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Grec, latin, francais, par Roger-Pol Droit

Négliger les langues mortes ? Une erreur, et une bêtise. Elles ne cessent de hanter nos moindres phrases. Ne pas se soucier du sort du français ? Plus grave encore. Il risque de n'être plus, demain, qu'un fantôme.
 
Mis à jour le jeudi 14 septembre 2000

POUR L'AMOUR DU GREC sous la direction de Jacqueline de Romilly et Jean-Pierre Vernant. Bayard, 200 p., 79 F (12,04 euros ). URBI, ORBI, ETC. Le latin est partout ! de Jacques Gaillard et Anne Debarède. Plon 144 p., 79 F (12,04 euros ). « TU PARLES ! » ? Le français dans tous ses états[BLANC-AV] Un volume composé par Bernard Cerquiglini, Jean-Claude Corbeil, Jean-Marie Klinkenberg et Benoît Peeters. Illustrations originales de Lewis Trondheim, Flammarion, 416 p., 90 F (13,72 euros ).

Cioran avait raison : « On n'habite pas un pays, on habite une langue. » Il convient de prendre cette métaphore à la lettre - comme toujours, d'ailleurs : jamais de second de degré, règle de base pour commencer à réfléchir. Habiter une langue, c'est donc y manger, y dormir. Se laver, s'habiller, travailler, penser, aimer, être nu, vivre et mourir... rien de tout cela n'est rigoureusement identique en français, en japonais, en anglais, en italien. L'essentiel n'est pas que les façons de nommer les mêmes gestes sont différentes. Les gestes eux-mêmes diffèrent selon l'idiome. Postures du corps ou manières de sentir, les actes de la vie ont lieu dans et par une langue. Enchaînement des idées, découpage du monde, tout change d'un parler à un autre. On feint de ne plus y prendre garde. On oublie que ces univers distincts ne correspondent qu'à peu près, et parfois de fort loin. C'est qu'il convient de communiquer, voyez-vous. Rapidement, efficacement, rentablement. Sans souci apparent des vocables, de la résistance des syntaxes ou de la distinction des sémantiques.

Il suffit pourtant d'avoir, au moins une fois en sa vie, pratiqué réellement une autre langue pour expérimenter ce dépaysement si étrange. Si par chance cette langue est sèche, nette, claire et précise, lumineuse aussi, comme est le grec ancien, alors on risque fort de ne pas s'en remettre, même longtemps après. Découvrir des capacités d'expression dont est dépourvu le monde de mots le plus familier, celui qu'on habite depuis l'enfance, voilà une des expériences les plus bouleversantes. C'est bien autre chose que voyager dans l'espace : au lieu de voir changer les paysages ou la lumière, on perçoit soudain, du dedans, une mutation de son propre regard. Lorsque la découverte de cette quatrième dimension s'accompagne de beauté pure et de pensées simples, il devient impossible d'oublier ce vertige. C'est pourquoi, quand on interroge ceux qui firent du grec en classe, même il y a longtemps, l'émotion est encore vive, l'émerveillement toujours présent. On le constate une fois de plus dans l'ouvrage collectif publié sous la responsabilité de Jacqueline de Romilly et de Jean-Pierre Vernant, deux hellénistes que tout oppose - formation, caractères, affinités politiques - mais que réunit l'amour du grec.

L'idée du volume est simple. Chaque auteur, ayant choisi un court texte grec, explique en quoi cette page l'a marqué, pour quelles raisons il s'en souvient, quels motifs lui semblent devoir la faire aimer. L'originalité est d'avoir fait cohabiter, dans la petite trentaine de participants, grandes signatures et esprits neufs. A côté de notoriétés de la littérature, de la philosophie ou des sciences, se rencontrent en effet jeunes femmes et hommes acquérant toutes sortes de formations, scientifiques ou littéraires. Il n'est pas de meilleure illustration de certaines évidences à rappeler inlassablement : le grec n'est pas affaire de spécialistes, mais rencontre formatrice pour tout esprit humain. Chacun, quelle que soit sa discipline, peut en attendre beaucoup. Enfin, les politiques de découragement systématique de ces dernières décennies sont une des hontes de notre éducation. Cessons donc de caser Homère dans les lycées à l'heure de la cantine, arrêtons de parquer Sophocle et Euripide dans des options presque impraticables, sans impact sur les moyennes ni les examens. L'étude du grec est une école de liberté, de rigueur et de beauté. Apprendre qu'elles peuvent coexister n'est pour personne une leçon inutile.

Voilà sans doute qui peut paraître plus ou moins grandiloquent. Il y a plus pédestre et plus rustique que le grec : le latin, tout simplement. Un petit essai amusant et vif s'emploie à montrer qu'il est partout, à notre insu, dans nos phrases les plus banales et les plus quotidiennes. Invisiblement, le latin ne cesse de hanter nos rues, d'imprégner les publicités, les marques, les modes. Alors qu'on le croyait poussiéreux, rance, jauni, il se révèle, dit Jacques Gaillard, « la plus vivante des langues mortes ». Cette langue ne fut pas seulement l'un des pouvoirs de la Rome antique. Elle demeura longtemps l'idiome commun de toute l'Europe savante, puis la langue de formation des grands stylistes. Le contraste n'en est que plus frappant entre cette omniprésence à peine estompée et les efforts pour maintenir vivant un latin actualisé. On se reportera par exemple aux créations de la fondation vaticane Latinitas. Le latin demeurant la langue officielle de la papauté, cette honorable institution, créée par le pape Paul VI en 1976, a pour tâche de forger les expressions latines destinées à nommer les choses de la vie moderne. Dans les prochaines lettres que vous rédigerez pour votre jeune cousine dans la langue d'Augustin, renoncez donc à la vulgarité de cover-girl pour adopter l'exquise exterioris paginae puella et si jamais vous lui parliez de football, remplacez donc corner par ictus ab angulo.

Sans doute est-ce ainsi qu'une langue paraît morte : inadaptée aux réalités de l'heure, fermée sur elle-même, contrainte à d'étranges contorsions pour dire son temps. Serait-ce le cas de la nôtre, un jour pas si lointain ? On oublie trop souvent la curieuse et cruciale situation où se trouve cette langue à présent. Les Français, dans leur ensemble, ne paraissent ni conscients ni soucieux des enjeux. Pour commencer à les réveiller, une série de textes ont été rassemblés à l'occasion d'une exposition-spectacle, Le Français dans tous ses états, qui se tiendra durant le dernier trimestre de l'an 2000 à Lyon, Bruxelles, Dakar et au Québec. Comment habite-t-on le monde, aujourd'hui, quand on parle français ? En quoi consiste au juste la francophonie ? Comment comprendre que le français, en même temps avance et recule ? Il progresse en effet en valeur absolue (de plus en plus de gens le parlent) et régresse en valeur relative (le pourcentage de francophones recule, en raison de l'augmentation de la population mondiale).

Parmi les éclairages très divers fournis par ce volume collectif, le plus frappant concerne le rôle que peut jouer le français contre l'uniformisation du monde actuel. Placé entre le grand héritage littéraire et les techniques de pointe, parlé sur les cinq continents, assez présent sur le Web, le français peut et doit jouer un rôle utilement perturbant dans un univers massivement anglophone et destiné à le devenir, inéluctablement, de plus en plus. Reste à savoir de quelle nature devraient être et cette résistance et cette perturbation. Cela n'a rien d'évident si l'on veut éviter le syndrome d'Astérix - l'illusion d'être le dernier village, la dangereuse croyance en nos pouvoirs magiques - aussi bien que l'antiaméricanisme idiot. Sans doute conviendrait-il que Français et francophones se réveillent pour se colleter durablement avec ces questions. Et savoir, autant que faire se peut, comment ils habitent aujourd'hui leur langue.

De Roger Pol - Droit



Le Monde daté du vendredi 15 septembre 2000

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