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40 % des enfants ne savent pas lire Inacceptable 35 % des élèves entrant en sixième ne comprennent pas réellement ce qu'ils lisent et 9 % ne savent pas déchiffrer. Un bilan effarant. Si bien qu'apprendre à lire, à écrire et à compter reste, pour la France, une ambition tant culturelle que civique. Comment réagir ? Luc Ferry, Valérie Guien
A l'heure
où l'on parle - à juste titre au demeurant - de « brancher
» enfin la France sur les nouvelles technologies, d'ouvrir à
tous la porte encore étroite du multimédia, le projet paraîtra
singulièrement rétrograde : se pourrait-il vraiment que l'ambition
première de notre école républicaine - permettre à
tous les petits Français de « lire, écrire et compter
» - soit encore, et peut-être même plus que jamais, à
l'ordre du jour ? Se pourrait-il qu'à l'ère de la «
vidéosphère » et de l'ordinateur, après tant
d'efforts, de compétences et de moyens investis durant plus d'un
siècle pour « engraisser le mammouth », une exigence
aussi modeste soit encore de saison ? Si dur que cela puisse paraître,
la réponse est « oui » ! Et le problème, n'ayons
pas peur des mots, est même si grave qu'il aura, si l'on n'y apporte
pas d'urgence des solutions énergiques, des répercussions
catastrophiques sur le niveau intellectuel et moral des nations européennes
où il se pose, un peu partout, dans les mêmes termes. Car
la maîtrise convenable de l'écrit n'est pas seulement affaire
de culture, mais aussi de civisme : quel sens aurait l'idéal de
la citoyenneté démocratique dans un pays où l'illettrisme
frapperait plus d'une moitié de la population ? Nous n'en sommes
pas encore là, sans doute. Mais si rien n'est fait, nous y parviendrons
très certainement dès les débuts du troisième
millénaire - triste record dont les célébrations de
l'an 2000 omettront sans doute de nous entretenir !
Il suffit, pour s'en convaincre,
de rappeler les faits. Les termes utilisés par le ministère
de l'Education lui-même, dans un rapport officiel, pour décrire
la situation dramatique dans laquelle nous nous trouvons sont assez parlants
: alors que la culture scolaire reste, par nature, fondée sur l'écrit,
près de 35 % des élèves rentrant en sixième
échouent à « retrouver l'enchaînement logique
d'un texte, maîtriser les règles principales du code écrit,
utiliser les ressources du contexte » ! En clair, même s'ils
savent déchiffrer, souvent en ânonnant syllabe par syllabe,
ils n'ont pas l'aisance nécessaire pour comprendre réellement
ce qu'ils lisent. Ils sont donc de facto « exclus de la lecture »,
puisqu'il est hors de question pour eux d'ouvrir un livre par plaisir ou
même pour s'informer. Mais il y a plus encore : 9 % des nouveaux
collégiens, qui s'ajoutent à ces 35 %, ne peuvent même
pas « tirer des informations ponctuelles d'un écrit »,
ni saisir « de qui ou de quoi on parle », parce que, tout simplement,
ils ne savent pas déchiffrer ! D'autres statistiques, provenant
de sources extérieures à l'Education nationale - notamment
du ministère des Affaires sociales et de l'Armée - viennent
malheureusement confirmer ce diagnostic : un conscrit sur dix ne sait toujours
pas lire, et 30 % des 18/25 ans ne peuvent pas comprendre le sens d'un
article de journal portant sur un sujet simple. Ce qui prouve que la «
remédiation » n'a pas vraiment eu lieu et que, une fois manqués
les apprentissages initiaux, notre système éducatif a toutes
les peines du monde à organiser le rattrapage.
Méfions-nous pourtant
des jugements hâtifs et des solutions à l'emporte-pièce.
Ici comme ailleurs, les « ya-qu'à-faut-qu'on » ne font
qu'égarer. Si le phénomène était facile à
comprendre, s'il avait une cause unique (la télévision, bien
sûr, ou l'immigration !), si les solutions étaient aisées
à mettre en oeuvre, nul doute qu'on s'y serait attelé depuis
belle lurette : quoi qu'on en dise, ce ne sont ni les compétences
ni les bonnes volontés qui manquent dans notre système scolaire.
Elles sont même remarquables. Mais, comme le déclarait récemment
l'un de nos meilleurs spécialistes, Claude Capelier, invité
à plancher sur ce thème devant l'Observatoire national de
la lecture, le phénomène de l'illettrisme est aujourd'hui
difficile à interpréter. « Il y a moins d'élèves
dans chaque classe, on connaît mieux la psychologie de l'enfant ou
de l'adolescent, les méthodes se sont affinées, la réflexion
sur les disciplines s'approfondit... et pourtant, les performances ne sont
pas meilleures ! A certains égards, elles sont même moins
bonnes, si l'on en croit la comparaison établie par la Direction
de l'évaluation et de la prospective entre les élèves
des années 20 et les collégiens de 1995 passant les mêmes
épreuves du certificat d'études ! » Selon un inquiétant
paradoxe, en effet, d'incontestables progrès ont été
accomplis depuis le début du siècle, et même depuis
les années 50... qui ne sont pourtant pas suivis des effets escomptés
! Et c'est bien là, en effet, que le bât blesse. Car la comparaison,
ô combien significative, évoquée par Claude Capelier
fut trop souvent (volontairement ?) dissimulée ou minimisée.
La presse s'en fit fort peu l'écho (à quelques exceptions
près, voir Le Point no 1224), de sorte qu'elle passa pour ainsi
dire inaperçue du grand public comme des décideurs politiques.
Il faut ici en rappeler les termes avec la rigueur mais aussi la netteté
qui s'imposent si l'on veut enfin prendre la mesure réelle du problème,
le comprendre en profondeur pour avoir quelques chances d'esquisser des
solutions réelles.
Une question enfin tranchée
: des années 20 aux années 90, le niveau baisse incontestablement
en matière d'écriture et de lecture.
Depuis plusieurs décennies,
la fameuse question du « niveau qui monte ou qui descend »
n'a cessé de diviser les observateurs de notre système éducatif.
Elle n'avait jusqu'à présent trouvé aucune réponse
réellement convaincante. Or c'est bien à cette question que
la Direction de l'évaluation et de la prospective (DEP) a voulu
répondre de manière enfin scientifique, en entreprenant une
comparaison des connaissances en français et en calcul des élèves
des années 20 avec celles des élèves d'aujourd'hui.
L'occasion, presque miraculeuse, lui en a été donnée
par la providentielle découverte, dans la Somme, de 9 000 copies
du certificat d'études des années 1923, 1924 et 1925. La
DEP a donc fait passer, en 1995, à 3 000 élèves les
mêmes épreuves que celles des années 1920 en français
(rédaction, dictée et questions) et en calcul. Elle s'est
bien sûr, c'est essentiel, entourée de toutes les précautions
méthodologiques : on a écarté les sujets ne correspondant
plus aux programmes ou à l'esprit de notre époque ; on a
pris en compte le fait qu'en l920 on ne présentait au certificat
d'études que les meilleurs élèves, en distinguant
dans les résultats la meilleure moitié des élèves
de 1995 ; on a tenu compte de l'âge des enfants ; on les a familiarisés,
sinon préparés, aux épreuves du certificat d'études.
Quel que soit le caractère
pour le moins nuancé, voire alambiqué, de la présentation
des résultats (c'est humain : aucun ministère n'a intérêt
à publier de « mauvais chiffres » !), il est pour le
moins difficile d'atténuer la brutalité de certains constats.
En dictée, les élèves d'aujourd'hui commettent en
moyenne 2,5 fois plus de fautes que ceux des années 20 : «
Une copie sur deux contient moins de 3 fautes dans les années 20,
pas moins de 7 ou 8 fautes aujourd'hui. » En calcul, près
de 70 % des élèves de 1920 proposent « une démarche
correcte et complète pour résoudre les problèmes »,
contre seulement un tiers des élèves de la meilleure moitié
de 1995. La rédaction paraît seule échapper à
cette contre-performance, selon la conclusion prudente de la DEP : «
Les élèves de 1995 ont tendance à mieux réussir
que ceux des années 20 si l'on compare les résultats sur
l'ensemble de la génération. » Un soupçon, cependant
: les résultats présentés comme positifs ne peuvent-ils
donc être obtenus que dans un domaine non mesurable et par un artifice
de présentation qui nous offre une reconstitution « virtuelle
» de la génération de 1920 ? Même en tenant compte
de l'évolution des programmes et des contenus d'enseignement ainsi
que de l'allongement des études qui a sans doute déplacé
le niveau d'exigence des acquisitions pour des élèves de
12-13 ans, on est bien obligé de constater, selon l'expression même
de la DEP, une « baisse marquée » en connaissance de
la langue et en calcul. Ces résultats sont d'autant plus inquiétants
qu'ils touchent les « fondamentaux » et qu'ils manifestent
une notable aggravation de l'écart entre les meilleurs élèves
de 1995 et ceux que l'on qualifie aujourd'hui de « moyens-faibles
». Au reste, il est encore une réalité que ne traduisent
pas les chiffres, mais qui a pourtant son poids : lorsqu'on regarde physiquement
les copies, la différence saute aux yeux. Celles des années
20, même les plus mauvaises, sont calligraphiées et présentées
avec soin, celles d'aujourd'hui ressemblent souvent à des torchons.
C'est toute une forme de respect pour la chose écrite, mais aussi,
sans doute, pour le maître, et plus généralement la
vie scolaire, qui s'est probablement effondrée. Et ce n'est pas
ici, malgré l'apparence, un jugement de valeur, mais un constat
dont il faudra aussi tenir compte dans la compréhension du phénomène.
Une chose est sûre,
en tout cas : le discours habituel selon lequel le collège serait
le « point noir » du système, le lieu où faire
porter l'effort en priorité, risque d'induire en erreur. De facto,
presque tout est déjà trop tard au collège, en termes
d'égalisation des conditions et de rattrapage de l'échec
scolaire. Si les difficultés y deviennent manifestes, c'est en vérité
parce que l'école n'a pas fonctionné comme elle l'aurait
dû et pu (les chiffres cités plus haut l'indiquent assez)
et qu'il est déjà trop tard pour mettre en place des procédures
réellement efficaces de réintégration (l'échec
des tentatives, sans cesse réitérées, de la «
pédagogie de soutien » est à cet égard patent).
Il faut donc, là encore, avoir le courage d'en tirer les conséquences.
Les échecs du primaire
Pour quatre raisons fondamentales,
l'école primaire est aujourd'hui le noeud du problème scolaire
:
En premier lieu, le simple bon sens, mais aussi la psychologie et la biologie
contemporaines confirment que la petite enfance est le lieu de certains
apprentissages qui offrent la caractéristique d'être tout
à la fois des apprentissages « pour la vie tout entière
» et, en même temps, des apprentissages fort difficiles à
réussir à un âge ultérieur : cela vaut tout
particulièrement pour les langues, y compris la langue maternelle,
mais aussi pour les arts, les sports et certains comportements (savoir
écouter les autres, s'exprimer sur le mode de l'argumentation, c'est-à-dire,
si l'on y réfléchit, d'une manière sociable, puisque
argumenter, c'est chercher en soi des raisons ou des motifs qui vaillent
aussi pour les autres). Il est donc impératif de mieux distinguer
ce que les petits enfants doivent absolument maîtriser d'abord (langues,
arts, sports, calculs élémentaires, sociabilité, notamment)
et ce qu'ils pourront faire tout aussi bien ou mieux plus tard (les disciplines
universitaires), sachant que la scolarité est obligatoire jusqu'à
16 ans et que plus de 90 % d'une classe d'âge poursuit ses études
au-delà. De ce point de vue, les programmes sont beaucoup trop lourds
beaucoup trop tôt, et leur progression n'est pas assez bien pensée
;
C'est ensuite au cours préparatoire que se noue cet échec
scolaire dont l'expérience suffit à nous apprendre l'extraordinaire
« viscosité », au sens physique du terme. En vérité,
les problèmes d'hétérogénéité
des élèves que l'on évoque sans cesse comme la croix
du collège (unique, pour tous, etc.) sont à l'évidence
déjà présents dès le CP, voire dès la
maternelle. C'est là qu'il faut les traiter d'urgence et faire porter
tous les efforts disponibles, selon l'adage « Mieux vaut prévenir
que guérir » (surtout si l'on ne sait pas guérir, même
en y mettant, mais trop tard, les moyens) ;
En troisième lieu, c'est à ce stade de leur parcours que
les enfants sont le plus réceptifs. Peu de problèmes de discipline
au CP ! Pas encore d'élèves dégoûtés
de tout ce qui touche à la vie scolaire, comme on en voit tant,
hélas, au collège ! Les petits « jouent le jeu »,
ils font confiance au maître ou à la maîtresse, ils
prennent réellement au sérieux les demandes qu'on leur adresse
: c'est à ce stade qu'il est vital de ne pas les décevoir,
d'être aussi sérieux et attentif qu'ils le sont eux-mêmes.
Tout est encore possible. Que 2 ou 3 % des enfants ne parviennent pas à
lire, à écrire ou à compter est malheureusement une
réalité qui s'explique en raison de pathologies qui relèvent
de traitements particuliers. Que 15 à 25 % d'entre eux échouent
à maîtriser ces fondamentaux est inacceptable. S'en accommoder
à ce stade, c'est se condamner à admettre pour l'immense
majorité d'entre eux l'échec, au moins scolaire, pour toute
la suite de leur vie ;
Enfin, l'école primaire est le lieu de notre système scolaire
où des réformes fondamentales de programmes sont réellement
possibles en raison de l'unicité du maître, alors qu'elles
se heurtent au collège et au lycée à une difficulté
redoutable : celle qui tient aux « structures ». Pour donner
un exemple : si l'on voulait supprimer en classe de sixième une
heure d'enseignement dans une discipline pour la reporter vers une autre,
cela reviendrait à supprimer 1 500 emplois d'enseignants dans cette
discipline (et ce chiffre est à peu de chose près cumulatif
pour les années qui suivent). La marge laissée à l'imagination
et à l'invention d'éventuels concepteurs de programmes est
donc fort limitée ! Or ce problème ne se pose pas à
l'école, où l'on pourrait donc réellement réfléchir
à l'identification des vrais fondamentaux.
Que proposer dans ces conditions
? Il y a, je crois, deux méthodes possibles. Ou bien on fait appel
aux spécialistes des sciences de l'éducation, aux grands
théoriciens de l'apprentissage de la lecture. Mais l'expérience
prouve que leurs désaccords sont si vifs et si profonds que leurs
querelles homériques rappellent parfois, toute révérence
gardée, celles des théologiens du Moyen Age. Une seconde
voie (qui a sans doute l'inconvénient du bon sens !) consisterait,
tout bien pesé et rapports savants soigneusement examinés,
à demander à des maîtres ou maîtresses de CP
confirmés (ils sont nombreux à être expérimentés,
fiables et reconnus comme tels par leurs pairs !) ce qu'ils en pensent,
d'où viennent, à leurs yeux, les difficultés qu'ils
rencontrent et qui conduisent à l'échec un nombre trop élevé
d'enfants. On pourrait, à partir de leur expérience, établir
ainsi un véritable « listing » des difficultés
concrètes rencontrées par tous les enseignants, quelles que
soient les méthodes choisies. Et c'est là, peut-être,
l'essentiel, même si ce n'est sans doute pas le seul aspect du problème
: il y a aujourd'hui 300 manuels de lecture et plusieurs dizaines de méthodes
plus ou moins différentes. Comme l'apprentissage est étalé
sur trois ans (grande maternelle, CP, cours élémentaire 1),
et que, parfois, les enseignants sont débutants (ce qui devrait
à tout prix être évité à ce niveau crucial
!), les élèves ont de grands risques de passer par des procédures
différentes, voire contradictoires : de quoi y perdre totalement
leurs repères. Il est urgent de rompre avec les querelles sur l'apprentissage
de la langue et de fixer des orientations claires sur ce qu'il convient
de privilégier, quelles que soient les méthodes, en concentrant
l'essentiel des efforts sur quelques paramètres décisifs.
Il s'agit avant toute chose de rendre explicite une hiérarchie d'objectifs
qui, faute d'être clairement affichés, sont aujourd'hui submergés
par un flot d'intentions pédagogiques secondaires. Ce qui semble
être une des causes principales, trop peu combattue, des échecs
les plus massifs, c'est un manque de continuité, de cohérence,
de lisibilité dans la hiérarchie des exigences ou des attentes
qui devraient structurer le travail des élèves, de classe
en classe, d'une école à l'autre.
A cela s'ajoute encore le
poids exorbitant des exercices abstraits dans notre enseignement. A cet
égard, il faudrait revoir de fond en comble le statut de la grammaire
« théorique » (et souvent si jargonneuse que les parents
eux-mêmes n'y comprennent plus rien) dans l'apprentissage du français.
Il serait en revanche capital de constituer, enfin, pour aider les maîtres,
un véritable corpus (et non pas une de ces listes fourre-tout et
dénuées de sens) des oeuvres littéraires qui passionnent
réellement les enfants : la lecture ne doit pas seulement être
un exercice, mais aussi, on l'oublie trop souvent dans le cadre scolaire,
un plaisir ! Cela dit, il va de soi qu'au-delà de ces aspects «
techniques », qui sont loin d'être négligeables, c'est
tout le rapport à la culture scolaire qui est en jeu dans le problème
de l'illettrisme. Et, de ce point de vue encore, la crise que nous traversons
est sans précédent.
La crise de la culture
scolaire
Commençons par un
constat trop souvent négligé : la culture dispensée
à l'école possède une spécificité irremplaçable.
Elle ne se confond pas avec la culture de tous les jours, ni avec celle
des parents (du moins pas nécessairement), ni avec celle de la télévision,
pas davantage avec celle de telle ou telle communauté. Il suffit
pour s'en convaincre de songer à ce simple fait : qui d'entre nous
relit, parvenu à l'âge adulte et sorti du cadre scolaire s'entend,
Mme de Sévigné ou Fénelon, Chénier ou Lamartine
? Qui d'entre nous se replonge par plaisir dans un de ses vieux manuels
de maths ou de chimie ? Il est des contenus culturels que l'école
seule a la charge de transmettre, et qui, même si nous n'avons plus
la même familiarité avec eux, demeureront des références
essentielles pour en acquérir de nouveaux et mieux les comprendre.
On peut discuter de ces contenus, vouloir les changer contre d'autres,
plus utiles ou plus légitimes, mais on ne peut sérieusement
souhaiter les abolir au profit d'une simple reddition aux cultures quotidiennes
et aux communautarismes. Or les savoirs scolaires sont en crise, au moins
depuis les années 60, et de cette crise naît une polémique
récurrente, dont les positions les plus tranchées continuent
d'obscurcir le débat.
D'un côté, les
partisans d'un retour aux classiques, sous toutes leurs formes : contre
ces aberrations que furent, à leurs yeux, l'introduction intempestive
dans les classes des maths modernes et de l'histoire non chronologique,
les méthodes globales, la prolifération des grammaires structuralistes,
la perte des références aux grands auteurs, le refus de toute
mémorisation automatique, etc., ils en appellent, souvent à
juste titre mais sans en voir les écueils, à un vaste mouvement
de restauration des principes et des contenus de l'avant-68. De l'autre
côté, les tenants de la fameuse « ouverture de l'école
sur la vie ». Ils nous invitent à tout centrer sur l'enfant
tel qu'il est, à prendre en compte ses intérêts, son
« parler jeune », ses « repères télé
». Ils soulignent, dans cette optique, le primat des méthodes
pédagogiques sur les contenus, de la réflexion sur le savoir,
la nécessité d'introduire dans l'école la culture
« vivante », celle de l'audiovisuel et des nouvelles technologies,
voire, s'ils sont plus libéraux, l'impératif d'une professionnalisation
précoce. Ils accusent les premiers d'être réactionnaires,
même s'ils en appellent à l'idéal républicain.
A quoi les accusés ont beau jeu de répondre que les soi-disant
modernes organisent en fait la régression, que la prétendue
« ouverture sur la vie » ne bénéficiera qu'aux
plus favorisés, qu'en livrant l'école au « tourisme
culturel » et à la société médiatique
ils abandonnent la résistance pour la collaboration.
Au-delà des polémiques,
tous ceux qui ont connu le lycée d'avant 68 comprendront le fond
de l'affaire, sur lequel le Conseil national des programmes n'a cessé
d'attirer l'attention : la culture scolaire a perdu de sa légitimité
traditionnelle en même temps que disparaissaient les arguments d'autorité.
Ce n'est pas, comme on le dit trop souvent, la « massification »
de l'enseignement qui est en cause. Après tout, l'école primaire
était depuis longtemps, et bien avant 68, une école de masse,
puisque obligatoire. Or on y apprenait à lire, à écrire
et à compter mieux qu'aujourd'hui, dans des classes aux effectifs
considérablement plus nombreux. Mais les contenus transmis par l'enseignant
étaient pour ainsi dire sacrés. Il eût été,
même au lycée, inconcevable qu'on les discute. Pourquoi enseignait-on
telle discipline plutôt que telle autre et pourquoi, dans chaque
discipline prise séparément, tels thèmes et non tels
autres ? Cela allait de soi, s'imposait aux enfants - et, à vrai
dire, aux enseignants eux-mêmes - avec le sceau de l'évidence
indiscutable. La moindre question, à cet égard, eût
été jugée insolente ou impertinente. Le fait peut
paraître sidérant, il est pourtant patent : au cours de son
histoire, notre école républicaine s'est posé toutes
les questions possibles et imaginables, mais pratiquement jamais celle
de la légitimité des contenus transmis aux enfants. La logique
académique des disciplines suffisait à y répondre,
et l'autorité conférait à cette réponse sinon
une légitimité, du moins une force exécutoire incontestable.
L'ennui, l'inutilité, l'absence d'intérêt n'entraient
pas en ligne de compte. Ils n'étaient que signes de paresse ou de
stupidité dans une école qui, au demeurant, valorisait volontiers
l'effort en tant que tel.
Pour le meilleur et pour
le pire, Mai-68 et, à travers lui, le formidable essor de l'individualisme
contemporain ont mis fin aux légitimités traditionnelles
et, avec elles, aux arguments d'autorité. C'est à la fin
des années 60 qu'émerge au premier plan l'exigence du «
multiculturalisme », de la reconnaissance des cultures « régionales
» dans tous les sens du terme, du droit à la différence,
voire, via la « discrimination positive », de la différence
des droits. Notre société sacralise le « je »,
reconnaît le « tu », mais tend à ignorer le «
nous ». Un simple retour en arrière n'est guère possible
ni, si l'on y réfléchit, souhaitable. Plutôt que de
refuser la liberté, il vaut mieux chercher à la réinvestir
dans des voies plus fécondes. Mais, pour y parvenir, il faut donner,
tâche immense et de longue haleine s'il en est, sens et autorité
à la culture scolaire. Une autorité, bien sûr, qui
ne soit plus celle, autoritaire, de la tradition, mais celle de l'intérêt
et du sens. Il faudrait qu'au lieu de porter à bout de bras et de
force des programmes qui « passent mal » les enseignants soient
portés par eux ! Et la facilité, en la matière, est
un leurre : elle conduirait non pas à ranimer la culture scolaire,
ce qu'il faut faire, mais à la nier au profit de l'autre, dominante,
la médiatique, qui ne vise souvent qu'à la consommation.
Si le débat «
pour ou contre l'écran » ne cesse de prendre de l'ampleur,
c'est sans doute parce qu'il rejoint une préoccupation fondamentale
des sociétés d'aujourd'hui. Ne nous voilons pas la face :
la culture scolaire est en grand danger. Si elle veut survivre et revivre,
il lui faudra, tel est l'enjeu des décennies à venir, chercher
enfin, pour la première fois peut-être dans son histoire,
à se fonder sur le sens, qui est sa seule légitimité,
à l'écart, donc, de ces deux logiques fatales que sont celles
des arguments d'autorité et du divertissement consumériste.
C'est dans cette optique que la télévision doit constituer
non pas un obstacle ou un ennemi, mais une aide et un défi : une
aide, car elle peut souvent être l'alliée de la culture écrite,
nombre d'émissions pouvant servir d'excellents supports à
un enseignement de qualité, y compris centrés sur la culture
classique ; un défi, car il nous faut enfin tenter de rendre la
culture écrite « concurrentielle », c'est-à-dire
plus sensée, plus profonde et plus stimulante que celle de la télévision.
* président du Conseil
national des programmes
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