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Les lettres, discipline plus cruciale que jamais, par Alain Viala

 
Mis à jour le mardi 21 mars 2000

Chaque moment de démocratisation de l'école a été un temps de conflits et de débats, en particulier sur l'enseignement des lettres. Depuis une décennie, le débat est plus nécessaire que jamais ; depuis quelque temps, il s'anime davantage : tant mieux. Mais pour qu'il soit fructueux, encore faut-il qu'il traite des vraies questions. Il y a quelques semaines, il s'embourbait dans des rumeurs. Elles sont dissipées, personne ne peut plus prétendre que les nouveaux programmes de lycée ont supprimé la dissertation, encore moins qu'ils sacrifient la littérature, quand au contraire ils la vivifient. Maintenant, les questions de fond peuvent reprendre la place centrale, qu'elles ont depuis des années dans les préoccupations de milliers de collègues des collèges et des lycées.

« Le français est une discipline cruciale » : je l'écrivais il y a cinq ans face à un projet de « bi-disciplinarité » pour les professeurs de collège, je le redis plus fort aujourd'hui. Les lettres - car ce qui est vrai du français l'est aussi, pour l'essentiel, des langues anciennes - sont cruciales parce qu'elles sont au croisement de trois enjeux majeurs : la langue, la littérature et la culture. Par la langue, elles mettent en jeu le lieu même de la pensée ; par la littérature, la sensibilité, les attitudes face à l'existence et le rapport à la culture ; et par celle-ci, l'esprit critique et la conscience historique.

L'identité de cette discipline est inséparable des fondements de notre identité culturelle, tant collective qu'individuelle. On ne peut donc dissocier ses trois exigences ; aussi le vrai débat consiste-t-il à rechercher le meilleur équilibre entre elles.

Mais l'enseignement du français est menacé par des dogmatismes qui aboutissent fatalement à scinder les trois enjeux. Non seulement ils peuvent stériliser la réflexion en vaines polémiques, mais il font aussi, pire, des ravages en pratique dans l'esprit des élèves. Pour s'en convaincre, il suffit de considérer par exemple le sort fait, dans les séries technologiques du lycée, à l'enseignement d' « expression » à finalité professionnelle : sous prétexte d'utilité, il ne relève pas du cours de français. Ainsi ces élèves, qui ont tant besoin d'améliorer leur maîtrise de la langue et de la culture, sont induits à regarder celui-ci comme un alibi décoratif.

Mais il faut aussi voir que, dans une symétrie remarquable, la dissertation littéraire sur oeuvres imposées a suscité un rejet de la part des bacheliers : au fil des ans, la proportion de candidats qui choisissent ce sujet a dégringolé, jusqu'à 1,5 % en 1999 dans les séries technologiques. Même en série littéraire, elle atteint à peine 10 %. Qui voudrait tuer la littérature et la dissertation n'a qu'à laisser cet étouffement s'achever.

La visée utilitaire, dans le premier cas, nie la valeur esthétique, mais un discours esthétique imposé, dans le second, n'a pas de prise. Ainsi, le dogme utilitariste et son symétrique, l'esthétisme, sont des Charybde et Scylla pour l'enseignement littéraire. Et les autres exercices du bac de français, ballottés entre ces deux écueils, ont dérivé vers le technicisme : le sens s'y perd dans le jargon creux, la démarche critique dans l'ânonnement, et la réflexion personnelle dans le psittacisme.

Il était urgent de sortir de ce cercle vicieux, de proposer d'autres démarches. La démocratisation de l'école est aujourd'hui un défi historique. Le lycée n'est plus, comme il y a une génération, réservé à une minorité, et si nombre d'élèves n'ont pas reçu la culture littéraire par héritage familial, elle n'est pas non plus immédiate pour les autres : la vraie démocratisation exige donc de la donner à tous. Mais la répétition d'un petit nombre d'exercices formels sur un petit nombre de textes n'y suffira jamais : il y faut aussi des lectures d'oeuvres plus nombreuses.

De même, la formation d'une culture active, gage d'autonomie, demande que la lecture soit sans cesse réinvestie dans l'écriture, pour nourrir le jugement - qui est le but de la dissertation - mais aussi l'invention. Enfin, une maîtrise effective de la langue exige d'associer la réflexion sur l'expression personnelle à l'observation des modèles.

Ces propositions structurent les nouveaux programmes. Elles appellent une démarche fondée sur des perspectives croisées, des lectures plurielles, et une approche critique de l'histoire littéraire - que les précédents programmes avaient désertée - qui fasse dialoguer le présent et le passé. Enfin et surtout, elles rendent aux professeurs le pouvoir de choisir, au sein d'un cadre commun, les oeuvres qui nourriront le mieux la réflexion de leurs élèves ; ce faisant, elles leur rendent la confiance qui leur est due et l'autorité essentielle en matière d'enseignement.

Le débat s'éveille désormais à l'université ; tant mieux, car la recherche est la condition de toute rénovation. Le conflit éclate, à propos du Capes, entre l'espace des savoirs et celui de l'utilité pédagogique, qui hante les IUFM (instituts universitaires de formation des maîtres). Il est évident que les connaissances fondamentales doivent être premières. Mais il est clair aussi que la question est plus complexe.

Les lettres sont menacées par une conception restrictive de leur domaine ( cf. Philippe Hamon dans votre page « Débats », Le Monde du 16 mars), et il serait néfaste de borner leur rôle à la préparation des concours. Mais, pour ne parler que de celle-ci, elle a tout à gagner à être d'abord renforcée à l'université : en développant des lectures plus nombreuses, en affirmant la maîtrise de la langue comme une priorité majeure, en ouvrant la réflexion culturelle sur l'histoire et la philosophie et, pour l'orientation professionnelle, l'histoire de la discipline. Du coup, le concours s'articulerait mieux au futur métier : par les épreuves de langue et de dissertation à l'écrit, et, à l'oral, par l'analyse de textes et par la réflexion sur l'enseignement des lettres, mais aussi par l'attention enfin portée à la capacité d'exposer et de dialoguer, qui est indispensable à l'exercice du métier d'enseignant.

Or la filière littéraire a aujourd'hui une chance de se donner une identité forte. A la charnière du lycée et de l'université, la terminale L change. La littérature en était absente ; grâce aux efforts de quelques-uns, elle y a conquis sa place ; d'abord réduite à la portion congrue de deux heures hebdomadaires, je vois qu'à force d'obstination elle en aura le double désormais. Preuve, si besoin était, que l'avenir des lettres réside d'abord dans la force des propositions que nous élaborerons. A leur mesure, elles influent aussi sur l'autre question-clef, celle des moyens indispensables.

Le Groupe technique disciplinaire a toujours tenu le débat ouvert, pour rédiger des projets comme pour les amender. Si ce débat s'englue dans le passionnel, il sera vain ; s'il est passionné mais lucide, il sera plus riche d'idées fortes. Hugo a cloué au pilori de l'humour, dans sa préface de Cromwell, ceux qui estiment que les normes importent plus que les hommes : renvoyons-y les dogmatismes, et gardons l'oeil fixé sur le pari de l'école pour tous. L'enjeu essentiel des lettres, « ce sont hommes », le rôle de leur enseignement, c'est de donner les fondements de la pensée et de l'identité. A une époque où l'univers des discours change, elles sont cruciales plus que jamais.

Alain Viala  est professeur de littérature française aux universités de Paris-III - Sorbonne nouvelle et d'Oxford, président du Groupe technique disciplinaire lettres.   par Alain Viala



Le Monde daté du mercredi 22 mars 2000

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