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Le désarroi des enseignants face aux évolutions de leur métier

Une journée de grève, avec manifestation nationale à Paris, devait avoir lieu, vendredi 24 mars, à l'appel des grandes fédérations de l'éducation nationale. Méthodes de Claude Allègre, publics hétérogènes, manque de moyens : des professeurs reviennent sur les motifs de leur malaise
 
Mis à jour le vendredi 24 mars 2000

MONIQUE GUICHENEY

Quarante-neuf ans, institutrice depuis dix ans à l'école de Toulenne (Gironde). Elle s'occupe d'une classe de CE  1 (22 élèves). Elle est syndiquée au SNUipp et a manifesté jeudi 16 mars.

Notre première difficulté concerne l'hétérogénéité de la population scolaire, avec de plus en plus d'enfants en difficulté sociale, familiale et scolaire. L'école n'est plus adaptée à eux. Il nous faudrait des enseignants supplémentaires pour apporter un soutien à ces élèves car cela devient ingérable. Je m'attache à m'occuper beaucoup d'eux, car c'est un âge où il ne faut pas les abandonner, mais cela demande beaucoup d'énergie et je prends du retard sur le programme scolaire. J'ai peur qu'à l'avenir il y ait beaucoup de dégâts.

Nous sommes dans un réseau d'aide aux enfants en difficulté. Nous avons donc un psychologue scolaire, un rééducateur et une maîtresse d'adaptation à notre disposition. Mais le secteur est tellement vaste que, depuis trois ans, nous ne voyons quasiment plus la maîtresse d'adaptation alors que son travail est très important pour les enfants à problèmes. On en arrive à les orienter vers des psychiatres privés, dont les visites sont prises sur le temps scolaire. Nous avons par ailleurs une classe de perfectionnement de quinze places pour tout le Langonnais, ce qui est insuffisant. Il existe un médecin scolaire pour 7 000 enfants et nous n'avons pas d'assistante sociale. Parallèlement, on nous demande d'être performants, de faire des évaluations et de la pédagogie. C'est impossible à gérer. J'ai impression que l'éducation nationale ne peut plus remplir sa mission, que les chances de réussite ne sont pas les mêmes pour tous. Je ne demande pas la démission de Claude Allègre, même s'il ne nous a pas fait de cadeau. Je voudrais simplement que les hommes politiques nous entendent car l'école va mal.

 

CAMILLE

Cinquante-neuf ans, professeur d'histoire-géographie au lycée Clemenceau, à Montpellier.

Les réformes de Claude Allègre ne nous satisfont pas parce qu'elles ne vont pas au fond des choses. Il ne sait pas ce que c'est que d'avoir en face de soi des adolescents dans les classes, nous oui. Ce sont des jeunes de plus en plus difficiles et, parfois, nous ne comprenons pas leurs réactions. L'an dernier, j'étais malade, déprimée, j'ai fait un arrêt cardiaque. J'avais une classe de première S qui n'était pas intéressée par ma matière et qui m'a rendue folle. Il y a vingt ans, on faisait cours pour des classes qui n'avaient rien à dire et qui écoutaient. Aujourd'hui, chacun veut être écouté. On n'a pas été formé pour ces jeunes, qui nous déstabilisent. Quand on vous dit : « Votre cours c'est de la merde ! », qu'est-ce que vous répondez ? Et ce n'est pas qu'une question de génération d'enseignants. Je suis tutrice de jeunes qui sortent de l'Institut universitaire de formation des maîtres (IUFM), et ils ne sont pas mieux armés que nous.

 

BRIGITTE

Quarante-huit ans, institutrice à l'école Sigmund-Freud de Montpellier.

Je fais partie de ceux qui ont cru que Claude Allègre avait quelques idées intéressantes et je suis passée outre certaines de ses maladresses verbales. J'ai cru en sa Charte du 21e siècle, qui devait s'accompagner de moyens et pousser les enseignants à travailler autrement. On l'a précédé en initiant de nous-mêmes des méthodes de travail collectives. Mais derrière, on a vu très peu de choses et on est très déçu. On assiste avec Claude Allègre à une espèce de battage médiatique, avec beaucoup de vent et une incapacité à négocier. On nous a consultés pour savoir ce que nous souhaitions pour les futurs programmes. Et maintenant, on se retrouve dans nos écoles et rien n'a vraiment changé. En plus, on entend le ministre faire des réflexions qui sont à la limite de l'injure. Donc, les gens en ont ras le bol. Je pense cependant que le gouvernement aurait tort de se débarrasser d'un ministre sous la pression. Je ne voudrais pas que le corps enseignant en sorte surpuissant parce que certains de mes collègues font preuve de corporatisme. J'ai quand même l'impression qu'Allègre est grillé.

 

VICKY

Professeur d'anglais depuis 1974 au lycée Varoquaux, à Tomblaine, dans la banlieue de Nancy.

L'an dernier, nous avons senti les signes avant-coureurs de la réforme. On nous a envoyé des « locuteurs natifs », comme s'il suffisait de parler une langue pour savoir l'enseigner. C'était totalement improvisé et catastrophique. Ce qui est plus inquiétant avec les réformes de l'enseignement des langues, ce sont les réductions d'horaires. Les premières L ont aujourd'hui quatre heures d'anglais par semaine : avec la réforme, ils n'en auront plus qu'une heure trente en classe et une heure trente en demi-groupe. Or l'apprentissage d'une langue n'est efficace que si on en fait souvent, c'est une question d'imprégnation. Avec quatre heures, on peut faire un vrai travail littéraire, aborder des questions de fond. En ce moment, avec mes terminales scientifiques, nous travaillons sur un texte qui évoque l'Amérique de 1933. Ça leur plaît, on aborde les questions du Ku Klux Klan et des relations interaciales, c'est l'occasion d'étudier la civilisation américaine. Avec une heure trente par semaine, on ne sera plus que des animateurs, on fera de l'enseignement zapping, des textes courts, du superficiel sur les petits chapeaux de la reine d'Angleterre ou la folie des Américains pour leurs toutous alors que l'école devrait structurer, ouvrir l'esprit, former l'esprit critique. L'enseignement des langues va devenir un produit marchand. Allègre, je n'en fais pas un point de fixation. Le grand mal, c'est qu'il nous a désavoués devant les élèves et leurs parents. C'est à pleurer de voir que ce gouvernement de gauche casse l'école pour tous et dissimule sous une réforme pédagogique le démantèlement du service public.

 

CATHERINE BESSIÈRES

Professeur de lettres au lycée technologique et professionnel Louis-Querbes de Rodez, non-gréviste.

J'effectue mes dix-huit heures de cours à cheval entre le lycée d'enseignement général et le lycée professionnel. La réforme pousse les enseignants à travailler en groupe et je trouve cela très bien. Cette pratique de l'interdisciplinarité que nous avons depuis trois ou quatre ans au lycée professionnel est en train d'entrer au lycée général et tout le monde y gagne, les profs comme les élèves. Dès cette année, nous avons travaillé en seconde générale avec des petits groupes de huit élèves en faisant quasiment du soutien personnalisé une heure par semaine. C'est utile pour ces élèves en difficulté mais il ne faudrait pas que cela se fasse au détriment des autres élèves, qui n'ont plus que trois heures de français au lieu de quatre. J'ai l'impression que nous devenons autant des éducateurs que des professeurs, que l'on est là autant pour aider les élèves que pour leur dispenser des connaissances. Pour certains collègues, ça coince mais moi, je trouve cela très enrichissant.

Ce qui est plus critiquable à mes yeux, c'est la répartition des cours sur l'année au lycée professionnel. Le directeur me demande déjà de noter mes horaires et je trouve cela pénible. Est-ce qu'il va falloir que je compte le temps que je passe à la préparation d'un voyage scolaire en Italie ? Il y a peut-être des profs « qui font leurs heures et qui s'en vont », comme l'a laissé entendre Claude Allègre, mais c'est loin d'être général. C'est parce qu'il a donné une image déplorable du métier que j'ai voulu manifester la semaine dernière. Je crois que nous sommes en pleine crise d'identité. L'image des enseignants est dévalorisée auprès des parents et cela rejaillit sur les enfants. Si certains élèves ne respectent plus leurs profs, c'est aussi parce que la société ne les respectent pas.

 

PATRICIA

Trente-cinq ans, enseignante au lycée professionnel Joliot-Curie d'Oignies (Pas-de-Calais).

J'enseigne dans un lycée professionnel par choix. Après ma maîtrise de biologie, j'ai opté pour cette voie parce qu'à l'époque, j'avais dans ma famille quelqu'un qui enseignait en lycée professionnel et qui faisait des choses extraordinaires. C'était dans un lycée pilote à Toulouse : il avait des moyens. Quand j'ai été affectée dans le bassin minier du Pas-de-Calais - je viens de Marseille - je suis tombée sur le cul devant le manque de moyens. Maintenant, ça fait huit ans que j'enseigne à la fois en enseignement général et professionnel : je suis prof de biotechnologie, c'est-à-dire tout ce qui touche à la nutrition, les techniques du froid, la qualité des produits...

Ici, on ne forme pas des universitaires ou des ingénieurs mais de futurs ouvriers spécialisés de l'alimentaire et de l'hygiène, des jeunes que l'on retrouve dans les cuisines de la grande distribution ou les sociétés de nettoyage. La réforme prévoit la réorganisation des emplois du temps des élèves et des enseignants. Pourquoi pas ? Sauf qu'elle ne va pas dans le bon sens. On parle de diminuer l'enseignement en petits groupes et de réduire le temps de stage en entreprise alors que ces élèves ont justement besoin de plus de suivi individuel et de pratique. Quant à ces histoires de pondération des heures lors des suivis de stage en entreprise, ça a quelque chose d'humiliant. Jusqu'alors, les profs principaux réunissaient les équipes et dispatchaient le travail sans qu'il y ait de petits calculs officiels. Ce travail de suivi, on le faisait et ça fonctionnait.

Allègre donne toujours l'impression de sous-entendre que les profs, en dehors de leurs dix-huit heures de présence en classe, ne travaillent pas. J'ai une autre vision de mon métier. Ma tâche consiste à donner à ces jeunes en difficulté des bases pour qu'ils puissent devenir des adultes responsables, des manuels capables de réfléchir, de construire leur vie et pas seulement des ouvriers qui appuieront sur un bouton vert parce qu'on le leur a demandé. C'est pour tout ça que je me bats et que je suis en grève depuis début mars.

 

EDITH TEISSIER

Institutrice à Bessèges (Gard).

Dans mon école, le problème n'est pas tant le nombre d'élèves mais la difficulté de gérer des enfants de niveaux et de couches sociales très différents. Beaucoup de gens viennent dans la région parce que les loyers n'y sont pas chers et repartent quand ils s'aperçoivent qu'il n'y a pas de travail. On accueille ces enfants parce qu'on est un service public, mais on sait très bien qu'ils ne devraient pas être là, mais dans des classes spécialisées. J'ai en CE 2 des enfants qui ne savent pas du tout lire. Personnellement, cela me demande beaucoup de travail, j'essaie de me partager en vingt-cinq, ce n'est pas évident. Nous avons aussi des enfants qui ne mangent pas à leur faim ou qui vivent dans des appartements insalubres et on aimerait avoir au moins un médecin scolaire pour le secteur. On a un peu le sentiment que ces enfants sont abandonnés. En dehors de l'école, il n'y a aucune structure et si on baisse les bras, tout s'effondre. Heureusement, nous n'avons pas d'actes de violence, on arrive à gérer les petits conflits alors qu'ailleurs, ne serait-ce qu'à Alès, c'est plus dur. Maintenant, c'est la tête d'Allègre qui est réclamée, mais je ne pense pas que ce soit une bonne revendication. La personnalité du ministre, c'est accessoire.

 

SAMIA MEZAZIGH

Trente ans, enseignante en arts plastiques aux collèges Coutelle et Vauban, à Maubeuge (Nord).

Cela fait deux ans que j'enseigne, je suis certifiée mais je n'ai pas de poste fixe : je suis remplaçante à l'année. Cette année, j'ai été nommée sur deux établissements, deux collèges classés en ZEP et en REP [zone et réseau d'éducation prioritaire] à Maubeuge, à 100 kilomètres de chez moi. Comme je suis prof en arts plastiques, j'ai droit à une petite discrimination au niveau des horaires comme les profs de musique ou de sport. On a vingt heures de cours par semaine, soit deux heures supplémentaires, sous prétexte qu'on n'a pas de copies à corriger. Au ministère, ils doivent penser que ce sont des matières où on n'a pas besoin de réfléchir ni de préparer quoi que ce soit, bref qu'on ne fiche rien... De toute façon, Allègre doit penser ça de la totalité des profs. On nous dit qu'il faut travailler en équipe, se concerter. C'est écrit partout dans les projets. Comment fait-on concrètement quand on est sur plusieurs établissements, deux jours dans l'un, deux jours dans l'autre, que l'on a vingt classes et que l'on voit défiler 500 élèves différents par semaine. tu croises tes collègues, lorsqu'il y a un gros problème, tu l'apprends une semaine après tout le monde.

Ce qui est vraiment délirant, c'est le manque de moyens. Le premier établissement où j'enseigne est rénové, c'est plutôt agréable. L'autre donne envie de faire demi-tour tellement c'est laid. Ça suinte la misère, c'est gris, on n'a pas de matériel, pas d'appareil à diapos, pas de point d'eau, ce qui est très pratique pour faire de la peinture ! Mais, de toute façon, on n'a pas de peinture. Quel décalage entre la réalité et les grands discours ministériels qui parlent de salles de 80 mètres carrés pour l'éducation artistique et de sorties au musée. Je me demande comment éduquer des élèves à l'art alors qu'ils évoluent dans un cadre aussi moche.

 

GISÈLE

Quarante-deux ans, professeur de lettres modernes au collège de la Croix-d'argent, à Montpellier.

Nous travaillons avec des jeunes de plus en plus difficiles. Certains utilisent des bombes lacrymogènes, déclenchent le système d'alerte incendie, donnent des coups de cartable dans les pieds des profs. Avec un collègue, j'ai fait un stage pour apprendre à gérer les cas difficiles et on a incité les collègues à le suivre. Le principal nous a suivis. On a fait un état des lieux, réuni des commissions et rédigé un questionnaire sur la violence mais aussi sur nos projets éducatifs et l'aide à l'orientation.

La réforme Allègre n'a pas modifié grand-chose. Au centre de documentation et d'information, il y a une documentaliste pour 650 élèves. C'est une assistante lingère qui fait office d'infirmière. Le conseiller d'orientation est là deux après-midis par semaine, l'assistante sociale ne vient que deux jours par semaine. On n'arrive pas à mettre en place la réforme Allègre parce que les heures de soutien ou le tutorat ne sont pas intégrés dans l'emploi du temps des profs et des élèves. Les principaux n'ont pas eu le temps de demander qui était volontaire pour en assurer. Du coup, c'est impossible à réaliser. Même moi, je me suis mis à temps partiel pour en faire, et je n'y arrive pas parce que mes heures libres ne coïncident pas avec celles des élèves. Quant aux aides-éducateurs, leur rôle n'a pas été défini et ils n'ont pas de formation. Je ne suis pas contre les réformes mais il faut prévoir des moyens.

 

HENRIETTE AKER

Quarante-neuf ans, professeur de français au lycée Diderot (ZEP) à Marseille.

Je suis inquiète car l'école est en train de perdre sa définition de lieu de savoir et de lieu de la formation à la réflexion critique et à la pensée autonome de l'élève. On glisse vers une école espace d'opinions et lieu de vie. Je vois se profiler la logique libérale à la Madelin, avec un savoir marchandise. Or le lieu de résistance à la mondialisation, c'est l'école et le service public. Le sort que Claude Allègre réserve à l'enseignement de la philosophie est symptomatique. Il veut la remplacer par des cours de communication alors que je suis favorable à l'enseignement de la philosophie dès la seconde. C'est peut-être exagéré mais je crains qu'on mette en place une garderie pour le plus grand nombre et une école d'élite pour une minorité. Les élèves ne choisissent plus la dissertation au bac, on veut la supprimer dans l'enseignement du français alors qu'il s'agit d'un exercice formateur.

Je suis pour la démission de Claude Allègre car il a dénigré le corps enseignant comme personne ne l'avait fait avant lui. Dire que les enseignants travaillent douze ou quinze  heures, c'est dire que faire un cours ne suppose pas de travail en amont et en aval. S'il a été un chercheur digne de ce nom, Claude Allègre devrait savoir cela. Cette démagogie est très dangereuse.

Propos recueillis par nos correspondants



Le Monde daté du samedi 25 mars 2000

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