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Des élèves et des rats, par Hélène Merlin-Kajman

 
Mis à jour le mercredi 6 décembre 2000

Des élèves et des rats

LES polémiques nées en mars dernier à l´occasion des réformes des programmes de français se sont éteintes. Le mot d´ordre, côté ministère, est à l´apaisement. On discute pour savoir si l´on doit apprendre aux élèves l´amour de la grande littérature ou, au contraire, la méfiance critique à l´égard d´un capital symbolique élitiste ; quelle place on doit donner à l´analyse des discours ; s´il faut maintenir la dissertation littéraire aux épreuves de français du bac, etc. Et tout le monde de se féliciter du calme apparent revenu dans la grande maison de l´éducation nationale.

Mais ces discussions un peu techniques cachent des enjeux d´une bien plus grande importance dont on ne débat guère. La polémique du printemps 2000 n´a pas réussi à les dégager. Et pourtant ces enjeux concernent rien de moins que l´éthique du langage transmise par l´enseignement du français.

Destiné à déterminer les niveaux des élèves entrés en seconde en septembre dernier, le test d´évaluation nationale de français jette un éclairage effrayant sur cette question.

Une série d´exercices porte sur trois documents-supports. Un texte de Buffon énonce la supériorité de l´homme, être pensant, sur l´animal. Une bande dessinée de Reiser représente deux savants dans leur laboratoire, qui, l´air satisfait, passent en revue des animaux soumis à des réflexes conditionnés, puis se rendent au distributeur de café, en panne. On voit alors les deux hommes, furieux, donner des coups de pied dans la machine, et dans les cages, les animaux, hilares, se moquer d´eux. Le troisième document est une nouvelle de Dino Buzzati, Les Souris.Un narrateur y raconte la progressive prise de pouvoir par des souris sur une maison et ses habitants. A la fin du récit, ces derniers ont été réduits en esclavage tandis que les premières sont devenues des rats noirs énormes.

Ces trois documents concernent donc le rapport des hommes aux animaux, exclusivement présenté sous l´angle de la domination. Une direction allégorique se dessine, qui fait de l´animal le symbole de l´opprimé, et de l´homme, celui de l´oppresseur. La nouvelle de Buzzati semble indiquer que la situation est réversible, même si le résultat est assez inquiétant.

Pour évaluer la compréhension de ces documents par les élèves, le test leur demande de les mettre chacun en rapport avec trois autres textes. La nouvelle de Buzzati doit ainsi se trouver associée à un « extrait d´une pièce de Berthold Brecht qui dénonce la montée du nazisme » et se termine sur ces mots : « Le ventre est encore fécond d´où est/Surgie la bête immonde. »

Le dernier exercice du test, « Ecrire un texte argumentatif », achève de confondre figure d´opprimé et figure d´oppresseur. Un dessin (ci-dessus) orne la quasi-totalité de la page. On demande aux élèves de l´« observer ».

Le sujet donné aux élèves lève toute équivoque sur le sort réservé au savant : « En trois arguments, l´animal développe une critique qu´il adresse au savant et qu´il achève par : »Tel est pris qui croyait prendre« ! »

La taille du rat invite à y lire la réalisation graphique des souris devenues « rats énormes » de la nouvelle de Buzzati, tandis que le savant rappelle les deux premiers documents. Dans une incohérence stupéfiante, le dessin a donc superposé les registres symboliques précédents. Les élèves doivent comprendre que le savant, jusqu´à cet épisode, avait la supériorité de la parole et de la connaissance, supériorité associée à un pouvoir dictatorial. Mais une révolution – nazie ? – a eu lieu : le savant, qui, « surpris ou complètement terrorisé, reste muet », va être tué à l´issue du discours du rat, dont la prise de parole n´a d´autre fin que d´exhiber sa puissance intellectuelle en réduisant le savant au silence, victoire symbolique précédant la victoire physique.

L´énoncé de l´exercice précise encore : « Son cerveau subtil lui permet de varier les arguments et les exemples puisés dans le monde animal (cobayes de laboratoire, animaux d´élevage, faune sauvage…) et le monde humain. »Toutes les situations deviennent ainsi équivalentes sous un unique critère : celui de la domination. Le rat parlant doit pouvoir convoquer sur le même plan les juifs victimes d´expérimentations pseudoscientifiques pendant la guerre et les poulets que nous mangeons. Certaines copies n´y ont pas manqué.

Des élèves ont pourtant fait tenir au rat un discours généreux, disant au savant que lui, le rat, contrairement aux hommes, ne le tuerait pas. Mais comment terminer sur « Tel est pris qui croyait prendre » ? Il n´y a sur ce point aucune ambiguïté : le savant tient par la queue un rat mort : telle est sa « prise ». Les élèves qui ont prêté au rat un tel discours n´ont tout simplement pas traité le sujet. On comprend que l´angoisse les en ait empêchés, qu´ils aient désiré sauver l´être humain. Car pour être réalisées, les consignes exigeaient au contraire une identification pleine et entière avec la passion vengeresse du rat.

Un exercice qui prétend vérifier le niveau atteint en français par les élèves lors de leur entrée au lycée passe donc par une mobilisation fantasmatique maximale : l´image du rat géant dressé face au petit homme au crâne dégarni et à la mimique apeurée, père, savant ou professeur, ne peut qu´inhiber ou faire jouir, faire peur ou faire rire. C´est sur ce fond que doit naître le discours, abusivement qualifié de « critique ».

Quand on confronte l´exercice avec les théories des pédagogues, on arrive à la conclusion selon laquelle le test vise à inscrire dans la conscience des élèves l´idée qu´ils doivent revendiquer la parole, l´arracher à des enseignants qui ne détiennent sur eux qu´un pouvoir arbitraire, contestable. Sans doute s´agit-il aussi de faire de chacun d´eux – démocratiquement – des « tueurs » pour les futures situations sociales qu´ils auront à vivre. Cette fin visée passe par un amalgame, qu´on espère inconscient, entre contestation fasciste et contestation révolutionnaire : le rat parlant représente indistinctement toute victime vengeresse.

Que le rat noir ait été la figure préférée des extrêmes droites qui aiment à se présenter ainsi avec une charge de terreur, et que le b-a-ba de tout discours fasciste soit de manipuler les passions de ceux qui se sentent les victimes d´un système donné, ces quelques constats de base fournis par l´histoire proche, bien imprudemment convoquée par la clef allégorique donnée à la nouvelle de Buzzati, ne semblent pas avoir inquiété les auteurs du test.

Voici donc l´exercice national qui aura accueilli les élèves de seconde au lycée : un test qui leur insinue que la société repose sur une règle, et une seule : il faut tuer ou être tué. Le langage n´étant qu´un ornement idéologique destiné à couvrir cet état de fait, il est utile de s´en emparer. Si tel est le message d´espoir que notre société adresse aux jeunes, on comprend qu´ils préfèrent le consensus instinctuel, les signes de reconnaissance infralinguistiques comme les marques de vêtements et de chaussures, le piercing ou l´ostentation quasi religieuse d´un pitbull ou d´un magot, qui ne sauront jamais parler mais sauront très bien attaquer au besoin. Le hasard historique fait que, quelques semaines plus tard, les événements du Proche-Orient auront suscité des tensions vives, notamment chez les très jeunes, entre Arabes et Juifs. Le test n´aura pas aidé ceux d´entre eux qui entraient en seconde à sortir de confusions dangereuses.

Une série de questions doit alors être posée.

Est-ce le rôle de l´école que d´inculquer une révolte indistincte aux enfants, leur volant ainsi leur droit à devenir des adultes libres de choisir les modalités de leurs engagements dans le monde, c´est-à-dire libres de porter sur lui un diagnostic critique et de s´opposer aux « dominants » si nécessaire, le moment venu ?

Est-il indispensable que la référence fantomale au nazisme organise toute morale à venir ? Faut-il faire de cette séquence historique une hantise telle qu´elle finisse par devenir l´équivalent général de toute situation d´inégalité ?

Les enfants doivent-ils lire le monde humain dans le miroir idéalisé du monde animal, comme toutes sortes de livres, de films et d´activités parascolaires les y invitent ? Les idéologies qui ont fait des sociétés animales des modèles pour les sociétés humaines sont aussi celles qui ont exalté la puissance et l´espèce : est-ce cela la nouvelle idéologie émancipatrice que l´on veut diffuser auprès des enfants ?

Faut-il réhabiliter les figures allégoriques méprisées, c´est-à-dire : faut-il amener les élèves à sympathiser avec un rat plutôt que de leur apprendre que, de quelque couleur que soient sa peau ou ses cheveux, de quelque forme que soient ses yeux, son nez, son menton, et quel que soit enfin son mode de vie, aucun être humain ne peut ni ne doit être comparé à un rat ?

Faut-il apprendre aux enfants que le langage est un pouvoir illégitimement confisqué par ceux qui « savent », et leur laisser croire qu´ils ont en eux la capacité intellectuelle innée, immédiate, de critiquer les adultes ? Faut-il leur donner à penser que, si les parents, les enseignants, les personnels d´encadrement des établissements scolaires et les multiples représentants de l´autorité auxquels très légitimement les enfants ont affaire, cherchent à leur représenter des devoirs qu´ils ne voudraient pas reconnaître, ils seraient en droit d´exercer sur eux leur pouvoir linguistique jusqu´à l´agression verbale, voire physique ?

Il est urgent que, sur ces questions ici durcies à dessein, un débat public s´organise, et que ce débat ne soit pas caricaturalement distribué entre les seuls « acteurs » de la vie scolaire, parents, élèves et professeurs, façon d´organiser par avance les malentendus et les affrontements. Car ce que les réformateurs organisent nous concerne tous sans distinction : une agressivité indistincte et aveugle à l´égard du monde présent auquel est prêtée une intention persécutrice aussi vague que générale. C´est dire qu´ils préparent un monde infantile qui risque de ne savoir sortir de l´immobilité que par la violence la plus absurde.

Hélène Merlin-Kajman est professeur de littérature française à l´université Paris-III-Sorbonne nouvelle. par Hélène Merlin-Kajman



Le Monde daté du jeudi 7 décembre 2000

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