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C'est la littérature qu'on assassine rue de Grenelle

 
Mis à jour le vendredi 3 mars 2000

Il faut en prendre son parti : sur ses projets, le ministère de l'éducation nationale nous informe par rumeurs. S'il arrive qu'on s'inquiète, il dément et rassure. Après quoi il agit : les rumeurs étaient donc des informations. Les dernières en date touchent l'enseignement du français : plus de littérature au collège, plus de dissertation en seconde - et peut-être ensuite en première, pourquoi non ? Si l'on ajoute à cela l'étouffement des langues anciennes - car en ce domaine les rumeurs sont devenues des faits - et l'étouffement des littératures étrangères au Capes recentré sur la seule pratique de la langue, sans parler de la dictée désormais allégée du brevet des collèges et de tant d'autres coups de pioche soigneusement médités, c'est tout un pan de notre culture qu'on met à bas, méthodiquement, sans crier gare.

Entendons-nous bien. Ce mouvement ne date pas d'aujourd'hui. Il remonte sans doute à la fin des années 60, lorsque le premier apprentissage du latin passa de la sixième à la quatrième, lorsqu'une place croissante fut faite à ces « textes d'idées » qu'on demandait aux élèves de résumer et commenter sans aucune expérience des questions de société qu'ils pouvaient évoquer. La littérature, déjà, était traitée sur le même pied que le journal du jour, mais le journal était autrement ouvert à la vie. Proust, alors, en prenait pour son grade, lui qui croyait, l'infortuné, que « la vraie vie, la seule vie réellement vécue, c'est la littérature ».

Une étape ultérieure fut franchie quand cette littérature fut insensiblement dissoute dans l'eau tiède de la « para-littérature », production légère à la mode du jour, superficielle et hâtivement écrite, mais prête à consommer : plus besoin d'ennuyer les élèves avec les subtilités lexicales ou syntaxiques de La Fontaine ou de La Bruyère. Déjà les repères chancelaient, mais les professeurs prenaient encore largement liberté de faire aimer les grands textes qu'on avait su leur faire aimer.

Et surtout, l'on pouvait créditer les ministres d'une intention louable, ou d'une bonne excuse, puisque ces naïfs croyaient qu'il était nécessaire de s'adapter au nombre croissant des élèves dont certains n'étaient guère familiers d'une culture à laquelle leurs familles n'avaient pas pu les préparer. Nous savons aujourd'hui quelle sottise ce fut, et qu'une telle politique allait à rebours de cette égalité des chances qu'elle visait et que nous sommes farouchement décidés à maintenir, ou bien plutôt à rétablir, car jamais elle n'a été plus menacée.

Nous savons en effet que, si la littérature ancienne et moderne disparaît de l'enseignement offert à tous, elle survivra comme un rare privilège et une supériorité sociale dans les familles les plus aisées. Un privilège, parce que seuls les jeunes gens les plus favorisés sauront le plaisir et le surplus d'être que l'on peut tirer de la culture littéraire. Une supériorité sociale, parce que seuls ces jeunes gens auront appris à écrire, à penser et parler avec maîtrise, souplesse et efficacité, quand les autres, plus fragiles, ne sauront vraiment s'affirmer dans leur vie ni leur profession et, faute d'un jugement patiemment aiguisé, seront, comme citoyens, les gobe-mouches des « Temples solaires » à venir.

On supprime la dissertation. Mais il y a beau temps qu'il ne s'agit plus de cet exercice « de classe » naguère vilipendé parce que prétendument fondé sur une rhétorique élitiste. Il s'agit aujourd'hui d'apprendre à écrire, à penser et à construire sa pensée pour la transmettre dans toute la subtilité de ses nuances, sans méprises ni à-peu-près, c'est-à-dire de se préparer à tous les métiers où, oralement comme par écrit, c'est de s'exprimer au mieux qu'il s'agit chaque jour. Nul exercice mieux que celui-là ne permet d'élever au-dessus d'eux-mêmes les élèves les plus défavorisés en même temps que de donner aux meilleurs l'occasion de pleinement s'épanouir. Mais, encore une fois, les plus aisés sauront apprendre ailleurs. Quant aux plus pauvres, ils ne trouveront plus à l'école publique ce que sa mission la plus noble était de leur offrir - et de leur offrir d'abord à eux qui ne pouvaient le trouver ailleurs.

N'alléguons pas Péguy, dont la mère rempaillait des chaises, qui entra rue d'Ulm [à l'Ecole normale supérieure en 1894, NDLR] avant de devenir écrivain, et qui sans la formation de cette école-là ne fût pas - songeons-y un instant - devenu écrivain, ni Camus, aussi pauvre et aussi démuni et qui doit se retourner dans sa tombe, ni tant d'autres encore. Mais enfin, c'est de cela qu'il s'agit. Les petits Péguy d'aujourd'hui sont bien souvent des beurs : quelle plus grande preuve d'estime, d'intérêt et de respect pourrions-nous leur manifester que de leur donner la chance de la culture, au lieu de leur claquer la porte au nez en décrétant : « Pas de littérature pour vous ! » Quelle meilleure chance d'intégration donner aux jeunes immigrés que de leur apprendre le latin et le grec pour qu'ils ouvrent les yeux sur l'unité de cette culture méditerranéenne qui est à la fois la leur et la nôtre ?

Tout à l'inverse, par cette mesquinerie d'agent comptable qui ne voit pas plus loin que le bout de son crayon, on décrète qu'on n'ouvrira pas de classe de latin ou de grec s'il n'y a pas au moins quinze élèves pour y entrer. Entendez bien : cela coûte trop cher ! Mille petits hellénistes coûtent moins que le moindre tronçon d'autoroute, mais que vaut le grec au regard de l'autoroute ? Comment ne voit-on pas qu'ici encore on fait une politique de classe, et qu'on trouvera toujours ces quinze élèves dans les beaux quartiers de Paris, mais sans doute pas dans un collège de La Courneuve ou dans un petit lycée de la Creuse ?

Tant d'aveuglement désespère, mais il faut porter aussi son regard ailleurs, vers l'université. A-t-on seulement tiré la leçon des difficultés que connaissent les Presses universitaires de France ? La vente des essais qui, par priorité, s'adressent aux étudiants, que leurs professeurs écrivent pour eux, a baissé de 40 % depuis dix ans. Pourquoi ? Naturellement parce qu'ils préfèrent photocopier ou emprunter les livres plutôt que de les acheter. Mais également, n'en doutons pas, parce que ces livres qui étaient censés leur apporter le savoir nécessaire à leur futur métier, ces livres sont devenus trop difficiles pour l'immense majorité d'entre eux. Non que les étudiants d'aujourd'hui soient plus sots que nous n'étions, mais parce que, en arrivant à l'université, ils n'ont plus derrière eux la solide préparation qui nous avait déjà formés : on enseigne en DEUG et souvent en licence ce qui naguère s'apprenait au lycée. Monsieur le ministre songe-t-il à laisser les futurs étudiants commencer les mathématiques à l'université ? Certes non. Les mathématiques sont chose trop sérieuse, et à juste titre. Mais la littérature...

Ici encore, la pente glissante est une pente ancienne. Mais ce qui se met en place aujourd'hui est d'un tout autre ordre : c'est la chronique d'une mort assurée et d'une mort préméditée. Que va-t-il advenir de l'université si les jeunes étudiants n'ont pas même acquis dans le secondaire les premiers rudiments de littérature et si on ne leur a pas appris à rédiger la moindre dissertation ? Il adviendra tout simplement ceci que les quatre années qui conduisent au Capes ni les cinq années qui mènent à l'agrégation ne seront suffisantes pour former de jeunes professeurs capables de transmettre à leur tour un savoir solide. Ils quitteront l'université intellectuellement démunis, incapables de répondre à l'attente des élèves et mécontents d'eux-mêmes. Mais n'est-ce pas justement, non simplement ce qu'on accepte, mais ce que plus gravement on médite ?

Accorder plus d'importance à l'oral du Capes comme cela se prépare, amputer les études d'un semestre en faisant passer l'écrit au mois de janvier, voilà un signe qui ne trompe pas. Car c'est aussi bien reconnaître, mais sans le dire trop fort, que le filtre de l'écrit où se repèrent l'aptitude à penser et construire sa pensée, la solidité de la culture et la qualité de l'écriture ne compte plus ; c'est décider clairement que les professeurs de demain ne seront plus des maîtres chargés de transmettre un savoir et toute la rigueur de méthode qu'il suppose, mais des animateurs qui ne parleront plus d'une littérature qui sera pour eux chose passée, mais se contenteront au mieux d'enseigner ce langage ordinaire que Mallarmé comparait à une pièce de monnaie, plate transmission de la plus élémentaire pensée.

Restera la « Fête de la poésie ». N'ironisons pas trop sur cette initiative certainement généreuse et venue d'un homme de culture [Jack Lang en 1992, NDLR]. Mais enfin, comment peut-on fêter la poésie dans la rue et la tuer au lycée ? Fête de la poésie, défaite de la littérature. Ou alors faut-il croire qu'on s'improvise lecteur de poésie, qu'on lit Baudelaire du même regard naïf, impréparé, que l'on jette sur une bande dessinée ? Ou faut-il croire encore qu'on s'improvise poète, un beau soir, dans la rue, sans avoir ouvert aucun livre ? C'est confondre Rembrandt et les dessins d'enfant. Et c'est également ignorer que Rimbaud, que les adolescents admirent tant, commença par des vers latins. Pour ce qui nous concerne, nous qui consacrons notre vie à la littérature, à la joie de l'enseigner à nos étudiants dans l'espoir maintenu qu'elle soit transmise aussi à nos enfants, nous ne saurions accepter un instant que, dans l'ombre de la rue de Grenelle, une main l'efface comme d'un coup de chiffon sur un tableau noir.

Ce texte a été signé par les enseignants (littérature), chercheurs et écrivains : Jean-Christophe Abramovici, Michèle Aquien, Jean-Louis Backès, Marie-Claire Bancquart, Colette Becker, Pierre-Marc de Biasi, Dominique Boutet, Pierre Brunel, Emmanuel Bury, Mariane Bury, Jean-Louis Cabanès, Nicole Celeyrette-Pietri, Jacqueline Cerquiglini-Toulet, Michèle Clément, Antoine Compagnon, Gabriel Conesa, Gérard Dallez, Patrick Dandrey, Jean-Yves Debreuille, Michel Delon, Béatrice Didier, Pierre-Jean Dufief, Martine Dulaey, Camille Dumoulié, Jacques Dupont, Gérard Ferreyrolles, Pierre Frantz, Joëlle Gardes-Tamine, Marie-Christine Géraud, Joëlle Gleize, Jean-Marie Gleize, Monique Gosselin, Florence Goyet, Francis Goyet, Michèle Guéret-Laferté, Yves Hersant, Michel Jarrety, Daniel Lacroix, Franck Laurent, Jacques Le Rider, Jacques Lecarme, Frank Lestringant, Maryvonne Lestringant, Jean-François Louette, les professeurs de lettres du lycée français de Lisbonne et du lycée Jean-Calvin de Noyon, Pierre Malandain, Marie-Thérèse Mathet, Jean-Michel Maulpoix, Elisabeth Maulpoix, Hélène Merlin, Stéphane Michaud, Florence Naugrette, Jean-Pierre Naugrette, Jean-Thomas Nordmann, Marylène Possamaï-Perez, Gilles Philippe, Edgard Pich, Fabrice Poli, Pierre-Louis Rey, Jean-Pierre Richard, Martine Robier, Philippe Roger, Guy Rosa, Mireille Sacotte, Sabine Schneider, Jean-Luc Steinmetz, Jean-Yves Tadié, Anne Wick, Michel Zink. Ont d'autre part apporté leur soutien à ce texte les enseignants et écrivains : Nicole Aboulker, Maurice Agulhon, Elisabeth Badinter, Yves Bonnefoy, Daniel Boulanger, Michel Braudeau, Françoise Chandernagor, Edmonde Charles-Roux, Andrée Chedid, Régis Debray, Philippe Delebecque, Michel Deguy, Florence Delay, Martine Delerm (dessinatrice), Philippe Delerm, Jean Delumeau, Bernard Delvaille, Michel Déon, Louis-René des Forêts, André du Bouchet, Jacques Dupin, ClaudeEsteban, Alain Finkielkraut, Marie Goné, Patrick Grainville, Roger Grenier, Philippe Jaccottet, Alain Jouffroy, Emmanuel Le Roy Ladurie, Gérard Macé, Jean-Luc Marion, André Miquel, Michel Mohrt, Roger Munier, François Nourissier, Pierre Oster, Geneviève Page (comédienne), Jean-Baptiste Para, Jacques Réda, Jean-François Revel, Daniel Roche, Jacques Roubaud, Jean Roudaut, Danièle Sallenave, Laurent Schwartz, Jean-François Sirinelli, Philippe Sollers, Anne de Staël, Salah Stétié, Laurent Terzieff (comédien) Jacques Tits, Marie-Jeanne Tits-Dieuaide, Pierre Toubert, Jean Vautrin, Paul Veyne.



Le Monde daté du samedi 4 mars 2000

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