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  Marc Fumaroli,professeur au Collège de France
Les humanités sont la mémoire vivante du passé

Si les sciences peuvent nous aider à réparer avec prudence ce que l´imprudence a ruiné, elles sont incapables de nous dire où passe la frontière du licite et de l´illicite, du meilleur et du pire, de l´humain et de l´inhumain
 
Mis à jour le lundi 20 novembre 2000

Dans le cadre de l´Université de tous les savoirs, organisée par la Mission 2000, Marc Fumaroli, professeur au Collège de France, a prononcé, mercredi 15 no- vembre, une conférence sur le thème « Les humanités ou la critique de la spécialisation ». Nous publions de larges extraits de cette communication.

Swift, dans les Voyages de Gulliver, décrit l´île de Laputa qui flotte à plusieurs kilomètres au-dessus de la surface terrestre, et où est idéalement réunie la République des savants au travail. De cette altitude où opèrent les sciences exactes et humaines, des informations utiles et précieuses peuvent bien descendre à foison, mais rien ne remplace, au sol, le discernement qui nous fait choisir, dans l´occasion, entre ce qui est humainement meilleur ou pire. Dans l´une de ses fables, dont on trouve déjà une version chez deux auteurs de l´ancienne Grèce, Esope et Platon, La Fontaine raconte et commente l´histoire de l´astronome qui, « lisant au-dessus de sa tête, (…) un jour se laissa choir au fond d´un puits ». Le poète y voit une leçon pour tout « ce que de gens sur la terre nous sommes ».

Ce décalage entre l´ordre scientifique et le discernement dans les choses de la vie est parfaitement acceptable, cependant, lorsqu´il s´agit des sciences de la nature. On peut même dire que, de ce côté, les choses sont claires, le partage des eaux très net. On le voit en médecine, où les méthodes et les résultats des sciences biologiques viennent interférer avec le quotidien humain le plus brûlant, le plus angoissant, le moins facile à réduire en formules : la maternité, la maladie, la souffrance, la vieillesse, la mort. Mais ni les sciences biologiques ni la médecine n´ont de réponse en elles-mêmes et par elles-mêmes aux questions urgentes et parfois tragiques que posent leurs progrès, et les conséquences que les techniques issues de ce progrès peuvent entraîner dans un domaine moral et émotionnel qui échappe pour l´essentiel à leur prise, bien qu´il touche au plus vif et au plus sensible de l´humain.

Cette zone de contact entre, d´une part, le domaine propre aux sciences et aux moyens techniques qui en dérivent et, d´autre part, la quotidienneté proprement humaine est loin de se limiter à la médecine. On peut évoquer l´environnement, l´air que nous respirons, la nourriture que nous mangeons, le climat qui commande nos activités et notre santé. Les sciences de la nature et de la vie ont mis à la disposition générale des techniques, qui, si l´on s´en sert avec intelligence, augmentent nos chances de bonheur et notre espérance de vie. Exploitées avec excès ou cyniquement, elles peuvent aussi endommager gravement le milieu naturel dont dépendent notre santé et même notre avenir commun.

Là encore, s´il est bien vrai que telle ou telle spécialité scientifique peut nous aider à évaluer les avantages et les dégâts, et à réparer avec prudence ce que l´imprudence a ruiné, l´inspiration même à cette prudence et à cette réparation échappe aux experts, elle provient d´une source sur laquelle ils n´ont pas compétence : elle suppose en effet un discernement de ce qui est humain et de ce qui ne l´est pas, de ce qui convient et de ce qui ne convient pas à notre humanité (…).

Mais quoi, me direz-vous, il existe des « sciences humaines » et c´est à elles que nous devons nous en remettre pour décider par où passe la frontière du licite et de l´illicite, du meilleur et du pire, de l´humain et de l´inhumain. L´ennui, c´est que, au fur et à mesure que se sont multipliées les questions posées par les conséquences techniques des sciences physiques et biologiques sur notre propre vie, sur notre existence quotidienne, sur notre vie de relation, sur nos chances de bonheur et de malheur personnels ou collectifs, le crédit immense que l´on accordait, dans les années 60, aux « sciences humaines » et au nom desquelles on a révolutionné l´école et l´université, s´est beaucoup rétréci.

Le désaveu écrasant qui a balayé dans les années 80 la première en date des « sciences humaines », le marxisme, a été le grand symptôme de ce reflux de confiance. Le marxisme se prétendait un savoir objectif et absolu sur l´homme et les sociétés humaines, un savoir enfin capable de répondre rationnellement et pratiquement à toutes les questions laissées en suspens par l´ignorance intéressée et oppressive de l´âge préscientifique. Le démenti infligé au marxisme a ébranlé directement la crédibilité de toutes les autres « sciences humaines » apparues dans son sillage ou refondues à son exemple. Même celles qui se construisirent en marge ou en opposition avec lui, mais qui visaient un magistère scientifique inédit et analogue sur le tout de l´homme, ont été indirectement affectées par le reflux. L´échec du marxisme, et la révélation progressive de son coût terrifiant, a fait éclater l´hiatus tragique entre une prétention scientifique à tout savoir de l´homme et la réalité humaine de tourment, de carnage et de désastres qu´a coûté ce pédantisme mégalomane.

Un aussi terrible échec a jeté le doute sur la possibilité même de faire de l´homme concret l´objet d´une science exacte du même ordre que celles de la nature et de la vie, et à qui nous puissions nous fier sans avoir à décider par nous-mêmes ce qui nous convient ou ce qui ne nous convient pas en tant qu´êtres humains. La résistance au marxisme s´est faite partout dans le monde au nom de la liberté et du discernement humain que seul encourage l´amour de la liberté. Ni le structuralisme, fondé sur une linguistique qui a révélé assez vite ses limites scientifiques, ni l´histoire des mentalités impersonnelles, aujourd´hui désarçonnée et divisée contre elle-même, ni l´anthropologie, elle aussi émiettée en spécialités qui n´osent plus se livrer à de vastes généralisations, pour ne rien dire de la sociologie, n´ont été épargnées par le soupçon qui ronge aujourd´hui le concept même de « science », appliqué à l´étrangeté radicale du sujet humain concret et à sa liberté. Ces sciences humaines ont dû plus ou moins explicitement renoncer à se donner pour guides crédibles et sûrs de ce qui convient à l´homme concret. Elles ont dû faire retour à des spécialisations moins ambitieuses, moins universelles, plus modestes et, tout compte fait, plus utiles (…).

Je me demande si ce n´est pas justement l´exclusion dont les « humanités » ont été l´objet, depuis que les « sciences humaines » ont prétendu se substituer à elles, qui a privé cette humanité, dont tous se réclament, des sources communes où l´on peut puiser pour l´évaluer concrètement et pour y éduquer pratiquement les enfants. Les « humanités » au pluriel, traduction française longtemps en usage d´une expression latine chère à la Renaissance, humaniores litterae, les lettres qui rendent plus humains, désignent à la fois un programme d´éducation qui achemine à l´humanité par l´étude des langues et des textes classiques, et une culture générale qui aiguise et favorise le discernement de l´humain tout au long de la vie (…).

La longue éclipse que viennent de connaître les humanités a eu un grand mérite, celui de rompre des routines, de casser des habitudes. Il a obligé à revenir aux sources, et à voir d´un œil neuf ce que l´on avait cru longtemps aller de soi. Le temps n´est pas à sens unique. Il suffit qu´une orientation nouvelle, imprévisible, surgisse, et le monde se dispose tout à coup à se retourner vers ce qui semblait disparu, se découvrant plus d´affinités avec l´ancien resté étonnamment jeune qu´avec du jeune prématurément vieilli. C´est à mon sens ce qui est en train d´arriver avec les « humanités ».

Si j´en crois mon expérience américaine, l´émergence tempétueuse de la société d´information et de communication qui ravage les bastions de tous ordres construits dans les années 60 a réveillé l´appétit, peut-être à titre de contrepoids, pour tout ce qui échappe à une envahissante technosphère où l´on peut sans doute brûler d´enthousiasme futuriste, mais aussi être atteint de claustrophobie. Les « humanités » classiques, brillamment représentées dans les universités américaines, et revenues à leurs sources, sont prêtes à répondre à cet appétit nouveau des étudiants. Comment l´Europe caricaturalement américanisée, mais dont l´ancien humus (un mot étymologiquement apparenté à humanus et à humanitas) est partout présent et sensible, ne finirait-elle pas elle aussi à éprouver l´angoisse que beaucoup de jeunes Américains aujourd´hui partagent avec Tocqueville : « Le passé n´éclairant plus l´avenir, l´esprit marche dans les ténèbres ».

Un retour d´intérêt pour les « humanités » suppose en effet que soit brisé le tabou que l´on a jeté en France depuis 68 sur le passé. Mais les « humanités » ne sont pas le poids mort du passé. Elles sont au contraire sa mémoire vivante et féconde, notre origine généreuse. La notion latine d´humanitas s´enracine elle-même dans la pensée grecque, pour laquelle le propre de l´homme, c´est la parole qui le révèle à lui-même, qui l´humanise, qui le relie humainement aux autres en société. La parole grecque est un principe d´amitié. Parce que sa spécificité est la parole qui unit et qui relie, l´humanité a vocation naturelle au dialogue, à l´hospitalité, à la bienveillance, à l´amitié, à la clémence. Telle est la norme inscrite dans le programme génétique de l´homme, animal social, politique, religieux, et c´est cette norme qui doit orienter son développement « normal ». Mais ce n´est pas une loi implacable et uniforme, qui lui ôterait sa liberté. Selon les êtres, selon les situations, selon les temps et les lieux, elle peut être plus ou moins bien actualisée, plus ou moins troublée.

L´essentiel est d´en acquérir un discernement durable, avec la part d´ironie, de finesse, de sens du relatif, que cela comporte. Mais ce discernement s´éduque avant même d´entrer dans l´expérience adulte. La parole humaine antérieure nourrit la parole humaine à naître. C´est l´expérience de l´humain que les philosophes, les poètes, les historiens de la Grèce ont confiée à la mémoire dans leurs dialogues, leurs récits en vers, leurs récits en prose, qui nous avertissent de la norme humaine, mais aussi du clair-obscur ordinaire dans lequel cette norme a déjà cherché obstinément sa voie, parmi les singularités, les obstacles, les violences, les accidents, les monstruosités. C´est sur cet humus commun que le sixième sens de l´humain peut croître, et voler à son tour de ses propres ailes (…).

Faire ses « humanités », savoir sa grammaire, sa rhétorique, son histoire, sa poésie, ses arts, sa philosophie, cela n´exclut nullement que l´on devienne ingénieur, technicien, physicien, biologiste, astronome, statisticien, informaticien et même Prix Nobel dans l´une de ces spécialités. On est même en droit de penser que, parmi ces spécialistes, les plus inventifs, les plus créatifs, les plus adaptables au mouvement social et scientifique, aujourd´hui si évolutif, rapide et imprévisible, seront ceux qui se seront très tôt épanouis aux « humanités », et au discernement de l´univers humain concret, qu´elles développent et aident à mûrir.

Marc Fumaroli de l´Académie française

 Né le 10 juin 1932 à Marseille, agrégé

de lettres classiques et docteur d´Etat,

Marc Fumaroli est professeur au Collège

de France où il est titulaire, depuis 1986,

de la chaire « rhétorique et société en Europe

au XVIe et XVIIe siècles ». Il était auparavant professeur à l´université de Paris-Sorbonne.

Il a été élu à l´Académie française en 1995,

au fauteuil d´Eugène Ionesco, et à l´Académie des inscriptions et belles-lettres, en 1998,

au fauteuil de Georges Duby. Membre

du comité de rédaction de la Revue d´histoire littéraire de la France et de Commentaire,

Marc Fumaroli a publié de nombreux

ouvrages, parmi lesquels L´Age de l´éloquence (1980), Héros et orateurs, rhétorique

et dramaturgie cornélienne (1990),

L´Etat culturel, essai sur une religion moderne (1991), L´Ecole du silence (1994),

Trois Institutions littéraires (1994), La diplomatie de l´esprit, de Montaigne à La Fontaine (1994), Le Loisir lettré à l´âge classique (1996),

Le Poète et le Roi : Jean de La Fontaine

en son siècle (1997), et de nombreux articles

et études d´histoire littéraire et d´histoire de l´art.



Novembre. Le 21, Serge Guilbaut, Muséalisation du monde ou californication de l´Occident. Le 22, Alina Reyes, 2001 l´odyssée d´Eros, entre monts et merveilles, répression et régression. Le 23, Roger Chartier, Passé et avenir du livre.

Le 24, René Bonnell, La politique internationale du cinéma et de

la communication. Le 25, Peter Sloterdijk, Finitude et ouverture : vers une éthique de l´espace. Sur

les fondements de la solidarité dans

la forme inclusive. Le 26, Pascal Engel, Sommes-nous responsables de nos croyances ? Le 27, Danielle Hervieu-Léger, La religion et

ses nouvelles formes. Le 28, Claude Birman, Croyance et messianisme. Le 29, Paul Ricœur, La croyance religieuse. Le 30, Marcel Gauchet, Croyances religieuses et croyances politiques.

Les conférences sont données au Conservatoire national des arts et métiers, 292, rue Saint-Martin, 75003 Paris, à 18 h 30 en semaine, à 11 heures les samedis et dimanches.

Du 1er au 21 décembre, elles auront lieu successivement à Lille (faculté de droit de Lille-II), Rennes (faculté des sciences économiques de Rennes I) et Lyon (salle Rameau).





Le Monde daté du mardi 21 novembre 2000

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