L'école doit redéfinir sa spécificité et ses fins dans une société où l'acquisition du savoir passe par bien d'autres relais.

Le temps d'apprendre

Par HÉLÈNE MERLIN
Hélène Merlin est professeur de littérature française (Paris-III).

Le lundi 20 mars 2000

La réforme ne sélection-nera ni les plus réfléchis, ni les plus travailleurs, mais ceux qui sauront se glisser dans toutes sortes de discours. Le débat engagé autour de la réforme des programmes de français de l'enseignement secondaire tourne autour d'un point aveugle: la définition de la littérature ne fait plus aujourd'hui en France l'objet d'un consensus, ce qu'on ne peut déplorer. Au-delà, la réforme touche en fait à la définition de l'exercice de la parole en démocratie, car «la maîtrise progressive de l'expression est un élément essentiel dans l'accès à la citoyenneté» (B.O. n° 6, 12 août 1999). Aussi invite-t-elle les enseignants à «construire des situations d'échanges verbales propices [...] à la construction du sujet en tant que locuteur efficace» (cahier des charges de la Dafpen, 12 janvier/00). Serait-ce la définition du citoyen?

Les vieilles querelles ne sont pas toujours périmées: la parole humaine procède-t-elle exclusivement d'une intentionnalité œuvrant dans un dispositif de forces et d'intérêts? Est-elle la guerre continuée par d'autres moyens? Ou bien le lieu d'une humanisation qui passe avant tout par l'écoute attentive, la passivité apparente de la réception et peut-être même un certain renoncement à la maîtrise?

La réforme induit à trancher. Les élèves s'exerceront à des genres variés: fiction, éloge et blâme, discours polémique, reportage écrit ou filmé, caricature, et, pourquoi pas, invective célinienne ou hymne religieux. Car toutes les productions langagières, littéraires ou non, sont envisagées sous l'angle, rhétorique et technique, de leur efficacité propre.

Or, le problème actuel des enseignants, c'est qu'ils se trouvent face à des élèves qui ne supportent pas de rester assis sans bouger, qui se servent de la parole comme d'une arme et qui la reçoivent de même, raison pour laquelle ils refusent de se soumettre à un ordre, à une consigne, de suivre patiemment le sens d'un énoncé, de se concentrer sur un protocole d'apprentissage laborieux, d'accepter les règles d'une discipline. Ils ont du reste, en dehors de l'école, accès à une somme d'informations qui peut parfois, sur tel ou tel sujet marginal, dépasser le savoir de leurs enseignants. L'école doit aujourd'hui relever un défi: elle doit redéfinir sa spécificité et ses fins dans une société où l'acquisition du savoir passe largement par les médias, nouveaux et anciens, où loisir et culture sont mal dissociés, où la rapidité et la puissance des programmes informatiques donne une illusion symétrique de facilité et de puissance à des enfants souvent plus habiles à les «manipuler» que leurs parents. Ce fait nouveau exige, plus que jamais, de réfléchir à la différence entre information et compréhension, acquisition et transmission, entre la solitude ou le groupement aléatoire autour d'un écran télévisé ou informatique et l'institution patiente d'une classe grâce à la présence - visage, parole - d'un enseignant de chair et d'os, plus humain parce que plus faillible, et, parce que plus faillible, seul capable d'acquérir une expérience pédagogique, de s'interrompre lors d'un cours pour écouter une question et revenir en arrière en empruntant un autre trajet, d'accompagner des progrès en les encourageant, bref, seul capable de prudence et d'attention, et seul capable également de déterminer le moment où il faut trancher avec une autorité qui est celle de la culture, produit de la succession des générations.

La réforme risque au contraire d'apporter un message insidieux selon lequel la culture n'est qu'un capital acquis selon des lignes de force et d'intérêts douteuses. Elle ne sélectionnera ni les plus réfléchis (souvent les plus silencieux), ni les plus travailleurs, mais ceux qui sauront se glisser dans toutes sortes de discours. Inutile de souligner qu'une telle souplesse sera plus facile à acquérir à ceux que leur milieu culturel aura déjà assouplis. Loin de réduire les inégalités, l'école les enregistrera et les amplifiera. Les meilleurs brilleront par leur adresse à affûter les armes du langage, ils rivaliseront avec leurs enseignants qu'ils n'hésiteront ni à défier ni à reprendre, et dans la cour d'école, ils ne seront pas forcément les moins désarmés pour affronter les plus violents, car il existe une étroite proximité entre la parole efficace et la parole manipulatrice, celle-ci et l'injure, et finalement, l'injure et le coup: dans l'histoire, derrière le théâtre agonistique de la parole persuasive, se sont bien souvent joués la guerre, la terreur, les massacres.

Mais ne nous leurrons pas: si la question de l'école est devenue brûlante, c'est qu'elle nous renvoie cruellement à nos impuissances. Nous admirons les habiles et les forts, les stars, la jeunesse brillante, la santé, l'audace et l'insolence; les exploits sportifs; les films, les livres, les jeux électroniques qui exaltent l'énergie et la ruse. Nous sommes fiers de notre enfant quand il revient avec une médaille au bout de quatre séances consacrées à un sport quelconque, un prix à un concours d'orthographe pour avoir réussi à ne faire que trois ou quatre fautes dans sa dictée; nous applaudissons quand il chante à tue-tête avec une voix de fausset dans la chorale de l'école, quand il vend un journal qu'il a composé lui-même, quand il est sélectionné pour aller s'entretenir avec les députés à l'Assemblée nationale, quand, au hasard d'un reportage sur une classe, un atelier de peinture, il passe avec un visage radieux à la télé; quand il est délégué de classe parce que cela le fait paraître. Nous sortons les griffes si nous soupçonnons l'un de ses professeurs de le brimer (et nous avons le soupçon facile). Nous cédons à ses prières insistantes quand il nous demande de lui acheter des baskets à un prix ahurissant. Cet empressement collectif à ne pas surseoir aux désirs des enfants fait d'eux les cibles préférées de la publicité qui les a pris en otage avec notre bénédiction. Quant aux enfants dont les parents n'en ont pas les moyens, qui ne sont pas désignés comme les plus éloquents, les plus médiatiques, qu'on ne sélectionne jamais pour paraître et qui voient ainsi passer entre eux et les autres, dans toute la violence de l'arbitraire, la lumière du projecteur qui les renvoie à l'obscurité des coulisses, il ne leur reste bien souvent qu'à acquérir par la violence ce qu'ils désirent tout de suite avec une force non moins impérieuse que les autres.

L'école pourrait être au contraire un espace symbolique préservé et donc fermé à ces pressions d'une brutalité inédite, à ce monde extérieur aujourd'hui envahi par le modèle à la fois tribal et individualiste, ô combien inégalitaire, de la consommation. Elle pourrait instaurer un temps suspendu, le temps qu'il faut pour apprendre sans brûler les étapes. A nous de savoir si nous le voulons

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