40 % des enfants ne savent pas lire
Inacceptable

35 % des élèves entrant en sixième ne comprennent pas réellement ce qu'ils lisent et 9 % ne savent pas déchiffrer. Un bilan effarant. Si bien qu'apprendre à lire, à écrire et à compter reste, pour la France, une ambition tant culturelle que civique. Comment réagir ?

Luc Ferry, Valérie Guien

A l'heure où l'on parle - à juste titre au demeurant - de « brancher » enfin la France sur les nouvelles technologies, d'ouvrir à tous la porte encore étroite du multimédia, le projet paraîtra singulièrement rétrograde : se pourrait-il vraiment que l'ambition première de notre école républicaine - permettre à tous les petits Français de « lire, écrire et compter » - soit encore, et peut-être même plus que jamais, à l'ordre du jour ? Se pourrait-il qu'à l'ère de la « vidéosphère » et de l'ordinateur, après tant d'efforts, de compétences et de moyens investis durant plus d'un siècle pour « engraisser le mammouth », une exigence aussi modeste soit encore de saison ? Si dur que cela puisse paraître, la réponse est « oui » ! Et le problème, n'ayons pas peur des mots, est même si grave qu'il aura, si l'on n'y apporte pas d'urgence des solutions énergiques, des répercussions catastrophiques sur le niveau intellectuel et moral des nations européennes où il se pose, un peu partout, dans les mêmes termes. Car la maîtrise convenable de l'écrit n'est pas seulement affaire de culture, mais aussi de civisme : quel sens aurait l'idéal de la citoyenneté démocratique dans un pays où l'illettrisme frapperait plus d'une moitié de la population ? Nous n'en sommes pas encore là, sans doute. Mais si rien n'est fait, nous y parviendrons très certainement dès les débuts du troisième millénaire - triste record dont les célébrations de l'an 2000 omettront sans doute de nous entretenir !

Il suffit, pour s'en convaincre, de rappeler les faits. Les termes utilisés par le ministère de l'Education lui-même, dans un rapport officiel, pour décrire la situation dramatique dans laquelle nous nous trouvons sont assez parlants : alors que la culture scolaire reste, par nature, fondée sur l'écrit, près de 35 % des élèves rentrant en sixième échouent à « retrouver l'enchaînement logique d'un texte, maîtriser les règles principales du code écrit, utiliser les ressources du contexte » ! En clair, même s'ils savent déchiffrer, souvent en ânonnant syllabe par syllabe, ils n'ont pas l'aisance nécessaire pour comprendre réellement ce qu'ils lisent. Ils sont donc de facto « exclus de la lecture », puisqu'il est hors de question pour eux d'ouvrir un livre par plaisir ou même pour s'informer. Mais il y a plus encore : 9 % des nouveaux collégiens, qui s'ajoutent à ces 35 %, ne peuvent même pas « tirer des informations ponctuelles d'un écrit », ni saisir « de qui ou de quoi on parle », parce que, tout simplement, ils ne savent pas déchiffrer ! D'autres statistiques, provenant de sources extérieures à l'Education nationale - notamment du ministère des Affaires sociales et de l'Armée - viennent malheureusement confirmer ce diagnostic : un conscrit sur dix ne sait toujours pas lire, et 30 % des 18/25 ans ne peuvent pas comprendre le sens d'un article de journal portant sur un sujet simple. Ce qui prouve que la « remédiation » n'a pas vraiment eu lieu et que, une fois manqués les apprentissages initiaux, notre système éducatif a toutes les peines du monde à organiser le rattrapage.

Méfions-nous pourtant des jugements hâtifs et des solutions à l'emporte-pièce. Ici comme ailleurs, les « ya-qu'à-faut-qu'on » ne font qu'égarer. Si le phénomène était facile à comprendre, s'il avait une cause unique (la télévision, bien sûr, ou l'immigration !), si les solutions étaient aisées à mettre en oeuvre, nul doute qu'on s'y serait attelé depuis belle lurette : quoi qu'on en dise, ce ne sont ni les compétences ni les bonnes volontés qui manquent dans notre système scolaire. Elles sont même remarquables. Mais, comme le déclarait récemment l'un de nos meilleurs spécialistes, Claude Capelier, invité à plancher sur ce thème devant l'Observatoire national de la lecture, le phénomène de l'illettrisme est aujourd'hui difficile à interpréter. « Il y a moins d'élèves dans chaque classe, on connaît mieux la psychologie de l'enfant ou de l'adolescent, les méthodes se sont affinées, la réflexion sur les disciplines s'approfondit... et pourtant, les performances ne sont pas meilleures ! A certains égards, elles sont même moins bonnes, si l'on en croit la comparaison établie par la Direction de l'évaluation et de la prospective entre les élèves des années 20 et les collégiens de 1995 passant les mêmes épreuves du certificat d'études ! » Selon un inquiétant paradoxe, en effet, d'incontestables progrès ont été accomplis depuis le début du siècle, et même depuis les années 50... qui ne sont pourtant pas suivis des effets escomptés ! Et c'est bien là, en effet, que le bât blesse. Car la comparaison, ô combien significative, évoquée par Claude Capelier fut trop souvent (volontairement ?) dissimulée ou minimisée. La presse s'en fit fort peu l'écho (à quelques exceptions près, voir Le Point no 1224), de sorte qu'elle passa pour ainsi dire inaperçue du grand public comme des décideurs politiques. Il faut ici en rappeler les termes avec la rigueur mais aussi la netteté qui s'imposent si l'on veut enfin prendre la mesure réelle du problème, le comprendre en profondeur pour avoir quelques chances d'esquisser des solutions réelles.

Une question enfin tranchée : des années 20 aux années 90, le niveau baisse incontestablement en matière d'écriture et de lecture.

Depuis plusieurs décennies, la fameuse question du « niveau qui monte ou qui descend » n'a cessé de diviser les observateurs de notre système éducatif. Elle n'avait jusqu'à présent trouvé aucune réponse réellement convaincante. Or c'est bien à cette question que la Direction de l'évaluation et de la prospective (DEP) a voulu répondre de manière enfin scientifique, en entreprenant une comparaison des connaissances en français et en calcul des élèves des années 20 avec celles des élèves d'aujourd'hui. L'occasion, presque miraculeuse, lui en a été donnée par la providentielle découverte, dans la Somme, de 9 000 copies du certificat d'études des années 1923, 1924 et 1925. La DEP a donc fait passer, en 1995, à 3 000 élèves les mêmes épreuves que celles des années 1920 en français (rédaction, dictée et questions) et en calcul. Elle s'est bien sûr, c'est essentiel, entourée de toutes les précautions méthodologiques : on a écarté les sujets ne correspondant plus aux programmes ou à l'esprit de notre époque ; on a pris en compte le fait qu'en l920 on ne présentait au certificat d'études que les meilleurs élèves, en distinguant dans les résultats la meilleure moitié des élèves de 1995 ; on a tenu compte de l'âge des enfants ; on les a familiarisés, sinon préparés, aux épreuves du certificat d'études.

Quel que soit le caractère pour le moins nuancé, voire alambiqué, de la présentation des résultats (c'est humain : aucun ministère n'a intérêt à publier de « mauvais chiffres » !), il est pour le moins difficile d'atténuer la brutalité de certains constats. En dictée, les élèves d'aujourd'hui commettent en moyenne 2,5 fois plus de fautes que ceux des années 20 : « Une copie sur deux contient moins de 3 fautes dans les années 20, pas moins de 7 ou 8 fautes aujourd'hui. » En calcul, près de 70 % des élèves de 1920 proposent « une démarche correcte et complète pour résoudre les problèmes », contre seulement un tiers des élèves de la meilleure moitié de 1995. La rédaction paraît seule échapper à cette contre-performance, selon la conclusion prudente de la DEP : « Les élèves de 1995 ont tendance à mieux réussir que ceux des années 20 si l'on compare les résultats sur l'ensemble de la génération. » Un soupçon, cependant : les résultats présentés comme positifs ne peuvent-ils donc être obtenus que dans un domaine non mesurable et par un artifice de présentation qui nous offre une reconstitution « virtuelle » de la génération de 1920 ? Même en tenant compte de l'évolution des programmes et des contenus d'enseignement ainsi que de l'allongement des études qui a sans doute déplacé le niveau d'exigence des acquisitions pour des élèves de 12-13 ans, on est bien obligé de constater, selon l'expression même de la DEP, une « baisse marquée » en connaissance de la langue et en calcul. Ces résultats sont d'autant plus inquiétants qu'ils touchent les « fondamentaux » et qu'ils manifestent une notable aggravation de l'écart entre les meilleurs élèves de 1995 et ceux que l'on qualifie aujourd'hui de « moyens-faibles ». Au reste, il est encore une réalité que ne traduisent pas les chiffres, mais qui a pourtant son poids : lorsqu'on regarde physiquement les copies, la différence saute aux yeux. Celles des années 20, même les plus mauvaises, sont calligraphiées et présentées avec soin, celles d'aujourd'hui ressemblent souvent à des torchons. C'est toute une forme de respect pour la chose écrite, mais aussi, sans doute, pour le maître, et plus généralement la vie scolaire, qui s'est probablement effondrée. Et ce n'est pas ici, malgré l'apparence, un jugement de valeur, mais un constat dont il faudra aussi tenir compte dans la compréhension du phénomène.

Une chose est sûre, en tout cas : le discours habituel selon lequel le collège serait le « point noir » du système, le lieu où faire porter l'effort en priorité, risque d'induire en erreur. De facto, presque tout est déjà trop tard au collège, en termes d'égalisation des conditions et de rattrapage de l'échec scolaire. Si les difficultés y deviennent manifestes, c'est en vérité parce que l'école n'a pas fonctionné comme elle l'aurait dû et pu (les chiffres cités plus haut l'indiquent assez) et qu'il est déjà trop tard pour mettre en place des procédures réellement efficaces de réintégration (l'échec des tentatives, sans cesse réitérées, de la « pédagogie de soutien » est à cet égard patent). Il faut donc, là encore, avoir le courage d'en tirer les conséquences.

Les échecs du primaire

Pour quatre raisons fondamentales, l'école primaire est aujourd'hui le noeud du problème scolaire :

En premier lieu, le simple bon sens, mais aussi la psychologie et la biologie contemporaines confirment que la petite enfance est le lieu de certains apprentissages qui offrent la caractéristique d'être tout à la fois des apprentissages « pour la vie tout entière » et, en même temps, des apprentissages fort difficiles à réussir à un âge ultérieur : cela vaut tout particulièrement pour les langues, y compris la langue maternelle, mais aussi pour les arts, les sports et certains comportements (savoir écouter les autres, s'exprimer sur le mode de l'argumentation, c'est-à-dire, si l'on y réfléchit, d'une manière sociable, puisque argumenter, c'est chercher en soi des raisons ou des motifs qui vaillent aussi pour les autres). Il est donc impératif de mieux distinguer ce que les petits enfants doivent absolument maîtriser d'abord (langues, arts, sports, calculs élémentaires, sociabilité, notamment) et ce qu'ils pourront faire tout aussi bien ou mieux plus tard (les disciplines universitaires), sachant que la scolarité est obligatoire jusqu'à 16 ans et que plus de 90 % d'une classe d'âge poursuit ses études au-delà. De ce point de vue, les programmes sont beaucoup trop lourds beaucoup trop tôt, et leur progression n'est pas assez bien pensée ;

C'est ensuite au cours préparatoire que se noue cet échec scolaire dont l'expérience suffit à nous apprendre l'extraordinaire « viscosité », au sens physique du terme. En vérité, les problèmes d'hétérogénéité des élèves que l'on évoque sans cesse comme la croix du collège (unique, pour tous, etc.) sont à l'évidence déjà présents dès le CP, voire dès la maternelle. C'est là qu'il faut les traiter d'urgence et faire porter tous les efforts disponibles, selon l'adage « Mieux vaut prévenir que guérir » (surtout si l'on ne sait pas guérir, même en y mettant, mais trop tard, les moyens) ;

En troisième lieu, c'est à ce stade de leur parcours que les enfants sont le plus réceptifs. Peu de problèmes de discipline au CP ! Pas encore d'élèves dégoûtés de tout ce qui touche à la vie scolaire, comme on en voit tant, hélas, au collège ! Les petits « jouent le jeu », ils font confiance au maître ou à la maîtresse, ils prennent réellement au sérieux les demandes qu'on leur adresse : c'est à ce stade qu'il est vital de ne pas les décevoir, d'être aussi sérieux et attentif qu'ils le sont eux-mêmes. Tout est encore possible. Que 2 ou 3 % des enfants ne parviennent pas à lire, à écrire ou à compter est malheureusement une réalité qui s'explique en raison de pathologies qui relèvent de traitements particuliers. Que 15 à 25 % d'entre eux échouent à maîtriser ces fondamentaux est inacceptable. S'en accommoder à ce stade, c'est se condamner à admettre pour l'immense majorité d'entre eux l'échec, au moins scolaire, pour toute la suite de leur vie ;

Enfin, l'école primaire est le lieu de notre système scolaire où des réformes fondamentales de programmes sont réellement possibles en raison de l'unicité du maître, alors qu'elles se heurtent au collège et au lycée à une difficulté redoutable : celle qui tient aux « structures ». Pour donner un exemple : si l'on voulait supprimer en classe de sixième une heure d'enseignement dans une discipline pour la reporter vers une autre, cela reviendrait à supprimer 1 500 emplois d'enseignants dans cette discipline (et ce chiffre est à peu de chose près cumulatif pour les années qui suivent). La marge laissée à l'imagination et à l'invention d'éventuels concepteurs de programmes est donc fort limitée ! Or ce problème ne se pose pas à l'école, où l'on pourrait donc réellement réfléchir à l'identification des vrais fondamentaux.

Que proposer dans ces conditions ? Il y a, je crois, deux méthodes possibles. Ou bien on fait appel aux spécialistes des sciences de l'éducation, aux grands théoriciens de l'apprentissage de la lecture. Mais l'expérience prouve que leurs désaccords sont si vifs et si profonds que leurs querelles homériques rappellent parfois, toute révérence gardée, celles des théologiens du Moyen Age. Une seconde voie (qui a sans doute l'inconvénient du bon sens !) consisterait, tout bien pesé et rapports savants soigneusement examinés, à demander à des maîtres ou maîtresses de CP confirmés (ils sont nombreux à être expérimentés, fiables et reconnus comme tels par leurs pairs !) ce qu'ils en pensent, d'où viennent, à leurs yeux, les difficultés qu'ils rencontrent et qui conduisent à l'échec un nombre trop élevé d'enfants. On pourrait, à partir de leur expérience, établir ainsi un véritable « listing » des difficultés concrètes rencontrées par tous les enseignants, quelles que soient les méthodes choisies. Et c'est là, peut-être, l'essentiel, même si ce n'est sans doute pas le seul aspect du problème : il y a aujourd'hui 300 manuels de lecture et plusieurs dizaines de méthodes plus ou moins différentes. Comme l'apprentissage est étalé sur trois ans (grande maternelle, CP, cours élémentaire 1), et que, parfois, les enseignants sont débutants (ce qui devrait à tout prix être évité à ce niveau crucial !), les élèves ont de grands risques de passer par des procédures différentes, voire contradictoires : de quoi y perdre totalement leurs repères. Il est urgent de rompre avec les querelles sur l'apprentissage de la langue et de fixer des orientations claires sur ce qu'il convient de privilégier, quelles que soient les méthodes, en concentrant l'essentiel des efforts sur quelques paramètres décisifs. Il s'agit avant toute chose de rendre explicite une hiérarchie d'objectifs qui, faute d'être clairement affichés, sont aujourd'hui submergés par un flot d'intentions pédagogiques secondaires. Ce qui semble être une des causes principales, trop peu combattue, des échecs les plus massifs, c'est un manque de continuité, de cohérence, de lisibilité dans la hiérarchie des exigences ou des attentes qui devraient structurer le travail des élèves, de classe en classe, d'une école à l'autre.

A cela s'ajoute encore le poids exorbitant des exercices abstraits dans notre enseignement. A cet égard, il faudrait revoir de fond en comble le statut de la grammaire « théorique » (et souvent si jargonneuse que les parents eux-mêmes n'y comprennent plus rien) dans l'apprentissage du français. Il serait en revanche capital de constituer, enfin, pour aider les maîtres, un véritable corpus (et non pas une de ces listes fourre-tout et dénuées de sens) des oeuvres littéraires qui passionnent réellement les enfants : la lecture ne doit pas seulement être un exercice, mais aussi, on l'oublie trop souvent dans le cadre scolaire, un plaisir ! Cela dit, il va de soi qu'au-delà de ces aspects « techniques », qui sont loin d'être négligeables, c'est tout le rapport à la culture scolaire qui est en jeu dans le problème de l'illettrisme. Et, de ce point de vue encore, la crise que nous traversons est sans précédent.

La crise de la culture scolaire

Commençons par un constat trop souvent négligé : la culture dispensée à l'école possède une spécificité irremplaçable. Elle ne se confond pas avec la culture de tous les jours, ni avec celle des parents (du moins pas nécessairement), ni avec celle de la télévision, pas davantage avec celle de telle ou telle communauté. Il suffit pour s'en convaincre de songer à ce simple fait : qui d'entre nous relit, parvenu à l'âge adulte et sorti du cadre scolaire s'entend, Mme de Sévigné ou Fénelon, Chénier ou Lamartine ? Qui d'entre nous se replonge par plaisir dans un de ses vieux manuels de maths ou de chimie ? Il est des contenus culturels que l'école seule a la charge de transmettre, et qui, même si nous n'avons plus la même familiarité avec eux, demeureront des références essentielles pour en acquérir de nouveaux et mieux les comprendre. On peut discuter de ces contenus, vouloir les changer contre d'autres, plus utiles ou plus légitimes, mais on ne peut sérieusement souhaiter les abolir au profit d'une simple reddition aux cultures quotidiennes et aux communautarismes. Or les savoirs scolaires sont en crise, au moins depuis les années 60, et de cette crise naît une polémique récurrente, dont les positions les plus tranchées continuent d'obscurcir le débat.

D'un côté, les partisans d'un retour aux classiques, sous toutes leurs formes : contre ces aberrations que furent, à leurs yeux, l'introduction intempestive dans les classes des maths modernes et de l'histoire non chronologique, les méthodes globales, la prolifération des grammaires structuralistes, la perte des références aux grands auteurs, le refus de toute mémorisation automatique, etc., ils en appellent, souvent à juste titre mais sans en voir les écueils, à un vaste mouvement de restauration des principes et des contenus de l'avant-68. De l'autre côté, les tenants de la fameuse « ouverture de l'école sur la vie ». Ils nous invitent à tout centrer sur l'enfant tel qu'il est, à prendre en compte ses intérêts, son « parler jeune », ses « repères télé ». Ils soulignent, dans cette optique, le primat des méthodes pédagogiques sur les contenus, de la réflexion sur le savoir, la nécessité d'introduire dans l'école la culture « vivante », celle de l'audiovisuel et des nouvelles technologies, voire, s'ils sont plus libéraux, l'impératif d'une professionnalisation précoce. Ils accusent les premiers d'être réactionnaires, même s'ils en appellent à l'idéal républicain. A quoi les accusés ont beau jeu de répondre que les soi-disant modernes organisent en fait la régression, que la prétendue « ouverture sur la vie » ne bénéficiera qu'aux plus favorisés, qu'en livrant l'école au « tourisme culturel » et à la société médiatique ils abandonnent la résistance pour la collaboration.

Au-delà des polémiques, tous ceux qui ont connu le lycée d'avant 68 comprendront le fond de l'affaire, sur lequel le Conseil national des programmes n'a cessé d'attirer l'attention : la culture scolaire a perdu de sa légitimité traditionnelle en même temps que disparaissaient les arguments d'autorité. Ce n'est pas, comme on le dit trop souvent, la « massification » de l'enseignement qui est en cause. Après tout, l'école primaire était depuis longtemps, et bien avant 68, une école de masse, puisque obligatoire. Or on y apprenait à lire, à écrire et à compter mieux qu'aujourd'hui, dans des classes aux effectifs considérablement plus nombreux. Mais les contenus transmis par l'enseignant étaient pour ainsi dire sacrés. Il eût été, même au lycée, inconcevable qu'on les discute. Pourquoi enseignait-on telle discipline plutôt que telle autre et pourquoi, dans chaque discipline prise séparément, tels thèmes et non tels autres ? Cela allait de soi, s'imposait aux enfants - et, à vrai dire, aux enseignants eux-mêmes - avec le sceau de l'évidence indiscutable. La moindre question, à cet égard, eût été jugée insolente ou impertinente. Le fait peut paraître sidérant, il est pourtant patent : au cours de son histoire, notre école républicaine s'est posé toutes les questions possibles et imaginables, mais pratiquement jamais celle de la légitimité des contenus transmis aux enfants. La logique académique des disciplines suffisait à y répondre, et l'autorité conférait à cette réponse sinon une légitimité, du moins une force exécutoire incontestable. L'ennui, l'inutilité, l'absence d'intérêt n'entraient pas en ligne de compte. Ils n'étaient que signes de paresse ou de stupidité dans une école qui, au demeurant, valorisait volontiers l'effort en tant que tel.

Pour le meilleur et pour le pire, Mai-68 et, à travers lui, le formidable essor de l'individualisme contemporain ont mis fin aux légitimités traditionnelles et, avec elles, aux arguments d'autorité. C'est à la fin des années 60 qu'émerge au premier plan l'exigence du « multiculturalisme », de la reconnaissance des cultures « régionales » dans tous les sens du terme, du droit à la différence, voire, via la « discrimination positive », de la différence des droits. Notre société sacralise le « je », reconnaît le « tu », mais tend à ignorer le « nous ». Un simple retour en arrière n'est guère possible ni, si l'on y réfléchit, souhaitable. Plutôt que de refuser la liberté, il vaut mieux chercher à la réinvestir dans des voies plus fécondes. Mais, pour y parvenir, il faut donner, tâche immense et de longue haleine s'il en est, sens et autorité à la culture scolaire. Une autorité, bien sûr, qui ne soit plus celle, autoritaire, de la tradition, mais celle de l'intérêt et du sens. Il faudrait qu'au lieu de porter à bout de bras et de force des programmes qui « passent mal » les enseignants soient portés par eux ! Et la facilité, en la matière, est un leurre : elle conduirait non pas à ranimer la culture scolaire, ce qu'il faut faire, mais à la nier au profit de l'autre, dominante, la médiatique, qui ne vise souvent qu'à la consommation.

Si le débat « pour ou contre l'écran » ne cesse de prendre de l'ampleur, c'est sans doute parce qu'il rejoint une préoccupation fondamentale des sociétés d'aujourd'hui. Ne nous voilons pas la face : la culture scolaire est en grand danger. Si elle veut survivre et revivre, il lui faudra, tel est l'enjeu des décennies à venir, chercher enfin, pour la première fois peut-être dans son histoire, à se fonder sur le sens, qui est sa seule légitimité, à l'écart, donc, de ces deux logiques fatales que sont celles des arguments d'autorité et du divertissement consumériste. C'est dans cette optique que la télévision doit constituer non pas un obstacle ou un ennemi, mais une aide et un défi : une aide, car elle peut souvent être l'alliée de la culture écrite, nombre d'émissions pouvant servir d'excellents supports à un enseignement de qualité, y compris centrés sur la culture classique ; un défi, car il nous faut enfin tenter de rendre la culture écrite « concurrentielle », c'est-à-dire plus sensée, plus profonde et plus stimulante que celle de la télévision.

* président du Conseil national des programmes

Que faut-il faire lire aux enfants ?

Lire ou faire lire aux élèves des oeuvres littéraires, voilà sans nul doute un objectif sur lequel chacun s'accordera. Mais que leur conseiller ? L'Education nationale peut-elle prendre le risque, comme le souhaitent certains, de proposer des « programmes d'oeuvres », de recommander un corpus de textes canoniques ? Pour tenter d'apporter, parmi bien d'autres, quelques éléments de réponse à ces interrogations complexes, le Conseil national des programmes posait, en 1996, deux questions à une centaine de personnalités du monde scientifique et littéraire : « Quels sont les livres qui vous ont le plus marqué durant votre enfance ? », « Quels sont ceux que vous recommanderiez aujourd'hui à des 10-12 ans ? » Voici quelques extraits de leurs réponses :

Laure Adler, éditrice

Elle a lu

« Robinson Crusoé », « La mare au diable » de George Sand

Elle conseille

Lire l'intégralité de Dickens ; commencer Victor Hugo ; et aussi beaucoup de bandes dessinées

Guy Carcassonne, politologue

Il a lu

Spirou et Fantasio, Tintin, la série des Bob Morane, « Cyrano de Bergerac », « L'avare »

Il conseille

Les mêmes

Hélène Carrère d'Encausse, historienne

Elle a lu

« Le tour du monde en 80 jours » de Jules Verne, « Le Petit Chose » d'Alphonse Daudet,

« Les misérables » de Victor Hugo

Elle conseille

« Les misérables », « Notre-Dame de Paris » de Victor Hugo, « Le Petit Chose » d'Alphonse Daudet, l'intégralité de Jules Verne, « Les trois mousquetaires » de Dumas,

« Les contes du chat perché », la série des Contes et légendes

Cornélius Castoriadis, philosophe

Il a lu

« Les misérables » de Hugo, « Un capitaine de quinze ans » de Jules Verne, « Le père Goriot » de Balzac

Il conseille

Les mêmes et, en plus, d'autres Jules Verne et Balzac, Dickens (« Olivier Twist », « David Copperfield »), Maxime Gorki (« Chim l'enfant »), Mark Twain (« Huckleberry Finn »), Homère (« L'Iliade », « L'Odyssée »)

Jean-Pierre Changeux

président du Comité d'éthique, neurobiologiste

Il a lu

« Souvenirs entomologiques » de J.-H. Fabre, « Notre-Dame de Paris » de Victor Hugo, « Salammbô » de Gustave Flaubert

Il conseille

J.-H. Fabre, Victor Hugo, Déclaration des droits de l'homme

Jerome Charyn, écrivain

Il a lu

« Pinocchio » de Carlo Collodi, « Bambi » de Félix Salten, « Tintin » d'Hergé

Il conseille

« Kamo » et « L'agence Babel » de Daniel Pennac, « Les vacances du petit Nicolas » de Sempé, Goscinny

André Comte-Sponville, philosophe

Il a lu

« Le club des cinq » d'Enid Blyton, « Vingt ans après » d'Alexandre Dumas, « Notre prison est un royaume » de Gilbert Cesbron

Il conseille

Alexandre Dumas, Jack London. Mais pourquoi pas Stephen King ou Mary Higgins Clark ?

Jean Dausset, prix Nobel de médecine

Il a lu

L'intégralité de Jules Verne, Homère, Bécassine

Il conseille

Jules Verne, Michel Tournier (« Vendredi ou la vie sauvage »), Saint-Exupéry (« Le petit prince »), Kipling (« Le livre de la jungle »), les fables de La Fontaine

Jean-Pierre Faye, philosophe

Il a lu

« Gulliver » de Swift, « L'île mystérieuse » de Jules Verne, Les voyages de Marco Polo

Il conseille

« L'Iliade » d'Homère, « L'enfer » de Dante, « La légende des siècles » de Victor Hugo

René Frydman, professeur de médecine

Il a lu

« Les trois mousquetaires », « Vingt ans après », « Le vicomte de Bragelonne » d'Alexandre Dumas, « Le grand Meaulnes » d'Alain-Fournier, « Vingt mille lieues sous les mers » de Jules Verne

Il conseille

Littérature romanesque et une initiation à la poésie

Pierre-Gilles de Gennes, prix Nobel de physique

Il a lu

« Three Men in a Boat » de Jerome K. Jerome, Mémoires du général Marbot (compagnon de l'Empire), « Maurin des Maures » de J. Aicard

Il conseille

« Miguel Street » de V.S. Naipaul, « Haroun et la mer des histoires » de S. Rushdie, « L'invain-cu » de W. Faulkner, « Salammbô » de Flaubert

Françoise Giroud, journaliste

Elle a lu

« Un bon petit diable », « Madame Bovary », « Le rouge et le noir »

Elle conseille

Jules Verne, Jack London

Gisèle Halimi, avocate

Elle a lu

« Poil de carotte » de Jules Renard, « Sans famille » d'Hector Malot, les livres de la comtesse de Ségur (presque tous)

Elle conseille

Saint-Exupéry (« Le petit prince »), George Sand (« La mare au diable »), Jules Verne (« De la Terre à la Lune »), Jules Renard (« Poil de carotte »), Alphonse Daudet (« Tartarin de Tarascon »)

Jacques Julliard, éditorialiste

Il a lu

« Télémaque » de Fénelon, « Les trois mousquetaires » d'Alexandre Dumas, « L'île mystérieuse » de Jules Verne

Blandine Kriegel, philosophe

Elle a lu

« Han d'Islande » de Victor Hugo, « Le capitaine Fracasse » de Théophile Gautier,

« L'ami Fritz » d'Erckmann-Chatrian

Elle conseille

Les mêmes et Victor Hugo (« Les misérables »), Jules Verne, Alexandre Dumas, la comtesse de Ségur, toute la collection des Contes et légendes, Charles Perrault, Andersen

Jean d'Ormesson, écrivain

Il a lu

« Arsène Lupin » de Maurice Leblanc, « L'île au trésor » de Stevenson, « Le comte de Monte-Cristo »

Il conseille

Dumas, Stevenson, Kipling, Stendhal, « Le Cid », « Poly-eucte », « Andromaque », « Athalie », Labiche, Courteline, « Knock », Hugo, Péguy, « L'Iliade », « L'Odyssée », « L'Enéide », la Bible, les Contes de Perrault, La Fontaine

Des pistes pour changer l'école

Les journées ordinaires d'un professeur ordinaire dans un collège ordinaire... Dans son livre « Prof » (1), Sylvain Bonnet entend témoigner de ce que tous les profs se racontent entre eux, un peu partout en France, et pas seulement dans les banlieues défavorisées, mais qui n'apparaît dans aucun discours officiel. Loin des grandes controverses sur la réforme du système scolaire, ce professeur de collège, agrégé de lettres classiques, a choisi non seulement de décrire son expérience quotidienne à Caen, mais également de proposer ses solutions, alors que, « selon les statistiques, un élève sur quatre, à l'entrée en sixième, se trouve en situation d'échec ».

Avec un humour qui permet de ne pas sombrer dans le catastrophisme, Sylvain Bonnet raconte ses élèves et leurs maux. Avec lucidité, ce prof montre comment l'Education nationale, mais également toute la société, est responsable de la dérive du système scolaire. Personne n'est épargné : l'école est, pour lui, « une mère abusive » qui tente coûte que coûte d'emmener tous ses enfants au lycée et « qui manque d'imagination ». Les parents sont des courants d'air, qui ne prennent plus le temps de raconter à leur progéniture des histoires - une étape pourtant décisive pour l'apprentissage de la lecture...

Mais, au-delà de son simple témoignage décapant et authentique, Sylvain Bonnet veut avant tout donner des pistes pour changer l'école. Les remèdes qu'il présente ne sont pas révolutionnaires : la revalorisation de la réussite, la réhabilitation des sanctions, la diversification des orientations... Pourtant, leur mise en oeuvre n'est toujours pas à l'ordre du jour. Plus innovatrice, l'idée d'un collège à la carte, où chaque enfant pourrait trouver son bonheur, est séduisante, mais semble peu réaliste, vue la lourdeur du « mammouth », l'Education.

Oh ! bien sûr, les enseignants n'y apprendront rien de nouveau - sauf peut-être que leur expérience n'est pas isolée. Mais ce livre a le mérite d'ouvrir les portes d'un collège sans histoire à des parents qui ont encore souvent tendance à penser que leurs enfants vivent l'école qu'ils ont eux-mêmes vécue. Valérie Guien

1. Robert Laffont, 188 pages, 109 F.

© le point 27/09/97 - N°1306 - Page 94 - 5196 mots

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