SA chute était attendue : on ne boudera pourtant pas totalement le plaisir de voir partir celui qui n'a pas ménagé ses efforts pour se rendre odieux à toute une profession, et aussi à ceux au nom desquels il disait agir, élèves ou étudiants. Mais la satisfaction est de très courte durée : les effets de sa politique se feront encore sentir lorsqu'il aura regagné son laboratoire ; d'ailleurs était-ce bien « sa » politique ? L'attention qu'il a attirée sur sa personne - on se demandait parfois si sa politique avait un autre but - risque de dissimuler qu'il n'a fait pour l'essentiel que proroger ou prolonger la politique de ses prédécesseurs et accentuer la remise en cause de l'université, inlassablement appelée à se réformer, c'est-à-dire, dans l'esprit des ministres qui se sont succédé depuis quinze ans, à s'effacer devant le grand marché des prestations éducatives en cours de constitution sans pour autant renoncer, vaille que vaille, à ses tâches scientifiques ordinaires.
Rapidement, le ton fut donné. Il fallait « dégraisser le mammouth », mettre au travail des enseignants absentéistes... Dans l'ordre du mépris, ce fut un festival. Que feignent d'oublier ceux qui s'étonnent aujourd'hui de la mise en cause ad hominem d'Allègre dans toutes les manifestations.
Pierre Bourdieu et Christophe Charle sont respectivement président et secrétaire de l'Association de réflexion sur les enseignements supérieurs et la recherche (Areser). Ce texte a été élaboré par les membres du bureau de l'association. Il est cosigné par Christian Baudelot, Michel Espagne, Sandrine Garcia, Bernard Lacroix, Frédéric Neyrat, Daniel Roche, Claudio Scazzocchio et Ann Thomson.Certes, on ne demande pas que le ministre de l'éducation soit le ministre des enseignants. Mais du moins est-on en droit d'attendre d'un employeur un minimum de respect pour l'ensemble des personnels - les enseignants ne furent pas, en effet, les seules victimes des « dérapages verbaux » de « leur » ministre. Des dérapages contrôlés, puisque répétés et immédiatement justifiés, au nom des élèves et des étudiants. Il allait les replacer au centre du système éducatif, et si ses propos typiquement populistes, qui ravissaient tant de commentateurs, pouvaient choquer, c'est parce qu'ils froissaient les intérêts et le conservatisme des enseignants. Découvrant l'existence d'une lutte des classes, le ministre prenait courageusement le parti des opprimés : les pupitres contre l'estrade, les familles contre les « corps ».
En fait, le mot d'ordre demandant que l'élève ou l'étudiant soit mis au centre n'avait rien de nouveau. Son prédécesseur avait tenu exactement le même discours, en termes cependant moins fleuris. Plus, ce souci proclamé des « usagers » du système éducatif n'était pas sans rappeler l'« obsession » du client qui est au fondement des nouvelles modes managériales développées depuis le début des années 80 dans le sillage des prophètes de l'« excellence » gestionnaire, Thomas Peters et Robert Waterman. Au-delà de l'incantation, pourtant, on assista à un renforcement de la différenciation des « usagers » du système éducatif, pendant exact de la segmentation des clients du monde marchand. Ce fut le thème de la lourdeur des programmes, de l'empilement des savoirs, qu'illustra le ministre, avec la rouerie du camelot, en invitant le journaliste qui lui faisait face, lors d'une émission télévisée du dimanche soir, à soupeser une besace lestée de manuels. Comme si l'on exigeait des élèves la maîtrise du contenu des manuels, conçus avant tout comme des recueils de documents, sur lesquels s'appuie le travail réalisé en classe ! Qu'importe ! Il fallait alléger. Sous prétexte que certains élèves ou étudiants n'avaient pas les moyens d'accéder à ces savoirs, il faudrait aussi adapter l'enseignement dispensé, le réduire à l'essentiel et viser l'utile.
Malgré les proclamations ministérielles, les lycéens, dont le ministre disait épouser le parti, se sentirent placés non au centre du système, mais plutôt à la périphérie. Ils se retrouvèrent, dès 1998, dans la rue pour réclamer, avec les enseignants, des moyens pour l'école. Le coup était rude, la jeunesse, une fois encore, ignorante et ingrate. Heureusement, il pouvait compter sur les parents, pas les parents de base, mais les responsables des deux grandes fédérations « représentatives », jusque-là concurrentes et défendant les mêmes positions, les siennes. Jusqu'à ce que se multiplient les actions réunissant professeurs, élèves et parents...
Face aux réactions négatives que suscitaient les foucades verbales et les attaques irresponsables contre telle ou telle discipline, les langues cantonnées dans des usages pratiques, les mathématiques congédiées au nom des calculettes, Allègre ne changea pas de ton, mais mit en avant quelques efforts de concertation. Là encore, il n'innovait pas par rapport à son prédécesseur. Sauf peut-être dans la forme : là où Bayrou lançait des « états généraux », Allègre, lui, sollicitait un autre registre sémantique, celui des « chartes » : charte pour bâtir l'école du XXIe siècle, charte pour la réforme des lycées, charte des thèses, charte de la déconcentration, charte de la vie étudiante, charte de qualité des constructions et rénovations scolaires, charte de l'accompagnement scolaire... Des chartes, donc, de celles que l'on octroie, et dans le cadre strict desquelles s'organisera un simulacre de concertation.
Il est parti. On ne le regrettera pas. Le risque serait pourtant de s'en satisfaire. Car, au-delà de la forme, Allègre, dont on essaiera de nous faire croire qu'il a été victime de ses audaces réformatrices, s'est situé dans une continuité politique de gestion des dossiers éducatifs. Dès lors, on peut craindre que, en l'absence de mobilisation, l'orientation libérale de la politique éducative, largement pensée dans un cadre européen et continuellement inspirée de l'exemple américain, ne s'accentue encore. A cet égard l'enseignement supérieur se trouve en première ligne : son adaptation au marché et, plus encore, sa transmutation en un marché sont en fait très largement amorcées.
A partir du milieu des années 80 - et sans doute l'année 1983 marque, là encore, la rupture -, la thématique de l'inadaptation de l'enseignement académique aux besoins, d'ailleurs jamais précisément définis, des entreprises - comme si elles étaient les seules à recruter - envahit les discours gouvernementaux, de gauche comme de droite. Alors que le chômage s'aggravait, alors que l'on renonçait, conversion néolibérale oblige, à l'application de politiques macroéconomiques de relance, le procès fait à l'enseignement en général et, particulièrement, à l'université permit de déplacer les responsabilités, de laisser croire que le chômage des jeunes était lié à la seule insuffisance de leur formation, et de leur faire intérioriser la légitimité de leur exclusion croissante du marché du travail.
Autre convergence entre les gouvernants, par-delà les positions politiques, la nécessité de la « massification » de l'enseignement supérieur s'imposa même à ceux qui tenaient jusque-là un discours élitiste de sélection à l'entrée des universités : ne faut-il pas répondre à la demande sociale de plus en plus forte de scolarisation tout en demandant à l'université de jouer le rôle d'instrument de gestion du chômage en retardant l'entrée sur le marché du travail ? Ce nouveau boom des effectifs universitaires - plus qu'un doublement en quinze ans -, après celui des années 60, s'il est une spécificité française, n'a pas supprimé mais creusé les inégalités entre filières. Pour lutter contre cette tendance propre au système dual à la française, il aurait fallu engager des moyens budgétaires qui ne se réduisent pas à un rattrapage après la stagnation des années antérieures et une réforme de longue haleine qu'aucun ministre, alternances ou mouvements étudiants aidant, n'a ni su ni voulu entreprendre. Si la massification permet des économies d'échelle, la démocratisation de l'enseignement ne peut se faire qu'à coût (individuel) croissant.
Toutes les politiques d'enseignement supérieur mises en oeuvre depuis le milieu des années 80, de Jospin à Allègre en passant par Lang, Fillon et Bayrou, ont cherché à tirer les profits, notamment électoraux, de l'augmentation des effectifs, tout en essayant d'en limiter le coût budgétaire. C'est dans cette perspective que l'on a mobilisé la rhétorique de l'inadaptation et développé la professionnalisation en trompe l'oeil. Dans l'université, à moyens constants, la création de filières « professionnelles » - dont le dernier avatar sont les licences professionnelles - ne peut se faire qu'au détriment des filières existantes, qualifiées de classiques et déclarées inadaptées.
Cette fausse professionnalisation est, en réalité, le cheval de Troie de la privatisation de l'enseignement supérieur. Elle favorise ou autorise les interventions croissantes des représentants du « monde économique » - un euphémisme utilisé pour parler des employeurs sans susciter trop d'opposition dans la « communauté universitaire ». Elle justifie l'allégement des savoirs disciplinaires au profit de l'acquisition de compétences floues dont on ne sait si elles pourront d'ailleurs être mises en oeuvre dans un cadre professionnel : que deviendront, par exemple, les détenteurs d'une licence en écriture de scénario ? Enfin, elle remet en cause la notion de diplôme national et de certification par l'Etat de titres universitaires. Mais elle est partout brandie, même là où l'on aurait pu s'attendre à d'autres références, lorsque l'accès à un métier, qui existe déjà et n'a donc nul besoin d'être constitué, se fait par concours.
Le projet de réforme des Capes, et, plus largement, du recrutement et de la formation des enseignants, publié en février 2000, est, sous ce rapport, exemplaire. Par ce nouveau dispositif, il s'agit de présélectionner, dès le mois de septembre, sur des critères contestables - « la vocation professionnelle » serait ainsi évaluée dans l'oral forcément court qui double l'examen du dossier -, ceux qui seront préparés, dans le cadre des instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM), aux écrits du concours. Une préparation réduite au minimum, quatre mois, et sanctionnée par des épreuves d'admissibilité allégées, compte tenu du temps imparti pour leur correction. La logique est claire : ce ne sont pas les connaissances disciplinaires qui importent dans cette nouvelle conception du recrutement et du métier même d'enseignant.
Le nouveau « professionnel » de l'éducation, appelé pour l'essentiel à faire de la « socialisation », notamment dans les établissements dits « difficiles », devra avant tout compter, pour répondre à la demande, - désormais différenciée selon que les élèves sont scolarisés en ZEP ou en centre-ville -, sur les trucs et les astuces d'une pédagogie désincarnée parce que coupée de tout socle disciplinaire et relevant souvent de pseudo-sciences telles que la programmation neurolinguistique ou l'analyse transactionnelle, qui ont désormais des vulgarisateurs officiels dans les instances de formation « professionnelle » des futurs enseignants comme des enseignants en activité.
L'enseignement supérieur a été investi à son tour par le discours du marché que le ministère de l'éducation nationale a travaillé de multiples façons à inscrire dans les têtes et dans les faits : en engageant individuellement des enseignants et des chercheurs, à travers la loi sur l'innovation, à se lancer dans la création d'entreprises ; en poussant les universités soucieuses de rénover ou d'agrandir leurs locaux, dans le cadre du plan Université du troisième millénaire (U3M), à tisser ou à renforcer des liens avec le milieu économique local ; en organisant, via l'« agence » Edufrance, créée par Claude Allègre, et destinée à lui survivre, la vente du « savoir-faire éducatif français » à l'étranger, façon d'expérimenter pour demain le transfert au marché de la fourniture des prestations éducatives ; en préparant, via l'Agence de modernisation des universités, la mue des universités pressées d'acheter les logiciels de gestion qu'elle produit - logiciels de gestion comptable et de gestion des ressources humaines notamment, bien entendu vendus à un prix de marché ý et conviées ainsi, sous les auspices de la fée informatique, à se familiariser avec des critères de gestion tirés du secteur privé. Il est probable que les forces qui souhaitent la déréglementation, malgré l'échec de la tentative de Seattle, reviendront probablement à la charge très vite.
Après trois ans d'agitation absurde et de fausses réformes à peine amorcées, les talents de metteur en scène du nouveau ministre ne suffiront pas à rattraper le temps gaspillé. Ils ne pourront en tout cas pas résoudre ni même masquer les problèmes cruciaux qui restent posés à l'avenir de l'Université et de la recherche et dont nous rappellerons ici les plus urgents - en espérant que ce ministre trouvera le temps de lire les propositions de réforme précises et réalistes, issues d'un long travail de réflexion mené par un groupe d'enseignants de tous les rangs et des toutes les disciplines :
- rien ou presque, en dehors de vagues recommandations de conseillers du prince, pour assurer le rapprochement entre les universités et les grandes écoles ;
- le pacte de solidarité entre chercheurs et enseignants-chercheurs, mal engagé par la réforme avortée du CNRS, reste à conclure et à mettre en pratique, et cette fois avec les deux ministres de tutelle ;
- l'avenir des jeunes docteurs, malgré les formules magiques sur la formation par la recherche à la recherche et non plus pour la recherche, s'assombrit parce que le ministère a choisi - Bercy oblige - de préférer les postes précaires ou à horaires lourds au détriment des postes d'enseignants-chercheurs ;
- les formules incantatoires sur les logiciels d'auto-apprentissage ont fait oublier la nécessaire réflexion sur le rééquilibrage entre cours magistraux et groupes à effectifs restreints qu'utilisent toutes les universités étrangères réellement efficaces ;
- l'européanisation de l'enseignement supérieur n'a donné lieu jusqu'ici qu'à des rencontres entre ministres sous les lambris de nos plus vieilles universités (Sorbonne et Bologne) pour des calendriers à long terme d'harmonisation.
Pendant ce temps, certains rêvent, à l'occasion de l'ouverture des frontières, de soumettre l'usage aujourd'hui incontrôlé des nouvelles technologies de communication aux forces social-darwiniennes d'une concurrence généralisée, supposée bonne partout et toujours, sans voir que, dans un domaine où la France n'est pas leader, une telle concurrence sauvage ne profiterait qu'aux plus nantis ou aux nations économiquement et linguistiquement dominantes. La construction d'un espace universitaire européen ne sera réelle et profitable à tous que si la communauté universitaire, au lieu de s'en remettre aux décisions de technocraties régionales, nationales ou européennes, soumises à des impératifs pratiques ou financiers, s'engage dans une réflexion intellectuelle collective. En préconisant un véritable parlement des universités - ouvert sur les enseignements supérieurs européens - et des engagements pluriannuels de l'Etat sur des objectifs collectivement discutés, l'Areser a proposé des pistes en ce sens pour rompre avec les fausses concertations rituelles des périodes d'après-crise que la France universitaire connaît depuis trente ans.
L'Europe universitaire comme les nouvelles technologies d'enseignement ou de diffusion du savoir pourraient nous permettre de nous rapprocher de l'idéal exigeant et universaliste qui a fondé les universités européennes. C'est du moins notre souhait. Mais il dépend de tous, universitaires, étudiants et personnels administratifs, et non de nos éphémères ministres et de leurs conseillers à la mode, qu'il se réalise sans sacrifier ni l'autonomie du savoir, ni la pluralité des points de vue, ni l'accessibilité au plus grand nombre.
Ce texte est cosigné par Christian Baudelot, Michel Espagne, Sandrine Garcia, Bernard Lacroix, Frédéric Neyrat, Daniel Roche, Claudio Scazzocchio et Ann Thomson.