.